interview Bande dessinée

Brigitte Luciani et Colonel Moutarde

©Delcourt édition 2008

En 2007, le one-shot L’espace d’un soir jouait à merveille avec le découpage inhérent au medium bande dessinée, à l’aide d’une astuce narrative originale et diablement maîtrisée.
En ce début 2008, les deux auteurs féminins Brigitte Luciani (au scénario) et Colonel Moutarde (au dessin) récidivent avec un nouveau one-shot, Comédie d’amour, empruntant lui aussi un concept formel enthousiasmant et novateur !
Une petite interview s’imposait…

Réalisée en lien avec l'album Comédie d'amour
Lieu de l'interview : Salon d'Angoulême 2007

interview menée
par
13 janvier 2008

Bonjour ! Pour faire connaissance, pouvez-vous vous présenter ?
Colonel Moutarde : Je suis plutôt cataloguée illustratrice, mais en fait je fais de la BD depuis 2000. Mes dessins ont jusqu’alors été surtout publiés dans la presse féminine, mais aussi dans des ouvrages pour les enfants et dans la pub. En BD, j’ai fait 3 albums chez Dupuis, un album chez PLG et deux albums jeunesse chez Milan.
Brigitte Luciani (avec un petit accent germanique) : J’ai commencé avec des romans et des nouvelles en langue allemande. En France, j’ai commencé à raconter des histoires jeunesse, et je ne me suis mise à la bande dessinée que très récemment. Je scénarise une série chez Dargaud qui s’appelle Monsieur Blaireau et Madame Renarde, avec Eve Tharlet (pour le jeune public). Et donc, en compagnie Colonel Moutarde, 2 albums chez Delcourt : L’Espace d’un soir et Comédie d’amour.

Comment vous-êtes vous rencontrés ?
BL : Par un ami commun… Je cherchais un dessinateur ou une dessinatrice pour un de mes scénarios. Je connaissais le travail de Colonel Moutarde et… voilà.

Comment a germé la création de L’Espace d’un soir ?
BL : J’avais envie de raconter plusieurs histoires en même temps, en une seule, pour pouvoir jouer entre ces différents récits, pour qu’ils se commentent les uns les autres. A un moment, j’ai eu l’idée de l’immeuble et c’était gagné. J’ai longtemps fait mijoter le concept, pour que ça donne plus qu’un simple jeu de formes. Je l’ai écrit jusqu’à la fin pour pour voir si ça pouvait vraiment aboutir à quelque chose d’intéressant. Ce n’est qu’après coup que j’ai cherché la dessinatrice capable de le réaliser.

Colonel Moutarde, avec ton regard de dessinatrice, tu as apporté des choses au scénario de Brigitte ?
CM : Très peu : c’était déjà bien bouclé dès le départ. Il y a juste eu un petit détail…

Le parallèle entre les cases et les fenêtres d’un immeuble est une idée géniale ! C’est tellement évident et inhérent au format de la bande dessinée, pourquoi personne ne l’a eu auparavant ?
BL : Ça s’est déjà fait auparavant, mais jamais sur une histoire complète de 46 planches. C’est un exercice assez difficile… il faut qu’il y ait un autre intérêt que le simple concept du découpage en étages d’immeubles. J’ai bâti le scénario, un peu comme l’architecte a bâti cet immeuble.

On ne lit pas L'Espace d’un soir comme une autre BD, dans un ordre de cases linéaire. On fait des allers-retours avec l’œil de bas en haut, mais ça reste fluide et lisible. Comment avez-vous travaillé pour obtenir cette interaction entre les cases, entre les histoires, pour que tout vive en même temps, sans confusion ?
BL : Avec beaucoup de patience. Une fois que j’ai eu trouvé les différentes intrigues, il a fallu étaler le scénario tout en longueur, sur un mur, comme on fait une partition de musique ou un film par exemple. Cela m’a permis de vérifier que les personnages étaient toujours aux bons endroits, pour qu’il y ait toujours quelque chose qui se passe partout. Vue la complexité de la chose, cette phase là du travail a été assez longue. C’était relativement facile de faire un premier jet où ça se passait à peu près bien, mais pour que ça devienne vraiment riche, il a fallu mettre « de l’huile », et encore, et encore … et vérifier en permanence qu’il n’y avait rien qui coinçait.

Ça a été facile, Colonel Moutarde, de réaliser graphiquement cette partition ?
CM : Oh oui, super facile !
BL : Chez Moutarde, tout est toujours facile ! Elle a trop de génie cette fille !
CM : Le plus dur du travail, c’était son travail à elle… De mon côté, je n’avais qu’à suivre ses instructions. Je me suis beaucoup amusé. La facilité tenait surtout au fait qu’il n’y a qu’une unité de lieu. Le plus gros du travail, ça a été sur les premières pages, pour déterminer le type d’appartement que les protagonistes devaient avoir. Et puis pour trouver la physionomie des personnages. Mais une fois que tout cela été fait, il n’y avait plus qu’à dérouler, en roue libre… Mais ce travail là, de toute façon, on doit le faire pour n’importe quel album.

Quels sont les retours des lecteurs vis-à-vis de cet album ?
BL : Les avis sont très positif, donc ça fait du bien.

Pourquoi cette cruauté extrême envers Frank Carpentier ? C’est le vrai couillon de l’histoire !
BL : (Rires) C’est touchant, non ?

Quel est votre personnage préféré ?
BL : Je les aime tous énormément, mais il y en a un qui est effectivement plus proche de moi…

Jade ? Parce qu’elle n’est que positive ?
CM : (rires) C’est effectivement un personnage important. Mais moi par exemple, mon personnage préféré, c’est Marie. Le personnage le plus étonnant.
BL : Pour moi le personnage le plus important, c’est l’architecte, Pierre. Par contre, il est vrai que Sandra, Jade ou même Marie sont des personnages très positifs.

Comédie d’amour est-elle la suite de L’Espace d’un soir ? Comment définissez-vous cette seconde histoire, en lien avec la première ?
BL : Les deux histoires sont complètement indépendantes l’une de l’autre. Le seul lien entre les albums est peut-être une certaine approche narrative. Nous racontons une histoire. Mais en plus de ça, j’essaie de rendre visible la réflexion sur la narration que j’ai parcourue. Et puisque je thématise cette réflexion, elle entre dans l’histoire même.

Pourquoi avoir choisi le personnage de Jade ?
BL : Je crois que tout le monde en est tombé amoureux, le Colonel et moi inclus. Je m’attache à mes personnages, alors je veux bien passer un peu plus de temps en leur compagnie !

Une nouvelle fois, vous trouvez une astuce narrative qui joue et se joue du « medium Bande dessinée »… Comment en êtes-vous arrivé à définir ce nouveau « concept ».
BL : Nous abordons dans Comédie d’Amour des thèmes qui sont des grands classiques : d’un côté l’auteur qui à des problèmes avec son personnage, et de l’autre côté le personnage paranoïaque qui découvre qu’effectivement, le monde qui l’entoure est complètement truqué. J’avais une fois essayé de faire une nouvelle dans cet esprit – mais je n’étais pas contente du résultat. Ça restait raide et artificiel. Or en BD, il y a la barre narrative qui vole juste au-dessus des têtes des personnages et qui m’intrigue toujours. Dans la case, elle donne corps au narrateur. Et qui dit corps dit interaction possible ! Jade peut donc littéralement se bagarrer avec ce narrateur. Elle peut même le kidnapper et lui piquer sa place ! La BD nous offre l’occasion de parler des choses qui sont extrêmement complexes d’une manière ludique et légère.

Le touriste-tour n’est-il pas trop ostentatoirement accessoire ? (Paris se résume ici en 3 cases : l’arc de triomphe, la pyramide du Louvres et Notre Dame)
BL : Oui, on joue le cliché à fond !

Col. Moutarde, ton dessin semble moins « peaufiné » que sur le précédent Espace d’un soir… Est-ce difficile de sortir de l’huis-clos ou de mettre en scène une panoplie moindre d’acteurs ?
CM : J'aurais préféré que vous ayez l'élégance de dire que vous trouviez le dessin moins réussi, plutôt que de sous-entendre que j'ai bâclé mon travail, ce qui n'est pas le cas. Je fais de mon mieux mais je ne suis pas la reine du décor, j'adore travailler avec Brigitte, je ne vois pas l'intérêt de faire moins bien. Avec Brigitte et notre éditeur, nous avons même longuement parlé de l'intérêt de certaines subtilités d'encrage concernant le changement dans la narration. Peut-être que toutes ces subtilités ne se voient pas, mais nous avons essayé de « peaufiner », huhu !

Notamment, j’ai trouvé que Jade, de face, n’était plus du tout la même de profil (on ne la voyait pas sous cet angle dans L’espace d’un soir). Ça ne la vieillit pas un peu ?
CM : Je m'inscris en faux devant cette déclaration. On la voit déjà ainsi dès la page 4 de l'Espace d'un soir ! Je sais bien que j'ai une façon un peu particulière de dessiner les profils, qui n'est pas du goût du plus grand nombre. En même temps, c'est la mienne et l'important c'est que le personnage de Gwen tombe amoureux d'elle et pas le lecteur (sinon on ne va plus s'en sortir de cette histoire de mise en abyme du lecteur qui tombe amoureux du personnage et qui se retrouve dans l'album qui suit...). Je suis navrée pour vous qu'elle vous plaise moins, mais je ne suis pas sûre que j'ai vraiment envie qu'on la trouve hyper jolie. Je ne fais pas des albums pour que cela « plaise » au lecteur (de plus, je n'ai pas forcément les mêmes goûts esthétiques que le lecteur ; celle qui me plaisait le plus à dessiner dans l'Espace d'un soir, c'est Sandra, la maman avec son gros cul !...) Finalement, Jade, c'est une vraie Parisienne, un peu distante, une fille qu'on aimerait trouver charmante de bout en bout mais qui sait vous garder à distance. Ça me convient, je déteste ces héroïnes qui sont des icônes de glamour qu'on placarde sur le mur et dont on collectionne les ex-libris. C'est une vraie fille, certains jours elle n'est pas jolie…

Vous lancerez-vous dans une troisième histoire empruntant le même « concept » (j’entends par concept les éléments récurrents aux deux albums : un personnage récurrent, une histoire d’amour, une astuce « technique »)
BL : J’avoue, je suis en train d’écrire autour d’une autre idée…

On peut avoir un scoop ?
BL : Vous allez reconnaître d’autres visages, déjà vus dans l’Espace d’un soir.

Quels sont vos projets, en matière de bande dessinée, ensemble et/ou séparément ?
BL : Un troisième album de Monsieur Blaireau et Madame Renarde avec Eve Tharlet pour l’automne. Et donc un troisième album avec Colonel Moutarde début 2009.
CL : un 2ème tome de la BD des Filles chez Dargaud.

Si vous étiez un bédien, quelles seraient les BD que vous auriez envie de faire découvrir aux terriens ?
CM : Mademoiselle Sunnymoon de Blutch. Il y a tout dedans…
BL : Les BD de Mawil. C’est un auteur allemand qui est publié en France chez Six pieds sous terre.

Si vous aviez le pouvoir de vous transporter dans le crâne d’un autre auteur de BD, chez qui choisiriez-vous d’aller voir ?
CM : Blutch ! Ou Lewis Trondheim…
BL : Colonel Moutarde ! (rires)

Un grand merci à toutes les deux !