interview Bande dessinée

Charles Masson

©Casterman édition 2011

Chirurgien O.R.L, Charles Masson surprend son monde lorsqu’il publie en 2003 chez Casterman Soupe froide, l’histoire poignante d’un sans logis. Nourris par ses propres expériences, entre autres professionnelles, servi par un trait brut et sensible mais surtout rythmé par un sens inné de la narration, ses récits sont de véritables petites leçons d’humanité. La preuve en 2009 avec Droit du Sol, unanimement salué par la critique et le public.

Réalisée en lien avec l'album Droit du sol
Lieu de l'interview : Festival d'Angoulême 2011

interview menée
par
22 février 2011

Charles Masson, bonjour !
Charles Masson : Bonjour !

Pour faire les présentations, pourriez-vous nous raconter votre parcours atypique dans le monde de la bande-dessinée, et comment vous êtes arrivé à faire des albums ?
CM : J’ai 41 ans et je dessine depuis tout petit, comme la majorité des dessinateurs. En fait, c’est toujours ce principe, c’est qu’à 5 ans on apprend à lire, il y en a qui arrêtent de dessiner et il y a ceux qui continuent, ceux qui deviennent dessinateur. Moi j’ai continué à dessiner. Non seulement je dessinais, mais je lisais aussi des bandes-dessinées. A 10-12 ans j’ai commencé à les faire moi-même et je voulais en faire mon métier. Puis les études m’ont amené ailleurs, je suis devenu médecin - chirurgien O.R.L. - mais mon but dans la vie était aussi de ne pas m’arrêter de dessiner. A la fin de l’internat, quand j’ai su opérer par exemple, je me suis remis à dessiner dans le but de me faire éditer. C’est vrai que vers 16-17 ans, je faisais essentiellement de la fiction, j’inventais des histoires, puis à partir de 25 ans, j’avais une quantité d’histoires qui m’étaient inspirées du cru de ce que j’avais vécu. C’est là que j’ai commencé à faire des histoires effectivement un peu insolites, particulières où je raconte le quotidien, je raconte des vies, des tranches de vie de soit ce que j’ai vu ou soit de ce que j’ai perçu.

Pourquoi ce choix ? Qu’est-ce qui vous intéresse dans la « tranche de vie » ?
CM : En fait ce qui m’intéresse c’est de discuter avec des gens que je connais peu et d’arriver à un moment où ils se dévoilent. C’est là où ça devient vraiment intéressant ; c’est-à-dire que, par exemple, si l’on passe du temps à discuter avec quelqu’un (que ce soit alcoolisé ou pas d’ailleurs) il y a toujours un moment sur des questions où l’on se rend compte que n’importe quelle personne est merveilleuse, qu’elle a quelque chose de sensationnel à raconter et ça j’aime bien, moi, le raconter.

L’humanité…
CM : Oui, voilà. Les grandes fresques ne m’intéressent pas mais plutôt le petit moment où quelqu’un va vous raconter son émotion, où il va avoir un petit voile dans la voix, où l’on sent qu’il va avoir du mal à aller plus loin parce qu’il raconte quelque chose qui lui tient à cœur, ça c’est merveilleux. Je l’ai assez fréquemment vécu dans la vie, car j’aime bien discuter avec les gens. Et puis je le retrouve aussi, de temps en temps, en consultations ; on a des gens avec qui on prend plus de temps, on va prendre 20 minutes de plus pour discuter et l’on a des instants absolument merveilleux et ça j’aime bien le raconter.

Votre dernière BD parue chez Casterman s’appelle Droit du sol, c’est une bande-dessinée qui traite de la vie à Mayotte. Pourquoi ce besoin de raconter Mayotte ?
CM : En fait, entre 2004 et 2008 j’allais à Mayotte 2 à 3 fois pas an pour faire des remplacements en tant que médecin. Quand je suis arrivé en 2004 c’est une île qui m’a plu, j’ai eu un coup de foudre pour sa beauté et sa population que j’aimais beaucoup. C’est un petit bout de la France « africaine », c’est une ambiance un petit peu particulière et j’ai rapidement dit à Casterman que j’allais faire un bouquin, mais je n’avais pas d’idée précise. J’ai accumulé les anecdotes, j’ai regardé comment ça se passait et c’est vrai qu’au début j’allais en faire quelque chose d’assez positif ; c’était un endroit oublié de la France donc il s’y passait des choses un petit peu bizarres, hors la loi. Il y avait une grosse population qui était sans papiers, clandestine, qui venait des autres îles, des 3 autres îles des Comores et de Madagascar. Cette population vivait en harmonie avec les gens sur place qui s’appellent les Maorés et les Mzungus (les Blancs). Petit à petit, avec les changements politiques qui sont intervenus en France, la situation s’est dégradée, s’est déséquilibrée complètement. Notamment, tous ces gens qui étaient sans papiers, et qui s’en fichaient parce qu’ils étaient là depuis des siècles, sont devenus indésirables. On a décidé de les mettre à la porte, on a commencé à les expulser, à faire du chiffre. Cela représente 60% des expulsions en France. On est passé d’une situation de pauvreté (parce que les gens étaient déjà pauvres, ce n’est pas une surprise) à une situation de grande misère avec des gens qui ont commencé vraiment à mourir de faim et à avoir des conditions de vie qui deviennent vraiment insupportables. Dans cette situation devenue atroce, il y a eu pour moi un événement déclencheur que je raconte à la fin, dans les 4 dernières pages, qui a cristallisé tout le scénario, toutes les histoires que j’avais entendues, tout ce que j’avais vécu là-bas. J’en ai fait un livre qui, en fait, est un décor de théâtre pour raconter une seule scène : ces 4 dernières pages.

Depuis la sortie de Droit du sol, le statut de Mayotte a changé ou va changer. En tous cas, on a demandé aux habitants de se prononcer, qu’en pensez-vous ?
CM : Pas grand-chose… pas grand-chose. Que les gens aient accepté le principe de la départementalisation ça paraît absolument évident parce ce quand on vous demande de changer de qualité de vie pour quelque chose de meilleur vous êtes toujours d’accord. Mais ça c’est pour la population « officielle » de Mayotte. Les autres, on ne leur a pas franchement demandé leur avis et on a continué à les expulser. Moi je suis très dubitatif, je n’ai pas d’avis… et à la rigueur ce n’est pas une notion d’avis. Pour moi, en 2004, la situation me paraissait plutôt équilibrée à Mayotte et j’aimerais bien que l’on revienne à un équilibre. Je ne suis pas persuadé que la départementalisation rééquilibre les choses.

Au début de l’entrevue vous parliez de cette volonté de toujours aller chercher dans les histoires des autres la part d’humanité, c’est quelque chose qui a vraiment rythmé votre manière d’aborder ce sujet et la façon dont vous l’utilisez pour la narration ?
CM : Ah oui ! Moi ce que j’aime ce sont les petits instants, c’en est truffé de partout. De la même façon, en musique, j’aime les voix qui sont à la limite, qui vibrent et qui sont prêtes à casser. J’aime bien les instants d’émotions pures, j’aime l’émotion. Même chez des gens qui spontanément paraissent froids et donnent l’impression de ne pas avoir cette émotion j’aime bien aller chercher pour en trouver. Quand je faisais de la cancérologie, lorsque j’étais en métropole, ce qui était vraiment intéressant c’était de voir des gens qui, quand ils sont debout, deviennent excessivement humains et sensationnels. Dans un service « fin de vie », on n’a que des gens extraordinaires, des gens qui ont tout compris, tout ce qui est superficiel est évacué, les sentiments se vivent vraiment. Quand on vous dit « je suis content de vous voir », c’est réel, il n’y a pas d’ironie : elle est mise de côté.

Comment techniquement vous y êtes vous pris pour faire Droit du sol ?
CM : J’ai arrêté de dormir ! (sourire). Je ne le conseille à personne ! Mais ce qui a changé un peu ma vie en bande-dessinée c’est l’apparition de l’informatique qui me permet d’aller très vite. Par exemple, j’écris mal (les médecins me comprennent, bien que je ne fasse pas partie de ceux qui écrivent le plus mal) et j’ai une police de caractères que j’ai faite moi-même, donc je tape vite et j’arrive à cadrer où je veux le texte, à modifier la taille de la police, pour le mettre dans les cases. Puis cela permet aussi au niveau du dessin de le modifier quand on l’a un peu foiré. C’est un gros gain de temps. Grâce aux techniques de scannage que tout le monde connaît maintenant, ça permet de garder des dessins qui spontanément n’auraient pas été bons, pour mettre en case puis on les retravaille pour les insérer ; on n’a pas besoin de faire 50 fois le même dessin, on fait une fois le dessin et l’on s’en sert pour l’insérer. Cela permet de faire 4, 5, 6 planches par jour quand on a la forme.

Vous avez également un découpage qui rend extrêmement lisible et fluide l’ouvrage malgré les 440 pages qui peuvent au départ paraître un petit peu « repoussantes ». Est-ce quelque chose de pensé, d’intuitif ? Avez-vous d’abord créé chaque morceau d’histoire ou tout s’est-il enchainé comme ça ?
CM : Là, ce sont 4 personnages dans 4 temps particuliers, donc ça fait 16 chapitres avec des personnages qui se rencontrent les uns les autres, en permanence. Quand on est dans l’histoire de l’un, il y a l’autre qui apparaît et c’est une construction qui m’amusait en fait, j’ai vraiment joué avec ça. Ça tient aussi à la situation de Mayotte qui est une toute petite île, où il n’y a que 150 000 habitants, 30 000 Mzungus (hommes blancs comme vous et moi) et qui se rencontrent tout le temps. Vous sortez le samedi soir à Mayotte, vous allez sûrement rencontrer toutes les personnes que vous voulez voir parce que le samedi soir, tout le monde sort et se retrouve à 3 points particuliers. Donc, ça a été un jeu de construction. Je faisais des petits tableaux où je me disais « dans telle circonstance il faut faire réapparaître ce personnage » et je faisais une page où je savais où j’allais le mettre. Mais en ce qui concerne ma narration, elle est très simple. J’ai un but qui est clair : ne pas perdre mon lecteur. C’est-à-dire que je n’ai pas un dessin qui est assez joli pour pouvoir l’arrêter sur un dessin. Si on dessine comme De Crécy ou comme Bernard Yslaire, comme les superstars de la bande-dessinée qui ont vraiment des dessins sur lesquels on a envie de s’arrêter, j’imagine qu’on doit faire sa narration en se disant « de toute façon on va s’arrêter sur ce dessin puis on repart après ». Moi, j’ai des dessins que je ne considère pas assez forts, donc il y a des « hameçons » un peu partout qui fait que j’ai un système narratif qui ne s’arrête pas. Le but c’est d’aller du début à la fin avec un petit hameçon au bout de la langue sans s’en rendre compte.

Oui… ça marche très bien, je confirme !! Le choix du noir et blanc ?
CM : Initialement on devait faire de la couleur, enfin une couleur en bichromie. Ça coûte très cher de faire de la quadrichromie, c’était compliqué. On devait le faire en bichromie, mais je ne savais pas au niveau de la pagination comment je m’en sortirais. Puis à la fin, quand je suis arrivé au bout des 440 pages, j’ai fait mon calcul et je me suis rendu compte que j’aurais 1200 vignettes à coloriser et j’ai abandonné. J’étais fatigué, je n’avais pas dormi pendant 6 mois. Pour la réalisation du livre, au niveau du dessin, j’ai commencé en février et fini en octobre. J’ai fait 440 pages en 8 mois, c’était une gageure et je n’avais plus la force de faire les couleurs.

Vous parlez justement du travail que cela représente pour vous de faire une bande-dessinée, quelle est la part de votre activité dans la BD par rapport à vos autres activités ?
CM : Je passe les deux tiers de mon temps à faire de la bande-dessinée et un tiers à faire de la médecine, en sachant que je travaille la nuit et les week-ends. La bande-dessinée je la fais les week-ends, les après-midi et pendant la nuit. Je passe donc plus de temps à faire de la bande-dessinée que de la médecine. Au niveau du temps c’est comme ça, au niveau de l’apport financier c’est l’inverse !

Quelles sont vos influences en BD ?
CM : Historiquement, quand j’étais petit, Tintin, c’est évident pour la narration et puis Tintin pour Tintin. « Monsieur » Hergé, c’est un truc incroyable. Puis en grandissant, il y a des dessinateurs comme Pierre Tranchand que j’ai beaucoup aimé quand j’avais 16-17 ans, comme Serge Clerc et Yves Chaland. Quand j’ai commencé à faire vraiment de la bande-dessinée pour être édité, je me suis orienté plutôt vers les maîtres du noir et blanc, que ce soit Breccia, Battaglia ou Toppi, les Italiens. Actuellement j’ai encore des influences. Là, par exemple, je vais aller acheter le livre de Vatine qu’il a fait chez Soleil… C’est la première fois que j’achète un livre de chez Soleil mais c’est Olivier Vatine et je suis obligé de l’acheter ! J’ai acheté mon premier Lanfeust de Troy pour Vatine. Vatine, c’est extraordinaire.

Si vous aviez le pouvoir de pénétrer dans le crâne d’un auteur de bande-dessinée pour voir un petit peu comment il fonctionne, quel auteur choisiriez-vous ?
CM : Oh, je ne sais pas… Nicolas de Crécy pour arriver à comprendre pourquoi il dessine aussi bien, comment il arrête son trait… Mais je ne sais pas si c’est dans la tête, il me faudrait peut-être 2 ou 3 vies pour dessiner aussi bien, je ne sais pas comment ça se passe. Surtout le dessin… il faut beaucoup travailler, il faut dessiner plus de 5 heures par jour. Par exemple sur le livre Droit du sol, j’ai vraiment travaillé entre 8 et 15 heures de dessin par jour et c’est clair qu’on fait des progrès. Dans la prochaine BD que je suis en train de faire je passe aussi pas mal de temps. Et plus on passe de temps, plus on dessine bien. C’est un bonheur et ça ne s’arrête pas, je suis dans une phase où je progresse et je suis vraiment content. Moi je n’ai pas fait d’école d’arts, puisque je suis allé à la fac et je me mets maintenant à faire de l’art, à dessiner des nus tous les mardis soirs. J’ai acheté mes craies sèches et je n’attends qu’un truc c’est de retourner à la Réunion pour faire mes nus ! Je ne sais pas ce que ça donnera dans quelques années, on verra !

Pouvez-vous nous parler de vos projets bande-dessinée ?
CM : Là je suis sur un projet pour Futuropolis qui sera l’histoire d’un amour qui foire. Je n’en ai pas fait le scénario, c’est un scénario original d’une scénariste, une fille, qui raconte une histoire d’amour. C’est intéressant parce que ce n’est pas la même vision que nous, en tant qu’hommes, qui ne comprenons d’ailleurs pas toujours tout ce qui se passe dans une relation amoureuse et je fais quelque chose de beaucoup plus graphique. C’est-à-dire que je me donne à peu près le même temps que pour Droit du sol, mais là je n’aurai que 140 pages. Je passe du temps, je peaufine, je reviens sur des dessins volontairement, je les recommence s’ils ne me plaisent pas, il va y avoir des couleurs : cela va être un livre beaucoup plus traditionnel.

Pour revenir sur Droit du sol, la BD a plutôt eu un bon accueil, cela vous a-t-il surpris ?
CM : J’aurais été vraiment déçu si ça n’avait pas intéressé parce que, sans me prendre pour Dieu ni avoir d’attitude messianique, je raconte quelque chose d’assez fort. Je suis conscient que les 4 dernières pages ont été rarement racontées. Je n’ai pas eu l’impression d’en tirer partie, de raconter une histoire absolument apocalyptique pour me mettre en avant. Là, c’est vraiment le bouquin. Pour les prix, ce n’est pas Charles Masson qui les reçoit, c’est vraiment le bouquin qui a un prix. Si effectivement j’étais passé à plat et que personne n’avait parlé de ce bouquin j’aurais été malheureux de me dire que ça n’intéressait personne. Là, ça intéresse les gens, je suis super content. Je me souviens d’une journaliste dont je tairais la chaîne qui, au cours d’une interview comme ça, s’est mise à pleurer parce qu’elle venait d’avoir un bébé et qu’elle avait lu le livre 2 jours avant, qu’elle revivait le truc… parce que c’est à pleurer cette histoire, non ? Voilà, ça me plait quand-même que des faits aussi marquants intéressent les gens. Puis il y a un énorme travail de communication par l’éditeur que je ne peux que remercier. Après, ça devient presque mécanique, c’est quelque chose de bizarre mais je suis content.

Et bien en tout cas nous avons passé un bon moment de lecture, merci Charles Masson !