interview Bande dessinée

David Vandermeulen

©Delcourt édition 2010

Rares sont les titres conjuguant originalité graphique et profondeur scénaristique. Jugés comme de véritables ovnis, ces derniers rencontrent souvent un accueil – public notamment – mitigé. Fritz Haber fait sans doute exception. Le biopic signé David Vandermeulen consacré au chimiste allemand éponyme, père des fameux gaz dits « moutardes » utilisés au cours du premier conflit mondial, fait l’unanimité. Plus qu’une plongée saisissante en des temps révolus, c’est une véritable aventure humaine qui est proposée au lecteur, un nouveau regard porté sur notre identité contemporaine…

Réalisée en lien avec l'album Fritz Haber T3
Lieu de l'interview : Festival d'Angoulême

interview menée
par
30 décembre 2010

Pour faire connaissance, je te laisse te présenter : ta vie, ton œuvre, comment en es-tu arrivé à faire de la BD ?
David Vandermeulen : J’ai commencé en 1997 en faisant de la bande dessinée minimaliste, que je vendais et distribuais moi-même. C’est comme ça que j’ai découvert ce secteur, je venais présenter mes productions dans les grandes villes comme Paris ou Marseille. J’ai vu dans le même temps qu’il existait une édition indépendante comme les Requins marteaux ou 6 pieds sous terre. Puis de fil en aiguille et un peu au hasard, sans vouloir être carriériste, je me suis dit qu’il fallait que je continue dans cette voie, vu que les gens semblaient apprécier mes travaux. Mes débuts étaient plutôt des choses légères, humoristiques. Ce n’est qu’ensuite que je me suis autorisé à faire quelque chose de plus sérieux. Mes cinq premières années m’ont donné une confiance en moi et une certaine maturité.

La série Fritz Haber, semble partie pour durer 4 tomes…
DV : Ce sera peut-être 5 en fait. Voir 6. En fait, je ne sais pas, cela devrait approcher les huit cent pages à vue de nez. J’ai ma structure évidemment, je m’arrête à la mort de mon personnage, mais je découvre de plus en plus de choses au fil de mes lectures. J’approfondis période par période, mais pour le moment, je tablerais sur 5 tomes !

Pourquoi avoir choisi ce « héros », si peu connu aux yeux de tous ? Comment l’as-tu découvert ?
DV : En fait, c’est un personnage inconnu, totalement oublié. Même les milieux scientifiques ou universitaires, où j’ai été amené à parler de lui, ne le connaissent quasiment pas. Je l’ai découvert dans un article d’une revue scientifique, La recherche je crois, qui résumait sa vie en 4 pages. Cet article était très condensé et j’ai trouvé cela fascinant. J’ai eu envie de fouiller un peu et j’ai trouvé quelque chose de beaucoup plus complexe, qui ne pouvait se résumer en 4 pages. En fait, Haber est un personnage extrêmement intéressant parce qu’il est d’une dualité extraordinaire : il est à la genèse d’une multitude de choses qui font notre monde d’aujourd’hui. Il a été le premier à transgresser l’éthique scientifique, puisqu’il fut le premier à utiliser les gaz chimiques ; il a été le père de la guerre chimique moderne. C’est aussi quelqu’un qui a eu un important problème d’identité, comme beaucoup de juifs allemands de l’époque : il était fondamentalement patriotique et en même temps, il avait des contacts très étroits avec l’intelligentsia juive. Il cachait autant aux juifs qu’aux allemands, il fut en permanence sur le fil du rasoir. Il est aussi à la base du capitalisme moderne, puisqu’il a amené la science à l’industrie. Il a eu également un prix Nobel pour la création de l’ammoniaque à grande échelle, qui a permis de fertiliser les terres et donc d’éviter les famines. Ce que l’on dit moins dans les livres d’histoire, c’est que son invention a permis à l’Allemagne de faire des obus, sans faire appel au guano chilien et qu’il a été à la source de la première guerre mondiale : sa création a offert à sa patrie le moyen d’user d’une politique arrogante envers les autres pays. Voilà pourquoi Fritz Haber : parce qu’il était au cœur de tous les mouvements et changements de la modernité telle que nous la connaissons aujourd’hui. Lorsque l’on s’intéresse à Haber et à son environnement, on perçoit d’une façon nouvelle les jalons qui ont fait notre réalité.

Concernant Fritz Haber, s’il est si peu connu des milieux universitaires, ne t’éloignes-tu pas d’une vérité historique qui semble t’être si chère ?
DV : Non, parce qu’il existe tout de même assez de littérature le concernant, mais ce sont principalement des sources étrangères, allemandes ou américaines. Je reste très pointilleux et je traite mes sources avec la meilleure rigueur dont je suis capable. Lorsque je dis que Haber n’est pas connu des milieux universitaires et scientifiques, je pense plus particulièrement aux personnes qui évoluent dans ces milieux actuellement, dans les écoles, dans les laboratoires, etc. Lors de mes diverses rencontres avec des étudiants ou des professionnels de la science, enseignants, professeurs ou chercheurs, j’ai été relativement étonné du peu de connaissance historique du monde scientifique. Avec la spécialisation de plus en plus grandissante, la culture scientifique, l’histoire des sciences mais aussi et plus étonnamment encore l’éthique, sont devenues des matières qui ont pris de moins en moins de place dans les programmes. Ce constat met en lumière le problème grandissant de la professionnalisation des scientifiques : vu qu’il y a de plus en plus de chercheurs, de plus en plus de compétition, ce secteur n’a plus le temps. La preuve en est que le mot « savant » n’est plus employé pour définir le scientifique : ils sont définitivement finis les temps d’avant-guerre où un scientifique était à la fois chercheur et philosophe. C’est un travers paradoxal de la science, en somme : plus elle progresse, moins elle a de temps pour penser sa raison d’être.

Copyright David VandermeulenLa série donne lieu à un site et un blog sur le web, considérablement alimenté par les internautes (en papiers très pointus et remarquables). Une volonté de ta part ? Une aide pour toi ? Ton public se résume-t-il à des spécialistes férus d’Histoire ?
DV : C’est amusant que tu penses cela parce que derrière mes blogs et mon site, il n’y a que moi ! Personne d’autre n’intervient, en fait. Et lorsque l’on peut voir parfois quelques autres signatures que la mienne, ce sont généralement les préfaciers des ouvrages qui ont fait ma bibliographie, c’est à dire les livres dont je me suis servi pour établir mon scénario. Ce ne sont donc pas des internautes, puisque la plupart de ces gens sont morts depuis longtemps. C’est simplement moi qui retranscris pour le net leurs préfaces ou leurs avant-propos. Ce sont d’ailleurs souvent des textes devenus introuvables, même dans les bibliothèques en ligne. Sinon, je ne pense pas que mes lecteurs soient particulièrement spécialistes. Ma bande dessinée est historique, certes, mais cela reste pour moi un prétexte. Le but est avant tout de soulever des questions éthiques, politiques et philosophiques, et de ce fait, j’estime que mon boulot est fait pour parler à tout le monde. Enfin, c’est du moins comme ça que je l’entends. Le site et le blog ont deux raisons d’exister. D’une part, je voulais apporter aux lecteurs un appareil pédagogique, puisque je sais que l’Allemagne des années 1880-1910 n’est pas un sujet que les lecteurs francophones de bande dessinée maîtrisent habituellement. Et d’autre part, je me suis rendu compte que je suis resté avec une masse tellement importante de notes et d’informations, que je n’ai pas pu les placer dans mon récit. Parce que la BD, c’est avant tout de la synthèse et que tout ne sait pas être dit, l’envie de partager tout ce travail m’a incité à le publier. L’idée de joindre un dossier à la fin de bande dessinée a été abandonnée parce que j’ai compris que le dossier allait vite dépasser la pagination des planches. Et finalement, avoir mis le dossier sur Internet aura été la meilleure idée. Avec ce système, les gens peuvent aller voir ce travail si bon leur semble.

La série est très documentée et l’on a parfois l’impression devant cette surenchère de détails que tu aurais pu en faire un livre, surtout que tu as déjà sorti quelques livres…
DV : Effectivement, cela m’est venu à l’esprit dès que j’ai eu vent de cette histoire et qu’elle a commencé à me parler. Quand j’ai vu l’ampleur de l’histoire, je me suis dit qu’il faudrait que j’en fasse quelque chose de littéraire. Cela a été mon envie première mais pour des raisons bassement économiques, j’ai voulu profiter du petit nom que je m’étais déjà fait dans la bande dessinée. Je savais dessiner et venir avec un projet littéraire aurait été risqué, car je ne connaissais à l’époque personne dans ce milieu. Et puis il y avait un beau pari à faire : celui de me donner pour défi de parler de choses complexes en bande dessinée. Car évidemment, je ne peux pas tout dire par le biais de la bande dessinée. Peut-être qu’un jour, lorsque la série sera terminée, si l’envie m’en vient et que cette histoire me passionne toujours, alors peut-être ferai-je une adaptation littéraire plus poussée, pourquoi pas.

Tout est déjà écrit niveau scénario ?
DV : J’ai un squelette avec quelques petites parties de dialogues, mais mon découpage n’est pas fait. Heureusement, sinon je m’ennuierais.

Au niveau influence, on peut parler du cinéma muet…
DV : Oui bien sûr ! Chaque fois que je fais un livre, je me dis qu’il doit être radicalement différent des autres. Je n’ai pas envie de faire école, donc chaque fois que j’envisage un livre, je le pense différemment. Pour Fritz Haber, je me suis dit : et si la UFA (cinéma allemand) avait produit un roman photo d’un de ses films, qu’est-ce que cela aurait donné ? C’est donc pour ça que l’on trouve des cartons cinéma qui répondent aux sous titrages des films contemporains. Il y a aussi des passages des Nibelungen de Fritz Lang, qui est un des grands succès de la UFA des années 20, et qui sont de vraies images du film que j’ai réellement retravaillés sans vraiment les modifier.



Pour tes dessins justement, quelle technique utilises-tu ?
DV : Ce sont des aquarelles à l’eau de javel. C’est une technique chimique pour raconter l’histoire d’un chimiste.

Et pas à l’ammoniaque (rires) ?
DV : Cela aurait été beau à l’ammoniaque ! J’ai préféré utilisé l’eau de javel car c’est plus pratique. En plus des aquarelles, il y a des photos et des cartes postales que je retravaille. J’utilise une vingtaine de photographies par case, je les recompose via Photoshop et je recompose une image originale, que je recopie ensuite « à l’ancienne », c’est-à-dire au pinceau sur du papier. Après ce dessin est scanné et encore retravaillé par ordinateur.

C’est un boulot monstrueux…
DV : On pourrait croire que la photographie m’aide à aller plus vite mais je ne pense pas. Je dirais plutôt que cela m’offre une constance dans mon travail. Heureusement, car en débutant la série, je savais que cela me prendrait dix ans. Il ne fallait donc pas voir trop d’évolutions visuellement. J’avais aussi envie de donner à chaque case un côté hyperréaliste qui vire à l’abstraction. C’est l’eau de javel qui donne ce flou.

Quels sont tes autres projets ?
DV : L’ampleur de Fritz Haber est telle que je suis un peu contraint par le temps à ne m’occuper que de cette série. Delcourt me laisse prendre mon temps sur ce titre, c’est un certain luxe, mais je n’ai par contre plus le temps de dessiner. Je développe donc des scénarii pour des collègues à qui cela plaît. Je peux continuer sur des choses plus légères (Crémèr) mais aussi sur un titre avec Ambre, avec qui j’avais fait Faust (chez 6 pieds sous terre). Cela se passera en Allemagne au XVIe siècle, au temps de la réforme luthérienne, c’est quelque chose de très politique et théologique. C’est vraiment un sujet sérieux, très oppressant. Je travaille aussi depuis peu avec Guillaume Guerse, un des fondateurs des Requins Marteaux. Nous préparons ensemble pour Six Pieds une adaptation d’une nouvelle du fils de Jules Verne. Ce sera drôle, mais surtout très étrange, car il s’agit d’un texte du XIXe siècle qui reste d’une actualité redoutable, on pourrait même dire qu’il s’agit d’une prophétie du sarkozysme…

Quel regard portes-tu sur tes anciens titres comme Faust ? Y-a-t il des choses que tu aurais voulu retravailler avec le recul ?
DV : Je ne sais pas, je ne pense pas, non. J’ai tendance à évacuer ce type de question parce que ce sont des pièges qui, selon moi, ouvrent à la procrastination incessante : on remet en cause chaque case que l’on fait et puis finalement, on n’ose plus créer, et on prend peur de sa propre création. Le Faust, nous avons mis trois années pour le faire, enfin surtout Ambre. Alors tu penses bien que lorsqu’il est sorti en librairie, nous étions soulagés… Et puis, Ambre et moi nous revendiquons tous deux cette idée de faire des livres imparfaits et fragiles. Rien n’est plus éloigné de notre démarche qu’un scénario de film hollywoodien « imparable » qui a été conçu par des équipes de scénaristes. Revenir sur notre travail est une chose à laquelle nous ne pensons jamais, à vrai dire. S’il fallait vraiment refaire quelque chose, personnellement j’aimerais proposer une nouvelle édition sur un autre papier, pour que la matière des peintures d’Ambre soit moins présente, mais que les contrastes trouvent un autre cachet. Mais c’est tout, cela reste technique.

De quelle série es-tu le plus fier et pourquoi ?
DV : Alors ça c’est une question vraiment étrange pour moi, parce que je ne connais pas vraiment le sentiment de fierté, du moins lorsqu’il doit être associé à mon travail. Disons que le travail qui est le plus important pour moi, ne fût-ce que parce qu’il est le plus imposant et qu’il n’est pas encore fini, c’est Fritz Haber, bien entendu. La chose qui me fait probablement le plus plaisir avec ce titre, c’est qu’il m’a déjà procuré de grandes joies grâce aux quelques lecteurs de choix qui ont bien voulu me manifester leur enthousiasme. Quand un membre de la famille Haber me contacte, ou des philosophes des sciences, des historiens, des professeurs d’université, etc., pour moi qui n’ai aucun bagage scolaire (mon diplôme le plus élevé, je l’ai décroché à 12 ans), c’est du bonheur pur. Et c’est ce qui me fait dire que je n’ai pas tout à fait raté mon coup, bien plus que des chiffres de vente. Mais je suis tout aussi content de mes autres livres, car ils m’ont permis de travailler avec des gens pour qui j’ai beaucoup d’admiration ou d’amitié, comme Jean-Philippe Garçon de Six Pieds sous Terre, Thomas Ragon de Dargaud, Ambre, Morvandiau, Daniel Casanave, ou encore Guillaume Guerse. En fait, je ne marche qu’au relationnel, la culture, pour moi, ça se résume à du contact, à des gens.

C’est assez étonnant de voir Crémèr figurer au milieu de ces projets si sérieux. Le ton est léger, drôle même si cela aborde la même problématique que La controverse de Valladolid
DV : C’est ça ! Mais la différence entre l’Homme et l’animal ne s’est pas posée qu’avec les conquistadors, la question était déjà énoncée avec Aristote. Crémèr, c’est quelque chose de très léger, mais qui peut éveiller une certaine acuité chez certaines personnes.

Le fait de se poser la question de savoir si un singe peut tuer est terriblement absurde…
DV : Il est vrai que je liquide l’intrigue très vite. Cela m’emmerde ! Je n’ai jamais lu un policier de toute ma vie ! Donc évidemment certains vont se dire : « chouette une enquête du commissaire Crémèr » ! Ils vont être déçus car il n’y a pas de suspense : à la page 12 l’intrigue est finie ! Mais bon, après il y a une réflexion qui va plus loin. Je pense que mon scénario est original seulement parce que je m’attaque à un genre : l’enquête policière, que je ne connais et maîtrise en fait pas du tout ! Beaucoup de gens me disent que ce premier épisode est très « décalé », mais en fait, je n’ai pas vraiment cherché à l’être. Moi, j’aimerais bien être un auteur calé ! De toute façon, tout est tellement décalé ces temps-ci, on n’entend plus que ça… Moi je revendique le contraire, je fais de l’humour calé ! Enfin, j’aimerais bien, mais le public semble en décider autrement…

Bruno Cremer n’a pas posé de problèmes ?
DV : A l’époque, on ne lui avait pas encore envoyé notre BD, mais on l’aimait beaucoup ! C’était un acteur attendrissant. Je pense d’ailleurs que Daniel a rencontré son fils. Enfin, Daniel m’a soufflé ça entre deux portes, je n’en sais pas plus, il m’a juste dit que c’était rigolo. Mais rigolo, avec Daniel, ça peut parfois dire beaucoup de choses…

Tu as travaillé sur un titre appelé Initiation à l’ontologie de Jean-Claude Van Damne. Pour le coup, on est assez loin des personnages influents de l’Histoire comme Fritz Haber, JCVD n’a pas inventé grand-chose, comment as-tu choisi cet illustre acteur comme « héros » ? Parce qu’il est lui aussi belge ?
DV : Ah ! Mais je m’insurge ! Van Damme a inventé une langue et une nouvelle métaphysique de la communication médiatique ! Lorsqu’un type sort : « Si on enlève l’air du ciel, les oiseaux tomberaient par terre », cela vaut selon moi autant que « Je pense, donc je suis » ou « l’enfer, c’est les autres » ! D’un point de vue de l’impact, j’entends. J’ai une affection mêlée d’une compassion sans bornes pour ce type, alors que je ne connais pratiquement rien de sa filmographie ! Notre identité bruxelloise doit nous rapprocher, certainement. C’est un gars que j’ai connu lorsqu’il était inconnu et portier de discothèque. De fait, lui avoir donné quelques pièces il y a plus de 25 ans, on s’attache, on se dit qu’on a un peu participé au succès… Et puis j’ai une copie de son premier film, tourné en vidéoscope, dans lequel il fait une apparition de 17 secondes ! Mais quelle apparition : il dégomme cinq ninjas en un clin d’œil, dans le parc de Woluwé à Bruxelles, censé représenter les grandes pleines du Beijing, mais parfois on aperçoit un tram qui passe à l’arrière-plan… Une œuvre à faire rougir Ed Wood ! Non, si je me suis intéressé de si près à Van Damme c’est parce qu’il est la cible de beaucoup de railleries et que j’étais tout de même assez consterné par la médiocrité des moqueries. Mon livre (qui n’est pas une bande dessinée, mais un véritable essai) est donc beaucoup plus féroce à l’encontre des gens qui se moquent de lui, que de Van Damme lui-même. Ce qui ne veut pas dire que je lui exclus toute dimension comique bien entendu, Van Damme, ça reste Van Damme ! Ce qui m’a amusé avec ce livre c’est que j’ai distillé de façon très camouflée une multitude de pistes philosophiques avec d’importants passages sérieux, qui ont trait à la question brûlante du savoir post-moderne. Mais personne, sauf peut-être une dizaine de lecteurs éclairés, ont su saisir la farce. Ce type de chose est assez caractéristique de mon boulot, je travaille parfois pour moins de 20 lecteurs, mais ça me plaît beaucoup ! On s’amuse comme on peut, hein.

Si tu avais une gomme magique pour corriger un détail ou une partie d’une de tes BD, souhaiterais-tu l’utiliser ?
DV : C’est marrant parce que sur Fritz Haber, je n’ai recommencé aucune page. Je déteste recommencer. Oui peut-être que je l’utiliserais sur une case, mais je n’ai pas de choses qui me font rougir de honte. Je calcule énormément ce que je vais faire. Même lorsque j’écris un commentaire sur un blog, je me relis toujours. L’écriture est quelque chose qui est gravé dans le marbre, donc je fais toujours attention à ce que j’écris, comme à ce que je dessine. Pas besoin de gomme, donc. Lorsque je publie quelque chose, c’est en âme et conscience, et c’est assumé, même s’il m’arrive après coup de considérer certains de mes travaux anciens comme très médiocres.

Quels titres de BD conseilles-tu aux terriens ?
DV : Qui serais-je pour conseiller… Je lis très peu de bandes dessinées, tout au plus une dizaine par an. Celles que je lis sont plutôt poétiques, comme les titres de Dominique Goblet. Je suis assez mal placé en bande dessinée, les livres que j’aime sont tirés à très peu d’exemplaires. Ah si, j’ai beaucoup apprécié La ligne de fuite, qui raconte la fuite de Rimbaud. J’ai trouvé cela très pertinent et les auteurs se sont bien débrouillés car c’était très casse gueule. Sinon, en 2007 toujours, j’ai bien aimé Le livre des échelles et des serpents, un livre de poésie incroyable de Lætitia Bianchi, édité par les éditions de L’œil électrique. Mais là, je suis un peu fayot parce que Mme Bianchi est ma patronne au journal Le Tigre, pour lequel je travaille… Chez le même éditeur, j’ai fortement apprécié le D’Algérie de Morvandiau. J’ai été très content de retrouver les premiers travaux d’Henriette Valium, parus dans une magistrale anthologie à l’Association. Il y a eu la traduction du Chris Ware, également… Voilà, des choses de ce style…

Si tu avais le pouvoir de te téléporter dans le crâne d’un autre auteur de bande dessinée, afin d’en comprendre sa démarche ou son œuvre, qui irais-tu visiter ?
DV : Je crois que j’irais chez un littéraire, Nietzsche… Je choisirais le moment où il a basculé dans la folie, au moment précis de son implosion métaphysique, ça doit être pas mal comme expérience, ça. Par contre, dans la tête d’un auteur de bande dessinée, non, franchement, ça ne me dit rien. C’est vrai que quand j’y pense, je me dis que je fais un peu de la bande dessinée par accident, finalement. J’en fais parce que je sais en faire, mais je pourrais arrêter à n’importe quel moment et continuer vers tout autre chose. Ou dessiner jusqu’à 90 ans, va savoir ! J’aime beaucoup ce paradoxe qui m’habite, quand je peux à la fois m’appliquer d’une façon totale dans la bande dessinée et être capable de me séparer de toutes mes bandes dessinées à tout moment. J’évolue toujours dans cet étrange entre-deux. Je ne veux pas offrir mes originaux ni même les vendre pour quelques-uns, mais ils traînent dans mon atelier et je ne cesse de marcher dessus jusqu’à en détruire parfois certains.

Mais si tu arrêtes, ce sera une fois Fritz Haber achevé au moins ?
DV : Evidemment, je ne veux pas laisser mes fidèles lecteurs en plan !

Merci David !

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