interview Comics

Jacen Burrows

©Panini Comics édition 2015

Lorsque l'on cite les noms de scénaristes chevronnés et starifiés comme Warren Ellis, Alan Moore et Garth Ennis, on se dit qu'il est fortement improbable qu'un seul dessinateur puisse collaborer avec ces 3 légendes. Il en existe pourtant un : Jacen Burrows. Travaillant chez Avatar Press depuis plus d'une quinzaine d'années, l'artiste américain a su se distinguer par son trait original et aussi par les univers qu'il a mis en scène. Souvent cantonné à des récits fantastiques et horrifiques, Jacen Burrows s'y épanouit avec plaisir tant il apprécie le genre et les artistes avec qui il collabore. Co-créateur de la série la plus gore jamais créée avec Crossed mais également dessinateur des derniers récits d'Alan Moore hommages à H.P. Lovecraft, l'envie de questionner le dessinateur sur son parcours devenait pressant. Plongez donc dans cette interview d'un des plus grands illustrateurs de l'apocalypse et de l'enfer sur Terre !

Réalisée en lien avec les albums Crossed - Terres maudites T1, Crossed - Terres maudites T2, Crossed, Neonomicon, 303
Lieu de l'interview : Le cyber espace

interview menée
par
13 septembre 2015

Bonjour Jacen Burrows, peux-tu te présenter et nous dire comment tu as commencé à travailler dans l'industrie des comics ?
Jacen Burrows : Je suis un créateur de comics indés qui a surtout travaillé avec des auteurs célèbres sur des projets indépendants. Je suis surtout connu pour mes collaborations avec Warren Ellis, Garth Ennis et Alan Moore qui ont été publiées par Avatar Press. J'ai travaillé au sein de plusieurs genres différents mais mon nom est surtout associé à la série horrifique Crossed et au titre d'horreur lovecraftienne Neonomicon ainsi qu'à sa suite, Providence.

Jacen Burrows 303 Avatar Press Garth Ennis Certains artistes qui travaillent sur des titres horrifiques ou très violents ne sont pas forcément très fan du genre. Juan Jose Ryp déteste ça par exemple. Qu'en est-il pour toi ? As-tu une passion pour l'horreur ? Quelles sont tes références dans le genre ?
Jacen Burrows : Non, j'adore le genre horrifique. Je suis obsédé par les monstres et autres créatures répugnantes et ce depuis l'enfance. Quand les autres enfants dessinaient des super-héros et des trucs de fantasy, je remplissait des carnets de croquis avec des loups-garous et des aliens. Je suis très à mon aise avec l'horreur et même quand je réalise des projets au sein d'autres genres, des éléments horrifiques parviennent toujours à se glisser dans mon travail.

Comment décrirais-tu ton style ?
Jacen Burrows : J'ai toujours été attiré par tout ce qui est riche en détails, propre, défini par des lignes de contour et non pas par des encrages lourdingues. Avec une emphase sur une perspective précise et réaliste. Dernièrement, j'ai essayé d'utiliser des contrastes plus forts dans un souci d'effet mais mes dessins auront toujours une ligne claire qui, à ce qu'on me dit, se rapproche d'un style européen. Non pas que la comparaison me dérange.

En France, nous t'avons surtout découvert lors de tes premiers comics chez Avatar Press, avais-tu déjà été publié auparavant ?
Jacen Burrows : Ca fait maintenant un moment que je travaille pour Avatar Press. Je crois bien que je travaille avec eux depuis un peu avant 2000. Avant ça, je n'avais illustré que quelques numéro de la série spin-off de Deadworld, King Zombie, ainsi que quelques brèves histoires au sein d'anthologies mineures. Avant ça, soit j'étais encore à l'école soit je faisais des illustrations pour des compagnies publiant des jeux de rôle comme Dragonlance pour TSR ou Star Wars pour West End Games mais mon but a toujours été de travailler dans l'industrie des comics.

Jacen Burrows Warren Ellis Avatar Press Black Gas

Lorsque tu as commencé à travailler pour Avatar Press, tu as débuté par une collaboration avec Warren Ellis puis ensuite avec des récits d'Alan Moore et enfin avec Garth Ennis. Comment se sont déroulées ses collaborations avec ces trois artistes majeurs du comics ? Qu'as-tu retenu de ces collaborations ?
Jacen Burrows : J'ai eu la chance de travailler avec des auteurs qui savaient ce qu'ils faisaient. Du rythme à la narration en passant par des concepts et des visuels intéressants qu'il me transmettaient, tous comprenaient comment retranscrire leurs idées de manière intelligente et intéressante. Quand on sait que ses collaborateurs savent ce qu'ils font, ça permet de se libérer l'esprit et de pouvoir se concentrer du mieux possible sur la façon dont on va retranscrire leur vision. En plus, chaque projet entrepris avec un auteur de cette envergure t'enseigne de nouveaux trucs, de nouvelles techniques qui enrichissent ta palette d'outils pour de futurs projets. Je me suis toujours bien entendu avec mes collaborateurs et j'ai toujours eu pour objectif de rendre la meilleure copie possible à leur égard.

Jacen Burrows 303 Avatar Press Garth Ennis Une de tes grandes qualités est sans nul doute la narration. As-tu envie d'écrire tes propres histoires ?
Jacen Burrows : Pas vraiment. J'aime l'idée d'aider au développement de concepts et de situations mais je n'ai ni un grand intérêt ni d'expérience dans la réalisation de scripts, qu'il s'agisse de la narration ou des dialogues. J'ai passé tellement de temps à essayer de devenir bon en dessin que je ne pense pas avoir encore assez d'énergie pour apprendre à maîtriser l'écriture. Mais je vois tout à fait collaborer avec des auteurs afin de construire des récits à partir de mes idées. Il y a des choses cachées dans les tréfonds de mon imagination que j'aimerai pouvoir illustrer, un jour. Malheureusement, il y a peu de chances que cela arrive à moins que je ne m'y mette personnellement donc j'aimerais bien m'y essayer. Mais je pense qu'il vaut mieux que quelqu'un qui s'y connaisse en la matière vienne m'assister dans cette tâche.

En France, la première fois que l'on a pu voir ton nom, c'est sur 303. Que retiens-tu de ce titre ?
Jacen Burrows : Je suis toujours très fier de ce titre même si je suis nettement moins satisfait de certaines de ses illustrations que je n'ai pu l'être, alors. Mais je suppose que c'est normal. Quel artiste est satisfait de son travail ? Mais c'était un titre unique en son genre qui traitait de la guerre au Moyen-Orient, de la corruption des politiques et de la philosophie derrière les conflits modernes. Même pour Garth Ennis, qui est pourtant un habitué des séries traitant de la guerre, c'était unique. C'était notre première collaboration ensemble et je pense que ça a clairement établi le fait que ne craignions ni la controverse ni le fait d'y aller à fond, sans honte aucune.

Jacen Burrows Garth ennis Avatar Press Crossed

Tu as lancé avec Garth Ennis l'univers de Crossed. Etait-il prévu que vous fassiez de cette série le titre le plus gore jamais créé ?
Jacen Burrows : Carrément. On a eu de nombreuses discussions au sujet de l'horreur et de la nature humaine. On savait qu'au fond, Crossed traiterait surtout de ce qu'est le mal véritable, celui que les hommes s'infligent les uns aux autres, chaque jour dans le monde réel. La violence que nous décrivons n'est qu'un reflet de ce qui se produit dans le monde avec tous les génocides, les guerres et les meurtres en masse, des choses qui peuvent se produire en des lieux ou le fin vernis de la société bien ordonnée a craqué. Les humains ont toujours été sur le point de tous s'entre-déchirer et on n'a fait que pousser cette idée à l'extrême en imaginant une épidémie globale qui propagerait les pires défauts de l'humanité. Mais, tout au fond, Crossed traite de la lutte pour résister face à nos propres démons. La violence de la série peut choquer mais elle sert à mieux mettre en valeur les moments plus calmes et aussi celles et ceux qui lutteraient quoiqu'il arrive, même si la situation était désespérée.

Jacen Burrows Crossed Avatar Press Garth Ennis Au départ, en France, la série a été présentée comme un Walking Dead extrême. Qu'en penses-tu ? Apprécies-tu Walking Dead ?
Jacen Burrows : La plus grande différence est que Crossed raconte des histoires plus courtes concernant des personnages différents, en des lieux différents et tout au long de l'apocalypse. Nos auteurs peuvent revenir sur le premier jour de la contagion ou bien aller des années plus tard et explorer le monde tel qu'il serait après la chute de l'humanité. The Walking Dead est un long récit centré sur un petit groupe d'individus. Cela change le rythme de la narration. Crossed est naturellement plus rapide et c'est bourré d'idées qui ne pourraient pas coexister si l'on suivait les même groupe d'individus, tout le temps. On peut se permettre des bizarreries, de mettre en lumière des personnalités, des lieux ou des idées plus extrêmes mais, en échange, on y perd la familiarité que le lecteur peut avoir avec des personnages qu'il suit depuis un long moment. J'apprécie The Walking Dead mais c'est quelque chose de complétement différent, de plus lent que ce que l'on fait, nous. Parfois, j'aimerais que Kirkman puisse raconter autre chose que les aventures de Rick et de Carl dans le grand Sud américain.

As-tu des limites dans le gore ? Quelle est selon toi la pire scène que tu aies dû illustrer ?
Jacen Burrows : J'ai toujours dit que si c'est dans le script, alors ça doit finir sur la page. Je n'oserai jamais altérer les idées de mes auteurs et ils le savent. Je pense qu'ils atteindraient leurs limites avant moi, les miennes. À mes yeux, tout ça n'est qu'un ensemble de lignes tracées sur du papier. Même après avoir illustré quelque chose de gore, je suis avant tout concentré sur la composition, sur la structuration et sur le fait d'y apporter une certaine crédibilité. Mais tout cela se situe en dehors du contexte du récit, or c'est ce contexte qui confère son impact au gore. Quand je le dessine, je me contente de rendre l'ensemble visuellement intéressant. Il y a eu des scènes difficiles à illustrer, dans l'arc YellowBelly de Crossed Badlands et qui impliquaient des animaux du cirque. Pas pour des raisons anatomiques mais parce que la violence à l'encontre des animaux m'affecte beaucoup plus que celle à l'encotre des humains. Mais ça collait à l'histoire et ce n'est pas comme si de vrais animaux avaient été blessés lors de la réalisation du comics.

Jacen Burrows Garth Ennis Avatar Press Crossed Badlands

Y a t-il parfois des scènes où tu en rajoutes une couche dans la violence ?
Jacen Burrows : Seulement si l'auteur lui-même tient à la souligner, dans son script. J'ai toujours pour but de servir l'histoire et quelqu'un comme Garth Ennis sait pertinemment quand et à quels effets employer la violence. Mais j'essaie aussi toujours de conserver un certain réalisme, même dans les images les plus extrêmes. J'ai l'impression que si les blessures et les viscères ont l'air crédibles, plutôt que cartoony, l'impact sur le lecteur en est alors plus grand.

Comment trouves-tu autant d'inspiration dans la multitude variant covers des différentes séries Crossed ?
Jacen Burrows : C'est difficile. J'en ai fait tellement que, parfois, j'en arrive à dessiner des pages et des pages d'aperçus avant qu'une idée n'arrive. Des scènes de ma vie quotidienne ou encore des choses que j'ai vues à la tv ou au cinéma, tout ce qui peut me servir d'inspiration. On ne sait jamais à l'avance.

Jacen Burrows Crossed Badlands Avatar Press Garth Ennis Crossed bénéficie d'un excellent accueil du public. Comment le juges-tu ? Comment expliques-tu que les lecteurs aient besoin de ces visions du monde aujourd'hui ?
Jacen Burrows : Quand on s'est lancés, je savais qu'il y avait un public pour un série horrifique extrême mais je ne me doutais pas que tant de gens l'apprécieraient. Je me disais que ça deviendrait peut-être un succès underground ou une série culte pour les gens qui apprécieraient que l'on raconte une histoire aussi dénuée de compromis que l'est Crossed. Mais ça a pris de l'ampleur. J'ai dans l'idée que certains lecteurs sont là pour voir jusqu'où cela ira tandis que d'autres comprennent vraiment en quoi l'horreur est un genre si puissant. Pour moi, cela a toujours consisté à envisager jusqu'à quel point les choses peuvent mal tourner et, en retour, à être reconnaissant de la vie que l'on a. Une bonne histoire de Crossed se doit d'être aussi dingue qu'un tour de montagnes russes avec des idées jusqu'alors jamais vues ailleurs et la notion, aussi, que la vie est quelque chose de fragile, de précieux et que l'on se doit de l'apprécier.

J'ai lu que tu étais un grand fan de Lovecraft. Quel regard portes-tu sur Neonomicon et sur la vision qu'en offre Alan Moore ?
Jacen Burrows : La force de Lovecraft tient en ses thématiques plus qu'en ses histoires mêmes. Et pouvoir aider un auteur tel qu'Alan Moore à explorer ces thèmes et ces idées aura été un point culminant de ma carrière. Alors que la plupart des œuvres autour de Lovecraft donnent plutôt dans l'action/aventure avec des tentacules dégoulinants, ce que fait Alan renvoie directement à ce qui rendait les écrits de Lovecraft aussi effrayants. Je me suis beaucoup amusé à sauter avec Alan à passer ainsi de l'autre côté du miroir. Quand on a commencé à travailler sur The Courtyard, je ne pensais pas qu'on retournerait dans cet univers mais, comme à son habitude, Alan se fixe sur les concepts de base et à présent, avec Providence inclus, on a dorénavant en nos mains une des analyses les plus complètes et fouillées de Lovecraft, une analyse rassemblant ses personnages et créations d'une manière inédite jusqu'à maintenant. Et je suis très heureux d'avoir pu y participer.

Jacen Burrows Alan Moore Avatar Press Neonomicon

Pop quiz : on te donne le choix entre deux possibilités : soit tu illustres un livre pour enfants écrit par Brian Azzarello ou bien tu peut écrire ta propre histoire d'horreur, l'éditeur te laissant les mains libres pour faire tout ce que tu veux du moment que c'est violent. Qu'est-ce que tu choisis de faire ?
Jacen Burrows : Je choisirai le titre horrifique, sans la moindre hésitation. C'est ma prédicection. Je n'ai rien à l'encontre des titres tout public mais il y a déjà tant de gens qui excellent dans ce genre. Je trouverai plus intéressant de pouvoir explorer mes propres concepts visuels, quel que soit le genre.

Actuellement, tu travailles de nouveau avec Alan Moore sur Providence. Peux-tu nous dire de quoi cela parle ?
Jacen Burrows : On suit un écrivain à travers la Nouvelle Angleterre, en 1919, alors qu'il enquête sur un monde occulte localisé dans les coulisses de la société de tous les jours. Et cela l'amène à entrer en contact et à se confronter à des personnages qui, plus tard, inspireront ses récits à Lovecraft. C'est le Jacen Burrows Providence Avatar Press Alan Mooremême univers que celui de Neonomicon mais, maintenant, on voit comment on va en arriver là. Ça éclaire les personnages et concepts connus sous un jour nouveau et c'est extrêmement détaillé et recherché aussi bien dans son aspect historique que littéraire. Ça sera un récit effrayant, inquiétant mais qui trouvera une résonance particulière chez les fans de Lovecraft.

Toi qui as souvent travaillé avec Alan Moore, étais-tu surpris de le voir débarquer sur Crossed+100 ? Le résultat t'a t-il surpris ?
Jacen Burrows : J'ai adoré ça. C'était fabuleux de pouvoir lire ces idées : comment société s'efforcerait de se reconstruire et d'aller de l'avant après les dégâts engendrés par les événements de Crossed. Et Alan va plus loin que ne le pourraient d'autres auteurs en créant de nouveaux éléments culturels, de nouveaux éléments de langage, de sociologie ou d'archéologie, perçus par des individus qui ont tout perdu. C'était fascinant et la montée en puissance était géniale.

Je sais que tu es un lecteur de bandes dessinées de tous horizons. Quels sont tes coups de cœur du moment ?
Jacen Burrows : J'adore Uber par Kieron Gillen, Sex Criminals de Matt Fraction et Chip Zdarsky ainsi que Wayward par Jim Zub et Steve Cummings. Je lis beaucoup de titres d'Image Comics, en ce moment. Rat Queens, Revival, Fatale, Manifest Destiny. Il font vraiment des trucs super. Et je m'éclate en lisant Big Trouble in Little China d'Eric Powell. C'est très marrant. J'aimerais arriver à mettre la main plus facilement sur des titres européens. Je suis tout particulièrement un grand fan d'Enrico Martini et de Claire Wendling.

Si tu avais le pouvoir cosmique de visiter le crâne d'un autre auteur pour en comprendre le génie, qui irais-tu visiter ?
Jacen Burrows : Jean Giraud, plus que tout autre. Il était le meilleur d'entre nous et il y a tant de choses à apprendre de lui. J'étudie son œuvre en permanence. Ensuite, je dirais Katsuhiro Otomo. Il a été la plus grande de mes influences, à mes débuts. J'ai toujours au moins un tome d'Akira à portée de main, pour y puiser de l'inspiration.

Merci Jacen !

Retrouvez également l'interview originale de Jacen Burrows en cliquant ici !


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