interview Bande dessinée

Laurent-Frédéric Bollée

©Le Lombard édition 2019

Le scénariste Laurent-Frédéric Bollée est prolifique et il œuvre dans des registres variés. Aux aventures de science-fiction (Apocalypsemania), il alterne des romans graphiques (Terra Australis, Terra Doloris), les épopées historiques (Laowai, les maîtres saintiers...), les thrillers d'épouvantes (Espace vital)... Mais aujourd'hui, il se lance dans un nouveau défi : reprendre la série culte Bruno Brazil, là où ses auteurs Greg et William Vance avaient laissé leur héros espion en 1977, avec l'album Quitte ou Double pour Alak 6. Evidemment, étant donné la gageure et l'enjeu, nous avons voulu en savoir plus...

Réalisée en lien avec l'album Les Nouvelles aventures de Bruno Brazil T1
Lieu de l'interview : le cyber-espace

interview menée
par
25 octobre 2019

Les Nouvelles Aventures de Bruno Brazil viennent tout juste de sortir chez Le Lombard. Comment te sens-tu ? As-tu déjà eu des retours des lecteurs ? Des fans de Bruno Brazil ?
Laurent-Frédéric Bollée : Ça va, merci ! J’ai attendu ce moment depuis pas mal de temps maintenant, car le projet a été lancé il y a plus de deux ans… et j’étais impatient, c’est vrai. Pour l’instant, je ne reçois que des avis positifs, franchement ! On me dit que la lecture est fluide et prenante, que les personnages sont bien campés, qu’on a vraiment déjà envie de lire la suite… Ça fait plaisir, bien sûr, même si je sais qu’il y a des personnes qui regardent ce genre d’entreprise d’un œil soupçonneux et qui seront forcément critiques.

Le personnage de Bruno Brazil a été créé à la fin des années 1960 et ses aventures ont été publiées jusqu’en 1977. Qu’est ce qui a motivé la relance de nouvelles aventures ? Comment se projet est-il né ?
LFB : Il est certain que les Editions du Lombard avaient remis au goût du jour Bob Morane et Ric Hochet il y a quelques années et que, dans ce contexte, j’ai eu envie de poser ma candidature pour une reprise, car c’est forcément un projet excitant… Jeune lecteur de Tintin dans les années 70, j’ai toujours aimé Bruno Brazil et je crois que j’ai toujours eu en tête de vouloir un jour tenter ma chance. J’apprécie évidemment le duo d’auteurs d’origine. Je trouve le look de Brazil particulièrement réussi, et j’avais surtout été marqué par la fin de la série dans l’album Quitte ou Double pour Alak 6, qui était une sorte de coup de Trafalgar dans la BD franco-belge… avec morts en pagaille et héros déprimé ! C’était évident qu’on pouvait repartir sur ces bases et comme en plus, le personnage n’est pas non plus le plus célèbre de tous, je me disais que c’était avant tout la passion de la BD qui l’emportait dans ce projet (et je le clame toujours !).

Copyright Bollée, Aymond

J’imagine qu’il ne doit pas être facile pour un scénariste de travailler sur une série déjà existante mise en place par un maître du genre comme Greg. Est-ce que ça a changé ta façon de travailler ? Est-ce que tu as ressenti une pression sur tes épaules ?
LFB : Avouons que ce serait un peu ballot de se « paralyser » soi-même dès le départ… Donc, non pas de pression, mais bien l’honneur de succéder à un géant comme Greg et essayer d’être digne de son héritage ! Être accompagné d’un professionnel aguerri comme Philippe Aymond est forcément du bonus pour que tout soit finalement solide et carré.

Tu as choisi de jouer la carte de la continuité en basant cette nouvelle aventure de Bruno Brazil en 1977. Il faut bien avouer que ce choix plutôt audacieux s’avère au final payant, mais est ce que le fait de contextualiser l’action dans les années 1970 ne limite pas le scénario en fin de compte ? Je veux dire par là que tu es obligé de te cantonner aux technologies d’alors (pas de téléphone portable, pas de GPS, pas d’ordinateur ultra puissant...) ainsi qu’au contexte de l’époque (la guerre froide, etc.) ?
LFB : Vous parlez de « limites », j’évoque plutôt des « challenges ». A partir du moment où l’on a décidé de repartir là où Brazil s’était arrêté (voir plus bas), il est certain qu’il fallait faire avec l’époque seventies – mais croyez-moi, de nos jours, c’est plutôt amusant pour un scénariste d’imaginer des histoires où il n’y aura pas d’ordinateurs, d’internet ou de téléphones portables ! Et s’imposer un « cahier des charges » n’est pas si déplaisant que ça. Dans l’album, il n’y a guère qu’une séquence où on est un peu « audacieux », c’est lors de l’accident de train avec les images diffusées à la télé américaine… On peut penser que c’est un reportage pour le journal du soir, mais c’est vrai que ça fait assez chaîne d’info moderne. (rires).

Paradoxalement, est-ce que le fait de jouer sur la continuité n’implique pas d’écarter le lectorat de moins de 40 ans ? En effet, Les nouvelles aventures de Bruno Brazil font références à des albums déjà sortis il y a très longtemps...
Copyright Bollée, Aymond LFB : La question peut se poser, en effet… mais Philippe Aymond et moi-même voulons évidemment croire que nous avons les moyens de certes repartir sur les bases laissées par Greg et Vance mais de proposer ensuite notre propre vision, rythme et « patte » sur Bruno Brazil qui reste un agent secret et qui a beaucoup d’aventures encore à vivre ! Et puis honnêtement, un bon petit parfum rétro (moins prononcé tout de même que dans Blake et Mortimer !) de temps en temps, ça ne se refuse pas, non ?

Est-ce que l’idée de faire une sorte de « reboot » de Bruno Brazil mouture 2019 t’a effleuré ? Selon toi, est-ce qu’un Bruno Brazil « moderne » aurait dénaturé l’œuvre initiale ?
LFB : Je vais répondre franchement. Selon moi, il n’y avait que trois possibilités. D’abord le reboot, en effet. Mais pour moi, un reboot, c’est bien revenir aux origines du personnage, façon Peter Parker qui devient Spiderman… Donc là, c’était revenir à un Brazil jeune, dans ses premières années d’agent secret. Or, qu’on le veuille ou non, comme on sait tout ce qui lui arrive ensuite, c’est trop fade et faible. On est obligé déjà de prendre en compte les événements de Quitte ou Double pour Alak 6, à savoir qu’il est plutôt mature et qu’il a le grade de Commandant, qu’il perd une partie de son équipe sous ses yeux et qu’il tombe en dépression. A partir de là, il pouvait y avoir l’option du « modernisme », à savoir planter le décor en 2019 en effet, pour qu’on soit raccords avec notre époque… Mais ça me semblait un peu « too much », trop facile et artificiel. Donc, selon moi, et tout le monde impliqué dans ce projet a été d’accord, la meilleure solution était bien de repartir là où Greg et Vance avaient laissé la série, en 1977…

Tu as opté pour des scènes sanglantes et parfois un langage plus familier que dans l’œuvre originelle. C’était un moyen pour toi de retranscrire une bande-dessinée typée 70’s dans les standards actuels ?
LFB : Oui, c’est certain.

William Vance nous a malheureusement quitté en mai 2018, avant la sortie de cet album donc. Etait-il au courant du projet de relance de Bruno Brazil ? A-t-il eu son mot à dire sur le scénario ? A-t-il pu le lire ?
LFB : C’est à l’automne 2017 que le projet a véritablement été lancé et William Vance a bien été au courant de cette reprise et il a bien pu voir les premiers crayonnés de Philippe Aymond. Nous en sommes aujourd’hui très fiers, et je peux vous dire qu’il a vraiment appuyé pour que cette reprise soit effective. J’ai moi-même rencontré toute sa famille quelques mois plus tard, à l’occasion d’un événement XIII Mystery à Paris à l’automne 2018, et c’est avec beaucoup d’émotion que nous nous sommes tombés dans les bras…

Encore une fois, tu as travaillé avec le dessinateur Philippe Aymond. En règle générale, comment se passe votre collaboration ? Comment s’est effectuée la répartition des rôles dans le processus de création ?
Copyright Bollée, Aymond LFB : Quel plaisir en effet que de retravailler avec Philippe Amond, dix ans environ après la fin de notre saga ApocalypseMania ! Nous sommes tous les deux des « classiques » dans le sens où nous apprécions particulièrement les travaux de Greg et Vance, sur leurs différents et nombreux projets de cette époque-là… J’ai initié ce projet de reprise (que j’appelais plutôt « comeback » d’ailleurs) mais Philippe m’a rejoint très vite pour que l’union fasse la force et que tout le monde décide d’y aller… J’avais déjà écrit l’histoire de Black Program à ce moment-là, donc il s’agit bien d’une répartition usuelle scénariste-dessinateur, mais son œil pointu fait qu’il propose toujours des choses constructives !

Est-ce que Philippe avait son mot à dire sur ton scénario ? Est-ce que tu pouvais le guider dans ses illustrations afin de retranscrire tes idées ?
LFB : Philippe a toujours son mot à dire, mais il me fait aussi confiance pour lui proposer des histoires qui sortent un peu des sentiers battus, cf ApocalypseMania ! Là, sur ce début de Brazil, je sais qu’il a retrouvé tous les ingrédients qu’on voulait, avec un T2 de Black Program qui aura un côté un peu plus « aventure » et « fantastique » que dans le T1… et je crois que le thème d’une conquête spatiale un peu méconnue était vraiment de nature à repartir avec Brazil dans un registre inexploré dans la série. Je peux toujours guider Philippe en tout cas, mais croyez-moi, il est presque toujours au-delà de ce que j’attendais... (rires).

Mine de rien, Philippe et toi, avez parfaitement réussi à retranscrire les ambiances des années 1970 autant dans le rendu graphique que dans l’approche scénaristique. C’est quelque chose qui s’est fait naturellement ou vous avez fait un travail de recherche spécifique pour coller au mieux aux ambiances d’espionnage typiques de cette époque ?
LFB : Comme je vous le disais, il y a quand même eu des recherches et autres documentations sur certaines thématiques pour savoir si on était bons dans les raccords temporels : sur l’ADN, les sursauts gamma, les ordinateurs etc… C’était notre boulot de toute façon, mais en effet il faut y aller méthodiquement et professionnellement à partir du moment où on a un cadre à respecter. Au niveau dessin, je crois que Philippe a fait beaucoup de recherches sur les années 70, oui, c’est obligé…

Au final, vous avez réussi le tour de force de faire (re)vivre un personnage qui était en sommeil depuis plus de 40 ans en mettant notamment en avant quelques failles dépressives chez Bruno Brazil. Est-ce que la personnalité du personnage va être plus développée au travers de ces nouvelles aventures ?
LFB : Je n’ai de toute façon jamais cru à la notion de héros, et je parle toujours de mes créations comme des « personnages », principaux ou non, affublés de fêlures plus ou moins prononcées. Clairement, Brazil n’est pas parfait et il souffre. Il était, je crois, intéressant de montrer un homme plus fragile qu’on croit, qui tente de « remonter la pente ». Je tenais aussi à ce qu’on voit les difficultés de son couple, avec sa femme Gina et leur fils adoptif Maï. Tout cela pour « nourrir » bien sûr le personnage et faire apparaître « l’homme » derrière « l’agent secret ». Il va de soi qu’on va continuer dans cette veine et vous découvrirez bientôt un nouvel élément qui rajoute à la complexité du personnage…

Combien de tomes sont prévus pour ce Bruno Brazil ?
LFB : Nous démarrons donc par le diptyque Black Program, avec le T2 qui arrivera à la rentrée 2020. La trame du T3 est déjà écrite et validée, ce sera un one-shot à tendance « thriller » et « espionnage ». Ensuite, j’ai évidemment pas mal d’idées et tout le monde s’imagine bien arriver à produire un album par an avec une telle série si motivante !

Quels sont vos autres projets à venir ?
LFB : J’ai la chance d’avoir deux importants romans graphiques qui se profilent à l’horizon… La Bombe sortira début mars 2020 chez Glénat, 450 pages sur la « saga de la bombe atomique », l’année où nous célébrerons les 75 ans du bombardement d’Hiroshima. J’accompagne Didier Alcante sur ce projet ambitieux, avec Denis Rodier aux dessins, le fruit de cinq ans de travail acharné ! Fin août ou début septembre sortira mon biopic sur Patrick Dewaere dans la nouvelle collection 9 ½ de Glénat où est notamment déjà paru le Lino Ventura qui a très bien marché. J’aurai aussi la chance de voir mes débuts chez Soleil, avec le premier tome d’une mini-série antique spectaculaire, une nouvelle fois en collaboration avec Alcante, mais avec Enrique Breccia aux dessins.

Un rédacteur en chef – bien intentionné ? – me demande dans mon oreillette de te demander si tu prévoies de refaire la fin d’Apocalypsemania comme elle était initialement prévue, maintenant que tu retravailles avec Philippe Aymond... ?
LFB : Non, franchement, avec les deux intégrales que Dargaud vient de faire paraître, il faut considérer que cette série est désormais arrivée à son terme et qu’il faut la laisser comme elle est…

Copyright Bollée, Aymond