interview Comics

Stefano Gaudiano

©Delcourt édition 2016

Dans l'industrie du comics, les scénaristes et les dessinateurs sont souvent ceux dont le nom est reconnu par les lecteurs. Pour tenir des délais toujours plus courts, d'autres acteurs comme les coloristes et les encreurs entrent en scène. Dans le cas de ces derniers, il n'est pas simplement question de repasser soigneusement le crayonné original mais bel et bien de compléter celui-ci voir même de le sublimer. Parmi les experts dans le domaine, nous avons Stefano Gaudiano, un artiste qui a encré des styles très différents et qui, dernièrement, a rejoint l'équipe créative de Walking Dead. Réussissant à reprendre le style atypique de Charlie Adlard avec une efficacité rare, lui qui n'était venu que pour quelques numéros est finalement resté depuis. Avec une carrière riche et variée, l'envie de questionner Stefano Gaudiano sur son métier devenait un peu plus obligatoire à chaque jour qui passe...

Réalisée en lien avec les albums Walking Dead T24, Gotham Central T4, Lazarus T1, Bloodshot – édition librairie, T1
Lieu de l'interview : Le cyber espace

interview menée
par
13 mars 2016

La traduction de cette interview a été réalisée par Alain Delaplace.

Piazza Barberini Fontana Del tritone Bonjour Stefano, peux-tu te présenter et nous dire comment tu es arrivé dans les comics ?
Stefano Gaudiano : Je suis né en Italie, en 1966, puis je suis parti aux États-Unis en 1981. J'étais un fan des comics Marvel et je me suis mis à la tâche dès l'adolescence dans le but de devenir dessinateur de comics professionnel. Après quelques travaux dans des fanzines ainsi qu'une excursion infructueuse dans l'univers de l'auto-publication, j'ai été engagé par Deni Loubert et Steve Seagle pour dessiner la série Kafka, pour Renegade Press, en 1987. La série a été bien accueillie et, par la suite et alors que je n'étais encore qu'un tout jeune adulte, ma carrière a peu à peu pris son envol.

Quelles ont été tes influences en termes artistiques ?
Stefano Gaudiano : Dans l'ensemble, j'ai été influencé par l'environnement que j'ai connu durant mon enfance. L'Italie des années 70 était un savant mélange de littérature, de films et de programmes télévisés, le tout implanté dans le socle historique et culturel du pays : les rues pavées, les façades anciennes, des bâtiments en ruine venus d'époques diverses. Il y avait aussi ces merveilles presque banales telles que la Fontaine du Triton de Lorenzo Bernini, sur la piazza Barberini, à Rome. Et, bien entendu, les comic-books de l'époque ont eux aussi eu une grande influence sur moi.

Étais-tu un lecteur de comics plus jeune ? Si oui, quels étaient tes séries phares ?
Stefano Gaudiano : Ça a commencé avec les histoires de Donald Duck et de Mickey Mouse, celles produites en Italie mais aussi les classiques de Floyd Gottfredson et de Carl Barks. Je lisais aussi, chaque semaine, Il Giornalino, où on trouvait des histoires de tous genres, réalisées par des artistes allant de Morris et Uderzo à Sergio Toppi ou encore le brillant Gianni De Luca. Il y avait un magazine intitulé Il Mago qui recueillait les histoires de gens comme Philippe Druillet, Roy Crane, Chester Gould, Jacovitti et beaucoup d'autres et ce toutes les deux semaines. Le travail d'Alberto Breccia sur Mort Cinder sortait vraiment du lot. De manière plus générale, j'étais exposé à l'incroyable variété de titres que l'on pouvait trouver dans les kiosques : les comics Bonelli, Diabolik, les écrits de Magnus et Bunker, les premiers travaux d'Andrea Pazienza... Pas étonnant Paul Gulacy Master of Kung Fu que j'aie encore du mal à trouver ma propre voix, artistiquement parlant. Mais ceux que je préférais par-dessus tout étaient les comics Marvel : le Spider-Man de l'ère Ditko-Romita; les éditions noir et blanc du Master of Kung-fu de Moench et Gulacy, les Fantastic Four de Kirby, la revue The Eternals qui a publié, un peu plus tard, les derniers comics de Kirby pour Marvel aux côtés de petits bijoux comme le Omega the Unknown de Steve Gerber et Jim Mooney. J'ai été exposé à la plus grande partie des comics Marvel des années 60 à 70 à travers leurs éditions italiennes et aussi durant mes visites aux Etats-unis et l'ensemble m'a fait grande impression. J'adorais le dynamisme et la fluidité des dessins de Gene Colan sur Daredevil et Captain America. Les dessins de Craig Russel, pourtant rebutants au premier abord quand je avais vus pour la première fois dans Killraven, m'ont conquis à mesure que j'étais absorbé par l'histoire. Les brèves apparitions de Jim Steranko et de Neal Adams chez Marvel ont été de véritables électrochocs en termes d'inspiration. John Buscema et Gil Kane ont produit des choses magnifiques d'un bout à l'autre. Barry Smith sur Conan, Les récits de Jim Starlin dans Warlock et les Avengers, ls X-Men du duo Claremont/Byrne et le Daredevil de Frank Miller viennent fermer la marche. Il est intéressant de noter que, dans une sorte de retournement culturel et après avoir déménagé aux Etats-Unis, je me suis mis à lire l'édition américaine – alors publiée par NBM – de Corto Maltese, un titre dont je n'avais que vaguement entendu parler, en Italie. J'étais alors à la fin de mon adolescence et ça m'est tombé dessus comme une tonne de briques. Par la suite et lors de retours en Italie, j'ai découvert beaucoup de choses qui m'étaient passées sous le nez au niveau du marché européen comme, par exemple, les derniers travaux d'Andrea Pazienza et tout particulièrement son Pompeo. Pratt et Pazienza furent les dernières influences de mon enfance. Depuis, j'ai pu apprécier d'innombrables oeuvres en tant que fan et aussi en tant qu'artiste en développement. Mais l'expérience est toute autre une fois que l'on est un adulte.


Stefano Gaudiano


Tu as commencé dans les comics en faisant de l'encrage pour d'autres artistes mais aussi en tant que dessinateur. Pourquoi t'es-tu spécialisé dans l'encrage ?
Stefano Gaudiano : L'encrage a toujours été un de mes centres d'intérêt en ce qui concerne le dessin. J'avais une grande admiration pour les rendus nuancés des cases d'Alberto Breccia. Et comme les comics Marvel étaient ma grande passion, l'encrage était pour moi un art à part, méritant d'être mentionné séparément des autres. J'admirais les encreurs qui semblaient tirer le meilleur du potentiel des dessins. J'étais abasourdi de l'amélioration notable des dessins de Paul Gulacy dès lors qu'il s'encrait lui-même. Les chemises en velours que l'on pouvait voir dans Master of Kung-Fu avaient vraiment l'air d'être en velours. La tonalité et les subtilités de son encrage me donnaient l'impression de me trouver au sein des pages, parmi les personnages et je pouvais sentir l'odeur des cigarettes et de l'alcool. D'autres encreurs faisaient du bon travail à partir des dessins de Gulacy mais il était le seul a pouvoir concrétiser sa propre vision. À l'inverse, même si j'étais bien conscient que Gil Kane n'était pas satisfait de l'encrage assez lourd de Romita, l'encrage de ce dernier est la raison pour laquelle j'étais tant investi dans leurs récits de Spider-Man. Et puis, bien entendu, il y avait l'encrage de Joe Sinnott sur les dessins Joe Sinnott Kirby de Kirby dans Fantastic Four. Rétrospectivement, on voit que Sinnott mettait en lumière l'intégralité de la force qui résidait dans les dessins de Kirby. Il a mis l'accent sur le caractère unique de leurs beauté de la même façon qu'un musicien parvient à mettre à jour l'âme d'un grand morceau. Mike Royer et Bruce Berry encrèrent Kirby, plus tard, mais c'est Joe Sinnott qui leur a montré comment faire. Quand j'avais à peu près six ans, j'ai vu mes frères copier des dessins de Mickey et c'est là que j'ai compris que les comics pouvaient être réalisés par des êtres humains. Mes propres efforts, à la suite des leurs, s'avérèrent décevants, jusqu'à ce que j'utilise du papier calque pour « dessiner » Captain America. J'étais fier du résultat final mais j'étais surpris quand mes frères qualifièrent le dessin de « sans intérêt ». Le traçage me semblait être une pratique tout à fait noble, alors. Un autre de mes frères, celui qui était le plus proche de moi en termes d'âge et de tempérament, avait quant à lui un réel talent créatif et il s'est rapidement mis à créer ses propres dessins et à écrire ses propres histoires. Je suivis son exemple et j'ai fini par être suffisamment motivé pour dépasser mes premiers instincts et je suis parvenu à développer talents de dessinateur, sans avoir désormais recours à la recopie ou au traçage. Mais ma passion demeurait le fait de pouvoir reproduire ce que je j'observais dans le monde réel : le réfléchissement au travers des lignes. J'ai beaucoup réfléchi à ce qu'on pourrait qualifier de « fractalité » des nuances dans la transition entre expérimenter et créer. Vous êtes un site français, par conséquent j'espère que vous ne m'en voudraient pas de m'égarer dans d'abstraites notions. Notre perception du monde prend place dans un espace conscient indépendant en soi du plan physique tridimensionnel que l'on habite et dans lequel on vit, à mesure du temps. La vision humaine réduit notre expérience de la réalité en une forme simple, bi-dimensionnelle. Afin de reproduire ce que l'on voit sur une surface bi-dimensionnelle, on peut se servir de lignes. Les lignes sont uni-dimensionnelles. Laissez-moi revenir un peu en arrière. Quand Bernini visualise une fontaine, il combine sa créativité, sa faculté d'observation et son talent pour la reproduction afin de créer une œuvre tri-dimensionnelle à partir de sa propre imagination. Cette œuvre peut alors être vue comme une dérivée bi-dimensionnelle, dès lors que l'on se focalise sur une perspective spécifique. L'aspect tri-dimensionnel du Triton de Bernini est fondamentalement dépouillé à travers sa projection sur un plan à deux dimensions, le long de l'axe correspondant à ce point de vue spécifique. Ce qui en résulte peut être une photographie, une peinture ou un dessin. Spider-Man Gil Kane John Romita Sr Si le dessin du Triton de Bernini était réalisé avec de l'encre, on retirerait alors encore une autre dimension. L'encrage impose de réduire les objets et leur apparence à des éléments solides, tracés avec leurs lignes et leurs formes. À chaque étape de ce procédé, le point de vue créatif est l'axe au long duquel un concept peut-être réduit en des dimensions plus gérables. Par conséquent, les encreurs se spécialisent dans la navigation de l'espace fluide, « fractal », situé entre la première et la seconde dimension. C'est un défi et c'est aussi très amusant. Un dessin du Triton de Bernini, s'il est bien composé et bien rendu, pourrait potentiellement transmettre la puissance et l'essence de la vision originelle de Bernini et ce bien mieux qu'en allant voir la fontaine elle-même. Les facteurs environnementaux de la piazza Barberini pourraient distraire l'observateur alors qu'un dessin encadré focaliserait son attention. Mais, en toute honnêteté, en ce qui concerne le génie de Bernini, je préférerais être guide touristique plutôt qu'encreur. L'encrage est incroyablement utile dans le domaine des comics, cela dit, car il sert parfaitement la complexité unique du medium. À travers la dé-linéarisation des éléments, l'encrage simplifie la navigation de notre conscience à travers l'espace-temps des illustrations des comics. La ligne claire d'Hergé est en quelque sorte l'épitomé du procédé : il a concentré beaucoup de choses dans ses Tintin. Pour en revenir au plancher solide des considérations pratiques : j'ai appris à dessiner, certes, mais l'encrage a toujours été mon point fort. Quand je me suis retrouvé dans des situations ou les dates butoirs m'imposaient de collaborer avec d'autres artistes, j'ai toujours préféré encrer plutôt que d'être encré. À terme, la décision de passer définitivement à l'encrage seul a été motivée par la naissance de mes filles. Illustrer un comic-book impose un niveau de concentration qu'il m'était impossible d'atteindre avec des délais mensuels. Je ne suis pas auteur et je me retrouvais donc, quoi qu'il arrive, à lutter dans une position défavorable, au service d'un autre et de plus en plus j'échouais à finir dans les temps ou encore à produire des illustrations dont je pouvais être fier. Parfois les deux. J'ai finalement compris que je serais nettement plus efficace si je pouvais me concentrer sur mon meilleur atout et j'ai demandé à mon éditeur, chez DC Comics, si je pouvais m'essayer à encrer Paul Gulacy qui illustrait alors un titre, chez eux. Ça ne s'est pas fait mais je lus dans une interview que Michael Lark n'était alors pas contre l'idée d'avoir quelqu'un à ses côtés pour encrer ses dessins. Il s'était dit que les illustrateurs qui pouvaient alors faire l'affaire étaient trop occupés par leurs propres projets. Voyant là une parfaite Stefano Gaudiano Michael Lark Gotham Central opportunité, j'ai contacté Michael et j'ai alors débuté ma carrière en tant qu'encreur à plein temps avecGotham Central #13.

Que faut-il pour faire un bon encreur ?
Stefano Gaudiano : De la sensibilité et du respect. Ça et l'habituelle combinaison d'inspiration et de talent nécessaire à toute forme d'artisanat. La capacité à être inspiré à la vue des dessins d'un autre est au coeur de l'encrage. En premier lieu l'encreur doit comprendre et apprécier les crayonnés aussi bien que l'histoire que les illustrations s'efforcent de raconter. La technique et le style peuvent alors se développer naturellement à travers l'expérience et la pratique. Étant donné que l'encrage requiert une bonne compréhension de la structure sous-jacente, il est nécessaire de pratiquer non seulement le traçage et la copie mais aussi chaque aspect du dessin. Sachant comment on dessine, l'encreur peut alors comprendre ce qu'il a devant lui, sur la planche. Aimer et apprécier l'art des comics en général permet aussi à un encreur de comprendre des choses qui ne se trouvent pas toujours sur la page mais qui sont aussi très importantes et utiles quant à décider de comment on va encrer. Les fondamentaux de l'encrage ont été définis par la discrète sublimation des dessins de Kirby par Joe Sinnott jusqu'à leur état absolu, par Tom Palme encrant Gene Colan, par Mark Morales encrant Jim Cheung. Par ce travail sans esbroufe qui accomplit ce à quoi on peut arriver avec des magnifiques illustrations, dans notre medium.

Le métier d'encreur n'est pas assez souvent reconnu dans l'industrie du comics. Comment juges-tu cette position injuste ?
Stefano Gaudiano : Pour faire court : non, je ne pense pas que ce soit injuste. Le travail d'un encreur revient fondamentalement à mettre la meilleure lumière possible sur la vision d'autres artistes. L'encrage facilite le regard sur le dessin ce qui, en retour, facilite l'immersion du lecteur dans l'histoire. Je suis content qu'il y ait des récompenses pour les directeurs photos, au cinéma, ils méritent le plus grand respect. Mais je ne suis pas non plus fâché du fait que les acteurs, les réalisateurs et les auteurs reçoivent plus d'attention. Depuis la dernière décennie, un peu plus ou un peu moins, et pour des raisons diverses et variées au sein même de l'industrie du comics, il est devenu fréquent que les dessinateurs parachèvent leurs crayonnés. Pendant ce temps, les coloristes ont gagné en notoriété grâce aux progrès techniques. Dans un tel contexte, le modeste degré de reconnaissance dot bénéficient les encreurs professionnels semble approprié. Stefano Gaudiano Captain AmericaBien, maintenant je vais élaborer mon propos et partir en roue libre. Il arrive que l'apport d'un encreur soit plus important pour la qualité d'un produit que celui de l'illustrateur : Milton Caniff encrait les crayonnés de Dick Rockwell sur Steve Canyon et se créditait aux dessins. Mais le fait est que Caniff avait créé et établi le style général des illustrations et, en encrant Rockwell, il ne faisait qu'apporter la touche finale à des dessins qu'il avait lui-même, en premier lieu, conçus. Aux éditions Bonelli, Bruno Ramella est reconnu en tant que dessinateur principal sur des titres sur lesquels d'autres artistes sont en charge des illustrations ou de la mise en page. C'est justifié dans la mesure où la narration, dans les comics Bonelli, est très orientée par les auteurs et que les illustrations se contentent de suivre. C'est une longue tradition, bien éprouvée. Dans ce contexte, le dessin se résume à un travail plutôt technique. Ramella, en tant qu'encreur, apporte le flair et la saveur faisant tout le sel des illustrations des récits qu'il produit. Dans la même idée, Gene Day a apporté une atmosphère incroyable aux excellents dessins de Mike Zeck sur Master of Kung-Fu. Al Williamson, John Severin, Bill Sinkiewicz et Klaus Janson : tous apporte une phénoménale force créatrice et de la personnalité dans leurs encrages. Mon partenaire au studio, Brian Thies, a commencé à finir ses propres dessins (c'est actuellement le cas sur Predator) et une fois qu'il se sera mis à écrire ses propres histoires, il sera devenu un véritable génie du comics. En tant qu'encreur, il a fait un travail fantastique en finissant le travail de Butch Guice et de Michael Lark sur Winter Soldier et ce en exprimant sa propre personnalité. Leurs styles étaient compatibles et les crayonnés laissaient une place appréciable à l'interprétation. Si on considère ses motivations artistiques, Brian aurait probablement détesté encrer un style d'illustration plus limitatif. Dans le fond, il y a toujours assez de place laissée à l'encreur pour qu'il puisse saisir le manche de la guitare électrique et occuper le devant de la scène, mais ça, on ne doit le faire que lorsque l'on y est invité. Ce qui est merveilleux, à mes yeux, c'est que même quand le dessinateur a déjà bien déterminé les contours de son illustration, le fait d'encrer son trait a toujours une influence bien distincte sur le produit fini. Tony Akins, qui a récemment rejoint notre studio, est un des meilleurs dessinateurs que j'ai jamais vus. Durant sa carrière, il n'a jamais vraiment fait beaucoup d'encrage, y compris sur son propre travail. Cependant, il a été d'accord pour encrer les dessins de Matt Roberts sur Manifest Destiny car il a vu des reflets de sa propre personne dans ce comics. Les contours des dessins de Matt sont clairement définis et Tony a accompli un vrai travail de funambule, aux pinceaux. Il a suivi précisément les crayonnés de Matt tout en apportant sa touche personnelle à l'unique dimension de la ligne encrée.Stefano Gaudiano Tony fait un travail minutieux que certains qualifieraient d'inconséquent car « ça a le même aspect que les crayonnés » mais Manifest Destiny est une de ces rares œuvres où le compositeur, le chef d'orchestre, les musiciens, les acteurs et les techniciens travaillent ensemble pour créer un chef-d'œuvre. Chaque élément de l'ensemble élèvent le tout et un encrage médiocre, quel qu'en soit le niveau de précision, serait dommageable à la totalité de l'opéra. L'encrage n'est pas demandeur de louanges mais, en tous cas, il mérite d'être respect.

Parmi tous les artistes que tu as encrés, lequel t'a donné le plus de fil à retordre ?
Stefano Gaudiano : Les plus gros défis se sont posés dans des situations où les choix en matière de style n'étaient ni simples, ni évidents. Il y a quelques années, Tony Harris a laissé tomber Spider-Man : With Great Power, une série écrite par David Lapham. Lapham a dû dessiner le dernier numéro lui-même, faisant de son mieux pour adapter son style, et on m'a appelé pour en faire l'encrage. Il est difficile de trouver les noms de trois artistes plus différents, à l'époque, que nous l'étions les uns des autres. Mais avec David et aussi avec Matt Milla aux couleurs, on est quand même parvenus à faire en sorte que le style ait l'air assez consistant pour que le lecteur moyen ne soit pas distrait dans sa lecture. Après que Michael Lark ait quitté Gotham Central, j'ai illustré quelques numéros de la série avant de retourner à l'encrage quand Kano a repris le dessin. J'adore ce que fait Kano mais, du fait de l'habitude, ma toute première approche était alignée avec l'esthétique de Michael. Avant d'aborder le dernier arc de la série, j'ai rendu visite à Kano, en Espagne, et j'ai eu l'opportunité de pouvoir mieux comprendre comment il dessinait ce qui m'a permis d'améliorer la qualité de mon travail sur ces derniers numéros. Sur X-O Manowar, Lee Garbett n'avait pas le temps de peaufiner ses crayonnés et je n'arrivais pas à saisir son style. Comme cela arrive, les jobs les plus hardus peuvent néanmoins se révéler les plus productifs et du très bon travail peut être tiré d'une telle collaboration. Je me suis dit que je devais penser à lui comme j'aurais pensé à Jack Kirby, que je devais respecter la force de ses crayons et employer mon propre style pour augmenter cette force plutôt que de m'y opposer.


Stefano Gaudiano


Et qui, aurais-tu rêvé d'encrer ?
Stefano Gaudiano : Ce serait génial que de pouvoir encrer les idoles de mon enfance : Steve Ditko et John Romita tout comme les regrettés Gene Colan, Jack Kirby et Gil Kane. Je ne pourrais pas encrer Paul Gulacy mieux qu'il ne le fait lui-même. Cela dit, ce serait rigolo de m'y essayer. Steve Epting et Scott Eaton sont deux artistes de ma génération qui travaillent dans des styles qui me parlent immédiatement et, malheureusement, je n'ai pas encore eu l'opportunité de travailler avec eux. Mais, sorti de ça, j'adore être surpris et inspiré par l'art qui est novateur ou bien qui ne m'est pas familier.

Gotham Central a été la série sur laquelle tu as longtemps réalisé le plus d'épisodes. Quel regard portes-tu sur cette série et sur la manière dont vous avez tous collaboré (Michael Lark, les scénaristes et toi) ?
Stefano Gaudiano : Gotham Central demeure une des meilleures séries sur lesquelles j'ai travaillé. Tout a été mis en place par Ed Brubaker, Greg Rucka, Michael Lark et les éditeurs pour faire en sorte que cette série soit une des oeuvres les plus mémorables de notre médium. C'est super de voir que les recueils continuent de ressortir et se vendent aussi bien. Quand on m'a confié ce job, le courrier électronique était encore quelque chose de relativement nouveau et les éditeurs devaient choisir entre encourager ou bien en décourager l'usage au sein des équipes créatives. Matt Idelson et Nachie Castro ont donné leur aval et le processus créatif a été pleinement collaboratif. La qualité du résultat s'en est ressentie. Cette énergie s'est étendue à Daredevil, sur lequel Warren Stefano Gaudiano Gotham CentralSimons et Alejandro Arbona ont émulé l'énergie d'une équipe sportive. Ils avaient un roster bourré de talents qui s'étendait le long d'un super ensemble de séries. Dans le domaine très commercial des séries mensuelles, il n'y a rien de tel que de travailler avec des créatifs motivés et ce sur des titres importants avec des éditeurs qui sont aussi emballés par le produit que par sa réalisation.

Tu es souvent sollicité pour encrer des artistes ayant un style très reconnaissable comme Michael Lark, Charlie Adlard ou Butch Guice. Est-ce que tu te plies à leur trait ou au contraire tu parviens à glisser un peu de ton style dans chacune de leur approche visuelle ?
Stefano Gaudiano : Pour en revenir à mes observations précédentes : le but est de servir le dessin aussi bien que l'histoire et la façon d'y arriver dépend des spécificités de chaque job. Les projets où l'on me demande d'exercer mon propre style peuvent être fun mais parvenir à compléter la vision puissante d'un autre est, en quelque sorte, plus gratifiante. Michael Lark s'était arrêté sur une idée bien précise de ce que devait être un encrage idéal de ses dessins, juste avant que je n'arrive sur le projet. C'est ironique mais c'est peut-être la raison pour laquelle on m'a appelé car il lui a fallu plus de temps que prévu pour compléter cet ultime numéro J'ai observé de très près les copies noir et blanc de ses dessins encrés quand j'ai commencé a encrer les nouvelles illustrations. Les dessins de Michael étaient globalement un excellent cas d'étude pour moi, en tant qu'encreur. Au fil de sa carrière, son style était parti d'un aspect énergique façon Ted-McKeever sur Airwaves pour aller vers la ligne claire de Terminal City pour finir sur des noirs audacieux inspirés d'Alex Toth (entre autres) qui se sont retrouvés sur Gotham Central. Ce n'est qu'en encrant son travail que j'ai réalisé que le génie de Michael tenait dans sa manière de cadrer les séquences, son emploi d'une caméra virtuelle sur la page du comic-book. Pour moi, c'était révolutionnaire de voir quelqu'un employer de cette manière la plus grande partie de son temps à la conception et à la mise en scène dramatique plutôt qu'à simplement s'amuser avec ses planches. Un de mes échecs en tant qu'illustrateur est que bien que j'aie un certain talent pour la narration, je n'y consacre pas la moitié des efforts que je consacre au nuances du rendu. Quoi qu'il en soit, afin d'augmenter le réalisme requis par l'histoire, Michael employait des références photographiques. Il prenait des photos et prenait souvent lui-même des poses. La vision n'en était que plus la sienne.Avec un tel procédé en place, il lui fallait s'assurer que les encrages mettent en place l'atmosphère adéquate. Et c'est arrivé au 12e numéro de Gotham Central qu'il a mis le doigt dessus et il a pu alors me fournir un solide modèle stylistique à suivre. Avec Butch Guice, là encore, ses dessins qu'il avait lui-même encrés peu avant fournissaient un exemple concret de ce à quoi ses illustrations walking deaddevaient ressembler au final. Je n'ai fait que suivre son exemple. En encrant ses dessins, j'ai vu des choses uniques qu'il arrivait à faire avec l'agencement des images – prendre des images et les incliner légèrement afin de créer des perspectives non-naturelles. C'était très intéressant. Gene Colan avait pour habitude de manipuler ses silouhettes tri-dimensionnelles de manière à suggérer le mouvement dans le temps au sein d'une même case. Butch employait des dessins qui faisaient penser aux comics de Colan ou encore à d'autres oeuvres classiques de chez Marvel et ils les arrangeait dans ses planches avec un design et un cadrage qui soulignaient de manière unique la nature bi-dimensionnelle de la planche. Puis, sur certaines cases, il inclinait légèrement le dessin au travers du plan, comme s'il prenait la photo d'un personnage et qu'il l'inclinait pour bien montrer qu'il s'agissait d'une photo et non d'un personnage placé de l'autre côté d'un fenêtre. Dans les mains de Butch, ces techniques amélioraient à la fois la narration et l'atmosphère des histoires d'espionnage nimbées de paranoïa d'Ed Brubaker. En tant qu'encreur, je savais que j'avais mieux à faire que d'essayer de « corriger les choses ». Et on ne le dirait pas comme ça, mais le style de Charlie sur The Walking Dead d'une grande précision. Ses crayonnés requièrent une grande attention, plus encore que ceux de Butch ou de Michael dont les illustrations requièrent un coup de pinceau à l'aspect plus lâche. Appliquer un nouveau processus d'encrage était très amusant et, encore une fois, j'en apprend de plus en plus sur les intentions de Charlie à mesure que vont les choses. Récemment, j'observais une de ses cases à travers le prisme mental du dessin des comics mainstream et je lui ai posé une question portant sur l'éclairage. À mesure que nous parlions, j'ai réalisé ce qui aurait dû être une évidence : au sein du cadre standardisé du mastodonte destiné à un marché étendu qu'est The Walking Dead, Charlie a employé des techniques issues des inspirations avant-gardistes de Lorenzo Mattotti et ce avec un grand succès. C'est un exemple parfait de la manière dont Charlie, en tant qu'artiste, peut employer ses vastes connaissances aussi bien artistiques que dans le domaine des comics pour se mettre au service des histoires qu'il illustre. Vous comprenez alors pourquoi, en tant qu'encreur, je suis plus qu'enclin à suivre ses consignes.


Stefano Gaudiano Valiant universe


Ces derniers temps, tu as été happé par la vague Valiant Comics. Comment es-tu arrivé sur des séries comme Bloodshot, Harbinger ou XO-Manowar ?
Stefano Gaudiano : Après que mon éditeur, Warren Simons, ait quitté Marvel, je suis passé d'un titre à un autre sans arriver à réellement me poser sur un job. Puis, en 2011, Marvel à commencer à réduire les tarifs de ses pages et j'ai décidé de me lancer dans le freelance. J'ai pu faire des animations, des storyboards, des illustrations, etc. Mais, après quelques mois, la routine de l'encrage mensuel a commencé à me manquer. Warren avait été engagé par Dinesh Shamdasani pour relancer Valiant Comics et j'avais déjà donné mon accord pour travailler sur X-O Manowar à temps partiel. J'ai contacté Warren et il a augmenté ma charge ainsi que mon tarif à la page. Cela m'a permis de revenir à l'encrage à plein temps et, après quelques années, je me suis retrouvé à travailler sur quasiment chacun de leurs lancements.

Que penses-tu de cet univers ?
Stefano Gaudiano : Je l'adore. Une des illustrations les plus marrantes Stefano Gaudiano que j'ai jamais encrées était un plan de groupe tiré de l'univers Valiant, dessiné par Lee Garbet et coloré par Brian Reber pour le livret promotionnel du Free Comic-Book Day 2012. En général, j'ai adoré travailler avec Warren et avec l'équipe de Valiant. Leur enthousiasme se reflète dans leurs séries et ce faisant, je suis devenu fans de leurs personnages et de leurs histoires. Je passe d'ailleurs un grand bonjour à Josh Dysart. Josh a sublimé le Harbinger de Jim Shooter en un phénomène complexe qui continuera de s'étendre dans les décennies à venir. Quelque soit son salaire, il mérite une augmentation.

Cela fait maintenant plus d'un an que tu as rejoint l'équipe de WALKING DEAD. Etais-tu familier avec les comics, la série télé ?
Stefano Gaudiano : Je lis le comic comme tout à chacun. Je dévore trois ou quatre TPBs lors de sessions sporadiques. J'avais regardé la première saison de la série tv mais j'ai laissé tomber au début de la seconde, quand le Shane de John Bernthal’s Shane a commencé à devenir très flippant. Le côté obscur de l'histoire était nettement plus marqué à l'écran que sur les pages. Mais j'ai fini par reprendre le train en marche avec les dernières saisons.

J'ai eu le plaisir d'interviewer Charlie Adlard qui m'a dit tout le bien qu'il pensait de ton travail et combien tu lui étais indispensable. A t-il tout de même eu des exigences particulières lorsqu'il t'a confié ses planches au tout début ?
Stefano Gaudiano : Juste les prérequis implicites nécessaires pour respecter ce qui a été fait. Charlie a très simplement dirigé mon travail en crayonnant plus précisément qu'il ne l'aurait fait pour lui-même et Robert Kirkman m'a donné quelques indices alors que je m'efforçais encore de saisir le style de Charlie dans les premiers numéros, ce qui m'a bien aidé.

Lorsque tu es arrivé sur la série, tu as du te mettre très vite dans les clous, puisque 2 épisodes sortaient chaque mois. Comment as-tu tenu le rythme ?
Stefano Gaudiano : Ça s'est avéré bien plus facile que je ne le pensais. Je croyais que j'aurais à finir des crayonnés grossiers et j'ai appelé le talentueux David Lee Ingersoll pour m'aider à bien saisir l'essence même du travail de Charlie et aussi pour, éventuellement, m'aider. Mais, enStefano Gaudiano Walking Deadl fait, Charlie m'a apporté des crayonnés complétement achevés, ce qui était incroyable. J'ai pu alors me concentrer sur l'encrage et les deadlines n'ont posé aucun problème. Il m'a cependant fallu du temps pour bien cerner son style. Pendant la plus grande partie de son run, Charlie a crayonné et encré ses dessins à une plus petite échelle que les originaux. Quand il est passé au crayonné seul, il a commencé à travailler à une plus grande échelle ce qui lui permettait d'injecter plus de détails. Je n'avais pas de modèle, de référence quant à ce que son dessin aurait l'air à cette nouvelle échelle et j'ai donc demandé à Charlie s'il pensait que je devais reproduire les lignes fortes que l'on trouvait dans ses dessins plus petits. Cela aurait cependant eu l'inconvénient de couvrir une grande partie de la beauté de son trait à grande échelle et il m'a suggéré de suivre mon instinct. En fin de compte, j'ai réalisé qu'alors que j'avais naturellement tendance à chercher à mettre en valeur les dessins en ajoutant une couche d'encre par-dessus un crayonné, ceux de Charlie demandait à ce que j'inverse mon processus mental. Il me fallait être plus subtil et mettre un bémol à mes techniques de pinceau qui, finalement, diluaient la force du trait de Charlie. Pour résumer, sur The Walking Dead, plutôt que d'ajouter une touche finale avec un pinceau, j'utilise un stylo pour effacer toute trace des traits d'essai de Charlie et pour révéler ce qui est son trait final, précis.

Dans Walking Dead, il arrive parfois que certaines scènes soient très violentes visuellement parlant. Comment appréhendes-tu cette violence ?
Stefano Gaudiano : Quand les gens se font décapiter, je fais en sorte de prévenir les enfants et je leur dis de ne pas regarder mes dessins. Cela étant dit, rien de ce qu'on peut trouver dans la série ne m'a posé de problème, personnellement. Je pousse parfois un hoquet de surprise mais tout ça s'inscrit parfaitement dans le contexte de la série.

J'ai lu dans une interview que tu adorais dessiner les zombies. Es-tu un fan du genre ? Et si oui, quels sont les meilleurs titres, films les mettant en scène ?
Stefano Gaudiano : Ce que j'aime dans le fait de dessiner et d'encrer des zombies est l'effet de pourriture ou d'usure que prennent les textures sur l'être humain. Ca combine mon amour pour l'art classique avec des murs usés, de la mousse, la salissure. La beauté des choses anciennes s'en trouve magnifiée et ça si c'est effectivement horrifique, ça reste très beau. Je ne suis pas stefano gaudiano walking deadun connaisseur du genre en soi mais j'adorais l'atmosphère des films de Romero et, dans les comics, j'ai été très marqué par Deadworld, dans les années 80. Il ne fait aucun doute de The Walking Dead élève le genre en étendant le contexte d'une apocalypse zombie dans une saga au long cours et en examinant tous les détails de la nature vivante au milieu des morts-vivants.

As-tu le temps de travailler sur d'autres projets ?
Stefano Gaudiano : En ce qui concerne les comics, je préfère réserver tout mon temps à The Walking Dead, dont le rythme de parution est d'à peine plus d'un mois entre deux numéros depuis un moment. En dehors des comics, je m'efforce de me concentrer sur certaines choses : lire des livres et des articles et aussi de faire des efforts afin d'améliorer ma compréhension des dynamiques sociales. Je suis aussi une sorte de consultant sur une histoire écrite par mon frère, Franco, et d'autres choses, encore, sur d'autres sujets. J'aimerais être plus concentré et, chemin faisant, apprendre ce que signifie réellement être concentré sur quelque chose. L'encrage est de toute évidence une discipline parfaite pour s'exercer à la concentration et encrer les illustrations de Charlie m'a été aussi bénéfique en la matière que de faire du yoga.

Sur le site, nous avons une question métaphysique. Si tu avais le pouvoir de visiter le crâne d'un autre artiste pour en comprendre le génie, qui irais-tu visiter et pourquoi faire ?
Stefano Gaudiano : Pythagore. Je ne sais pas grand chose de lui mais j'ai l'impression que si on pouvait avoir un aperçu de son esprit, on en tirerait des perspectives intéressantes quand à des notions très générales.

Merci Stefano !


Stefano Gaudiano walking dead