L'histoire :
Un homme feuillette quelques BD dans une librairie, lorsqu’il reçoit un coup de fil de son épouse. Il a oublié le rendez-vous urgent à la banque, qui ferme à midi, il faut qu’il se magne le train ! Pour « se » faire pardonner, il « lui » achète une statue géante de Corto Maltese et file… au bistrot, car il a fixé au même moment un rendez-vous à son pote Loïc, pour boire une bière. Cette fois-ci, il va être en retard, c’est sûr ! Une seule solution : traverser la vieille ville en courant, un dédale de ruelles dans lequel il a coutume de se perdre. Une fois encore, ça ne manque pas : il tourne, en vain, en boucle, revient sur ses pas et… la nuit tombe ! Totalement perdu, il entre dans un hôtel pour demander sa route. La patronne s’enguirlande avec le chauffagiste. Il essaie d’en placer une, mais n’y parvenant pas, il demande une chambre, épuisé par cette journée absurde. Il monte dans sa chambre, ne s’étonne pas plus que ça d’y voir un petit homme attablé et éreinté, s’allonge sur le lit. A son réveil, au matin, le petit homme se couche. Notre héros s’habille et ressort de l’hôtel, sa statue sur l’épaule, pour une nouvelle journée entière dans le labyrinthe de la vieille ville… jusqu’au soir. Là, alors qu’il s’écroule, désespéré, il constate avec horreur qu’il se dédouble ! Il est alors recueilli par une postière en camionnette, qui l’emmène jusqu’à son hôtel. La patronne s’y engueule avec le chauffagiste… il monte dans sa chambre… où un petit homme…
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
L’année dernière, Paco Roca avait publié Rides, une chronique sociale ultra-sensible sur la maladie d’Alzheimer (d’ailleurs actuellement en cours d’adaptation pour un film d’animation sur grand écran). Avec la même intelligence, mais dans un registre onirique foncièrement distinct, il livre à présent un petit bijou emprunt de philosophie, en 94 planches. Tout part en sucette à partir d’un moment de stress commun, causé par une démarche matérialiste (un rendez-vous à la banque en train d’être loupé). Notre héros – Paco Roca himself ? – sombre alors dans une spirale non-sensique inextricable. Il quitte notre réalité pour pénétrer en un territoire absurde, où chaque personne qu’il rencontre se borne à un rôle précis répétitif qui n’aboutit à rien… tout comme lui cherche en vain à sortir de son labyrinthe. Il y a le petit homme, qui établit en boucle la liste de ses outils pour son plan d’évasion ; la postière, qui distribue des lettres qu’elle écrit elle-même et ne communique que par ce biais ; le chauffagiste, qui s’engueule inlassablement avec la patronne de l’hôtel… Chacune de ces rencontres sont autant de « tocs » (troubles obsessionnels compulsifs) ou d’auto-contraintes psychologiques, exacerbés à outrance. Car, eh oui, scoop : la vie est une rengaine, répétitive, à la finalité absurde. Pour le cadre, on pense au gigantisme urbain des Cités interdites de Peeters et Schuiten… pour la trame, plutôt à la quête de sens délirante et subtile des ouvrages de Marc-Antoine Mathieu (Julius Corentin Acquefaques, L’ascension, Les sous-sol du Révolu…). Au fil de ses rencontres, Paco le héros aborde encore, avec une légèreté douce-amère, bien d’autres aspects de la vacuité de nos existences. Il y a ce type qui passe sa vie à préparer sa mort (il dort dans son cercueil)… le cartographe qui dessine des cartes à l’échelle 1:1 (ce qui pose quelques problèmes de stockage)… le savant qui clone sa femme décédé sans jamais recréer les conditions de l’amour… le vampire qui conserve précieusement tout objet matériel… C’est intelligent, pertinent et jouissif ! Un ouvrage essentiel, à recommander aux grands stressés, pour les aider à relativiser…