L'histoire :
Else laisse Cissy Mohr à son cousin Paul, en feignant de croire qu’il l’apprécie pour ses talents de joueuse de tennis, plutôt que parce qu’ils ont ensemble une liaison secrète. En villégiature à San Martino, Mademoiselle Else rêve d’une vie insouciante avec un bel italien, d’une villa à escalier de marbre plongeant sur la mer où elle pourrait s’allonger nue. En attendant, elle rentre à son l’hôtel et doit se contenter de saluer le gros Dorsday, un marchand d’art, ami de son père, qui se croit spirituel et l’énerve. Dans sa chambre, elle prend connaissance d’un express de sa mère, priant pour qu’il s’agisse d’une nouvelle indiquant les fiançailles de son frère, plutôt qu’un message ayant pour objet les difficultés de son papa : l’avocat viennois doit une somme importante et sera mis en prison s’il ne la verse pas très rapidement. Hélas, le courrier n’a rien à voir avec quelques futures épousailles : on aimerait qu’elle approche Dorsday et sollicite pour son père un prêt de 30 000 gulden, qui le sauverait. Sa mère ajoute que son père a déjà tenté par deux fois de se donner la mort et se souvient que le vieux marchand a toujours été particulièrement séduit par Else. Aussi, la jeune femme se pare-t-elle et aborde le richissime négociant qui accepte le prêt, à une condition : la contempler nue pendant un quart d’heure dans sa chambre ou dans une clairière, où l’éclat des étoiles l’habillerait magnifiquement.
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
D’abord par touches légères, l’eau des aquarelles de Manuele Fior nous transporte dans le roman d’Arthur Schnitzler avec d’infinies précautions. Qui pourrait imaginer, que sous les traits d’une jeune bourgeoise un brin insouciante et au sens inné de la répartie, il basculera sans s’en apercevoir dans un récit aux accents dramatiques et angoissants ? Car lentement et inexorablement, on plonge, avec notre Mademoiselle Else, dans ce que la solitude a de plus effrayant : confrontée a un choix impossible, cette jeune femme aux envies d’émancipation est brisée net avec pour seule issue un geste désespéré. Constitué pour partie de la description de ce combat intérieur, le récit oppose très habilement les fantasmes de la jeune autrichienne à ce qui lui est proposé, en une proximité renforçant sa culpabilité : ce n’est pas se montrer nue qui la gêne, elle le ferait sans peine pour ce joli brun à l’air voyou, mais d’y être contrainte sans choix. Quant au geste final qu’elle commet, s’il reste le seul à résoudre tout, il est surtout le témoignage du désamour total qu’elle ressent : celui de ses parents échangeant gros sous contre dignité ; celui de sa tante et, au travers du marchand, celui de la société dans laquelle elle évolue… Manuele Fior s’approprie parfaitement cet univers, pourtant hostile, via un graphisme allant du doux-clair à l’obscur-profond quasi dérangeant. De même, la métamorphose physique de l’héroïne, dont le visage ou le port de tête absorbent peu à peu le poids du dilemme, ou l’alternance du réel et du fantasmé accompagnent impeccablement la folie, seul point d’ancrage à l’impossible choix. Une histoire sensible et déroutante, portée par un personnage central que Manuele Fior fait très intelligemment jouer pour nous.
