L'histoire :
Une nuit, une foule immense se rassemble sur un lac gelé situé au-delà du cercle polaire. Les gens se tassent afin de former, vue du ciel, la forme d’un homme. Mais imperceptiblement, il reste un trou, un vide coïncidant avec l’emplacement d’un homme, manquant. Cet homme, il l’apprendrait plus tard, c’est Otto, artiste performiste. Mais revenons quelques années en arrière. Dans le musée de Bilbao, Otto s’apprête à réaliser une énième performance devant un public curieux venu en nombre, amassé autour de lui. Nu au milieu du hall principal, il soulève un lourd miroir de sa taille, jusqu’au-dessus de sa tête. En levant les yeux, il aperçoit alors quelques instants son reflet, puis l’explose sur le sol. Otto est pris d’un vertige. La foule acclame. Les médias culturels glorifieront son génie. En réalité, tous se trompent, car la symbolique d’Otto a été trop forte pour son potentiel intellectuel. S’il a explosé le miroir, c’est qu’il a été dans l’impossibilité d’achever son tableau. Il prend alors conscience qu’il ne peut plus performer de la sorte, qu’il a atteint ses limites. Il se retire, déçu par le succès provenant d’un public qui ne l’a pas compris. Quelques jours plus tard, il apprend la mort simultanée de ses parents. Le notaire lui annonce qu’il hérite de sa vieille maison d’enfance ainsi que d’une mystérieuse malle. Otto se rend aussitôt dans le grenier de cette demeure et ouvre la malle. Celle-ci contient une lettre posthume de ses parents expliquant qu’ils se sont livrés à une expérience existentielle dingue sur lui, entre sa naissance et son 7ème anniversaire : ils ont tout filmé, tout enregistré, tout analysé de sa vie, et tout est consigné dans cette malle, avec des millions d’heures de vidéos, de bandes audio, de photos… Otto conçoit qu’il ne connait pas ce lui-même de cette période, car il l’a oublié. Il décide de s’exiler loin avec cette malle et de tout exhumer progressivement, afin d’apprendre son moi enfant en temps réel…
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
A chaque nouvelle œuvre de Marc-Antoine Mathieu, il faut s’attendre avec jubilation à être surpris. L’auteur n’aime en effet rien tant que l’expérimentation en BD, autour de sujets symboliques et abstraits. Les fans du registre plébiscitent ainsi les errances philosophiques et décalées de son Julius Corentin Acquefacques, son approche de Dieu, de la décomposition millimétrée du temps et de l’espace dans 3’ ou plus irréellement des Sens. Avec cet Otto, au prénom palindromique, il raconte l’histoire d’un artiste performiste qui décide de ré-assister minutieusement à toute la partie de la vie qu’il a oubliée : ses 7 premières années consignées par ses parents sur moult supports. En somme, « L’homme réécrit », comme le souligne la baseline. Le plus fort, c’est que MAM se moque un peu de ce personnage (on ne le voit que rarement de face), de sa psychologie ou des anecdotes qui composent son enfance. Seule l’intéresse la démarche intellectuelle qu’Otto entreprend et la forme lente (et destructrice sur le long terme) de son étude. Ainsi, il vous pose des questions aussi fondamentales que surréelles : vous connaissez-vous ? Est-il nécessaire de se connaître à fond ? Qu’est-ce qui compose la pleine connaissance de soi-même ? Et dans cette optique, existe-t-il une méthode efficace ? Est-il possible de distinguer le factuel du souvenir ? Sa BD alterne des illustrations encrées en aplats noir-gris-blancs, selon un découpage strict d’une à deux cases (carrées) par page, au format à l’italienne. Comme d’habitude, il joue avec la géométrie des formes, les superpositions, les angles doubles et l’appel du vide, du blanc du papier. Comme d’habitude, ce bouquin étonnant ravira les lecteurs qui adorent se poser ce genre de questions, et fera cligner très fort les yeux des autres.