L'histoire :
Un matin, très tôt avant l’aube, un marin pêcheur tout frêle et un peu vieux s’extirpe de son lit pour partir au travail. Son épouse, une traditionnelle bigoudine rondouillarde, lui prépare sa crêpe au lard et son café. Comme chaque matin, elle lui met une boîte de sardine dans son casse-dalle du midi. Le pauvre, il n’en peut plus des sardines… Douche, habillage et quelques facéties plus tard, le voilà parti vers le port, à pied à travers la lande. Il s’en grille une et réveille son apprenti à l’arrivée, endormi sur le quai. Ils démarrent leur petit chalutier, la Maria et se retrouvent aux premières lueurs du jour à remonter un premier filet. Celui-ci contient les poubelles de l’océan et un unique bébé sardine, aussitôt rejeté à l’eau. Pause-café. Notre marin « range » sa boîte de sardine dans la cale, avec les milliers d’autres qu’il stocke là, quotidiennement, depuis des années. Soudain, c’est le drame. Un gigantissime navire de pêche sort du brouillard à quelques mètres, fonçant droit sur eux. Une manœuvre d’urgence d’évitement leur permet juste de frôler la coque. Mais l’hélice de la Maria se noue dans les filets que le monstre laisse dériver sur ses flancs. Le chalutier se fait dès lors traîner… et il est trop petit pour que quiconque s’aperçoive de sa présence. Après avoir foiré sa fusée de détresse, le marin jette son apprenti à la mer dans un pneumatique de secours, afin qu’il prévienne les autorités. Lui est capitaine, il reste à bord et attend… longtemps… Le soir arrive. A quai, son épouse s’inquiète. Des copines bigoudines viennent broder leur dentelle à ses côtés pour lui tenir compagnie…
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Encore une fois… ça semble tellement simple de faire de la bonne BD… quand on s’appelle Wilfrid Lupano ! Réputé pour son sens du dialogue, le scénariste se paye le culot d’une BD totalement muette, en compagnie d’un spécialiste du genre : Gregory Panaccione. Et sur 280 planches, s’il vous plize. A priori, le pitch pourra pourtant sembler basique : c’est l’aventure extraordinaire et délirante que vivent un beau jour un modeste marin-pêcheur et son épouse, confrontés en parallèle aux aberrations du productivisme moderne. Et pourtant, il est bel et bien question d’amour. Ça se voit : ce petit pêcheur aime son métier, quand bien même il est d’une grande dureté. Ce couple caricatural et rustique s’aime aussi tendrement, malgré leurs différences (il est malingre, bigleux et rustaud ; elle est énorme, bigoudine jusqu’aux orteils et romantique). Sur le plan graphique, rarement un dessin aussi jeté et vif (réalisé à la palette graphique !) a semblé aussi précis. Panaccione sait aussi admirablement générer les effets d’une mise en scène cinématographique, alternant à bon escient les doubles pages et le découpage qui s’emballe. C’est bel et bien le traitement narratif et l’expressivité insufflée par le dessinateur qui tirent l’œuvre vers le haut, vers un humanisme magnifique. Et qui écorne au passage l’aveugle rouleau-compresseur des puissants monstres nés du monde moderne. Une ode aux petites gens, aux sardines et à la BD sans dialogue.