L'histoire :
Un gamin de dix ans, sur le chemin du retour de l'école, se laisse attirer par un attroupement sur la place du village. Au milieu d'une petite foule de curieux, un camelot fait la promotion d'un détachant miraculeux. Il n'hésite pas à projeter sur les vêtements de badauds des produits salissants pour démontrer ensuite l'efficacité incroyable de son nettoyant. Le jeune Albert imagine alors la joie de sa maman s'il lui apportait un tube de ce produit merveilleux. Mais lorsqu’il s'approche du vendeur avec trois pièces de monnaie au creux de la main, le bonimenteur le dévisage avec attention puis son regard se transforme. « Toi tu es un youpin, je vois ça à ta gueule » lui dit-il au milieu de la foule. Le jeune garçon se fige, totalement désorienté, puis entend les rires qui se déclenchent autour de lui. Tout ce qui l'avait attiré vers ces gens rassemblés, la joie simple qu'il avait ressentie en les approchant devient alors une terreur sans nom. Albert s'enfuit lorsque le vendeur antisémite lui ordonne de filer, totalement désorienté par le flot d'insultes qu'il vient d'entendre. Commence alors un long chemin d'incompréhension et de colère inexprimable, dont Albert Cohen se souviendra 70 ans plus tard.
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
La préface de l'auteur, qui explique pourquoi, après les événements dramatiques du début 2015, il a ressenti le besoin de replonger dans ce livre qui avait marqué son enfance, n'est en fait pas nécessaire. Dès les premières images de cet album, on sent que Luz va nous faire partager une vision très ressentie, voire intime, d'un livre que son auteur a par ailleurs voulu très personnel. A la manière dont se succèdent les plans silencieux d'un Albert Cohen qui replonge dans l'enfant de dix ans qu'il fut, on comprend que le dessinateur a fait ses choix dans la mise en scène de l'insulte antisémite et de ses conséquences. Mais on constate aussi que le caricaturiste de Charlie Hebdo maîtrise parfaitement la technique de narration qui porte son récit. La dimension artistique de son travail l'emporte presque sur le propos, et à travers de très nombreuses pages sans texte lui donne une force supplémentaire. Le parallèle avec l'américain Joe Kubert, dessinateur phare des comics de guerre dans les années 70, qui a décrit dans Yossel le sort d'un garçon fou de dessin au cœur du ghetto de Varsovie, est patent. Dans les deux cas, le dessinateur est dans un contre-emploi qui surprend, puis impressionne, notamment dans quelques très belles pages qui voient le vieil écrivain au milieu de paysages urbains. Une autre force de cette adaptation très libre est qu'elle donne clairement l'impression qu'elle transcende, modernise et dépasse l'œuvre originelle. Les quelques extraits proposés en fin d'album, avec une écriture très emphatique, semblent paradoxalement le confirmer. De manière d'autant plus forte qu'ici, la dramaturgie qui suit les attentats terroristes n'est jamais présente. Il est inutile de savoir qui est Luz et ce qu'il a traversé pour être touché par ce livre poignant.