L'histoire :
Dublin, capitale de l’Irlande. Chaque jour, un homme rondouillard et joyeux se rend à l’heure du déjeuner au même endroit par le même chemin : sur le quai, en face d’un immense immeuble vitré abritant les bureaux d’une entreprise qui n’a jamais reçu aucune réclamation et n’a jamais fait aucune publicité pour le produit qu’elle commercialise… Chaque jour, la même musique : un homme vient et déjeune. Peu à peu, l’homme devient l’objet d’enjeux qui le dépassent. Tout le monde spécule sur son compte : pour les uns, c’est un écrivain qui prépare un livre sur les oiseaux ou les poissons, pour les autres le moyen d’arrondir les fins de mois en pariant sur l’heure exacte de son arrivée au lieu-dit. Mais tous ont en commun un profond attachement pour cet homme. Que ce soit Willie qui se sert de lui comme modèle pour ses sculptures ou Camille Desmoulin, un Français venu en Irlande pour raisons professionnelles. Il se trouve que l’homme-mystère a en fait réussi un exploit inimaginable et involontaire : sauver la Terre et déclencher une paix mondiale grâce aux rêves, par le biais d’un réseau social ! Mais un beau jour, le bel ordonnancement est perturbé : l’homme ne s’est pas rendu sur le quai. Commencent alors les plus folles interprétations…
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Supplément d’âme part d’une idée séduisante : comment un anonyme rondouillard, par le plus grand des hasards, va réussir à instaurer la paix mondiale, en suscitant rêves, espoirs et amour. Il suffit à Kokor de quelques planches et d’une jolie plume pour installer une situation à la croisée de la réalité et de la poésie. D’emblée, le pitch et sa mise en scène originale suscitent le plus grand intérêt. Peu après, le lecteur est embarqué dans un récit cocasse et étrange, peuplé de poissons, d’oiseaux, de clowns inquiétants, de cambrioleurs cagoulés, de statues, au cœur de Dublin la pluvieuse ou sur un quai désaffecté, no man’s land fertile de rêveries en devenir. A l’image de Balade balade, Kokor y décline un songe poétique et mélancolique transpercé d’ironie et d’humour, source d’une belle étrangeté (la caméra qui observe, les signaux lumineux vert et rouge, les statues, les colonies d’oiseaux). Seulement voilà, l’auteur a tendance à s’enfermer dans son récit, à mi-chemin entre la réalité du quotidien et le conte onirique, l'histoire devenant hermétique pour le lecteur. Ponctuée de rebondissements rocambolesques et de rencontres improbables, l’évasion distille efficacement un mystère accrocheur, certes, mais qui a tendance à s'épaissir et à nous perdre au fil des pages, le lecteur ne sachant plus quoi comprendre au milieu de toutes ces circonvolutions. L’intention narrative est sans doute volontaire : Supplément d’âme est le genre de BD parcourue de signes qu’il faut relire pour en saisir tous les enjeux. Visuellement, le trait est ici sobre et élégant, saupoudré ici ou là de quelques teintes colorées, gonflé des bourrasques et de la pluie irlandaise pour un rendu très « havrais », au sens symbolique et géographique du terme – Dublin étant un refuge pluvieux mais heureux, peut-être le havre de paix tant convoité. Livrant quelques clés, la fin du récit finit heureusement par nous rattraper. Au final, une invitation à la rêverie poétique parfois énigmatique ou flottante, certes, mais cocasse, personnelle et globalement intéressante.