L'histoire :
Elle aurait voulu être nageuse professionnelle, toutes ses performances l'y destinaient : elle aurait pu être « la Jeannie Longo de la natation ». Elle aurait aussi voulu devenir ballerine, elle faisait la roue et les grands écarts. Elle était aussi douée en surf, qu'elle pratiquait régulièrement en Algérie... Mélomane et fan de Sinatra, elle aurait voulu être chanteuse. Mais par-dessus tout, c'est le piano qu'elle préférait, et devenir pianiste aurait été une belle récompense... Hélas, sa main droite ne répondait plus, suite à la balle qu'elle avait reçue dans le bras à la fin de la guerre d'Algérie, le 26 mars 1962 : les tendons étaient atteints. Idem lors d'une compétition internationale de natation, elle se casse le poignet et ses rêves de gloire disparaissent. Au hasard des rencontres, à la faveur d'un manque de liquidités, au gré de l'histoire, Jeanine la touche-à-tout (elle fut dactylo, placeuse au cinéma ou vendeuse de pans bagnats sur la plage de Nice), commence à arrêter les voitures le soir, de temps en temps, juste une ou deux fois par semaine devant le Capitole, histoire d'aider ses parents qui ne s'en sortent pas. Puis, peu à peu, du sexe tarifé quotidien. Et une volonté, aussi, d'être respectée par les pouvoirs publics, sachant que les prostituées payent des impôts elles aussi, souvent exorbitants, comme tout salarié. Ballottée entre la Suisse, la France, l'Allemagne et l'Algérie, Jeanine a enchainé les petits boulots avant d'exercer malgré elle le plus vieux métier du monde. Une vie passée à nourrir des rêves de grandeur, finalement transformée en chemin de croix...
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Difficile de traiter de la prostitution sans tomber dans la caricature, les clichés ou les jugements consensuels. C'est pourtant le pari qu'a tenté de relever Matthias Picard dans Jeanine, roman graphique sur la perte des illusions et la dissolution des individus. Et pour être franc, c'est une vraie réussite. Avec distance et lucidité, M. Picard évite tous les écueils traditionnels du récit-témoignage : le misérabilisme version prise d'otage lacrymale et l'angélisme mal placé sombrant dans le pathos. Sans oublier, peut-être, le voyeurisme racoleur. Autant vous prévenir : les scènes crues sont inexistantes dans la BD, car là n'est pas l'ambition de l'auteur. L'intention était plutôt d'interroger la singularité d'une trajectoire pour en révéler toute la complexité. Côté découpage, malgré une narration éclatée multipliant les époques et les lieux, M. Picard parvient à rythmer son récit en l'ancrant tour à tour dans l'anecdote, le fait historique ou les fantasmes de Jeanine, sans jamais égarer son lecteur. Loin d'être un huis-clos ennuyeux, Jeanine est une histoire sobre et attachante, traitée en noir et blanc, qui fait notamment voler en éclat tous les clichés sur les ressorts et le pourquoi de la prostitution (les parcours sont en général tortueux et complexes, non réductibles à la seule pauvreté), en plus de fustiger l'hypocrisie qui plane sur « la plus vieille profession du monde ». Si bien qu'au final, il en ressort une histoire à la fois touchante, sincère et pudique, sonnant toujours juste car pleine de retenue. Pour avoir osé parler de manière délicate d'un thème peu traité en BD, et par sa justesse de ton, le Jeanine de Matthias Picard est la nouvelle bonne surprise de L'Association, après la révélation Claire Braud pour Mambo. Matthias Picard, nouveau talent à suivre de près, signe peut-être le renouveau de L'Association en cette année tourmentée...