L'histoire :
Les Naggar sont une famille égyptienne originaire de Syrie. Ils ont fui leur pays pour vivre depuis une dizaine d'années au Liban. Riches de leur culture occidentale et de la tolérance qui caractérise leurs valeurs, ils coulent des jours heureux, même si le couple bat de l'aile. Il faut dire aussi que la désinvolture est chez eux un art de vivre. Le père est un libraire féru de culture française. Il fourgue sous le manteau L'écho des Savanes à ses meilleurs clients, qui sont devenus ses amis. Et c'est un dragueur invétéré. La mère est une baba cool de première, qui est secrètement amoureuse de son meilleur ami, qui s'avère être gay. Finalement, cette relation platonique lui permet de ne pas mettre de coups de canif dans le contrat de mariage... Ils ont trois enfants, qui sont des dingos de cinéma. Alors qu'ils s'épanouissent, ils font tout ce qu'ils peuvent pour rester à l'abri des tensions politiques et religieuses qui ne cessent de croître dans le pays. Mais en avril 1975, la guerre civile éclate et ébrèche aussi leur bonheur : la librairie file droit vers la faillite ; et le plus inquiétant, c'est que leur fils est appelé à faire son service militaire. Il est affecté à une garnison dans le sud du pays, là où les combats et assassinats se multiplient. Alors, avec le début de la guerre, ils voient des amis quitter le pays mais ne peuvent pas se résoudre à faire de même. La vie continue, même si le danger les guette chaque jour...
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Alors que le premier volume dessinait la forme spectrale d'une guerre qui couve mais s’annonce inévitable, cette suite et fin plonge le lecteur dans le quotidien, chaque jour plus insoutenable que la veille, de cette famille qui avait trouvé au Liban une terre d’accueil. Inexorablement, la nasse se referme et le récit à peine romancé de Bernard Boulad a ceci de particulièrement remarquable qu'il crée l'empathie. Le lecteur, happé par « les évènements », expression consacrée quand on n'a pas le courage de nommer l'horreur d'une guerre civile (comme ce fut le cas à l'époque pour l'Algérie destinée à ne plus être française), épouse les émotions contradictoires et extrêmement angoissantes que vit la famille Naggar. Chapitre après chapitre, on assiste à la destruction de tous les liens qui font qu'une société « fonctionne ». Le Liban, pays des cèdres, se transforme peu à peu en pays des ruines et de la terreur, emportant avec lui le sort des chrétiens, des juifs et des musulmans. Et si les raisons de la guerre existent, elles apparaissent ici comme incompréhensibles, car c'est le propre de l'absurdité de la guerre. Et tout ce qui fait que le « vivre ensemble » n'est plus possible devient ce qui fait qu'il est désormais impossible de vivre, tout court. Implacablement, l'équation se réduit puisque survivre au milieu des enlèvements, assassinats et bombardements ne peut durer qu'un temps. Court, très court, par définition. L'équation qui s'impose aux personnages n'est pas celle à deux inconnues, mais à deux certitudes : fuir ou mourir. Alors la fuite devient l'exil qui marque pour le reste de leur vie ceux qui ont été obligés de s'y résoudre. Bernard Boulad l'explique très bien dans les mots qui concluent son diptyque : on ne trahit pas un pays quand on en part pour que sa femme et ses gosses n'y meurent pas sous les coups de la barbarie, mais on vit avec la culpabilité constante d'y avoir laissé ses amis. Avec un dessin sobre et des couleurs sépia, Paul Bona et Gaël Henry épousent la sobriété de la narration. Le fond et la forme fusionnent ainsi parfaitement. Voilà ce que nous dit cette BD : elle nous rappelle en creux la chance qu'on a de vivre en paix, dans un état de droit, peut-être plus aussi protecteur qu'on le voudrait, mais dont les structures sociales nous mettent à l'abri d'une mort qui rôde en permanence, par la main de son voisin, devenu fou comme le reste du pays, parce que le repli identitaire et l’extrémisme religieux ont tout emporté. Lisez La guerre des autres et votre regard sur le monde sera changé si, vous aussi, vous êtes l'autre qui ne se sent pas concerné par la guerre d'un ailleurs. Lisez cette série et vous serez conforté que l'autre, c'est un « nous » dont on est (encore ?) préservé.