L'histoire :
À cette époque, Jacques se sentait physiquement petit, malgré son mètre quatre vingt deux. Un corps trop limité par rapport à l'envergure de ses idées. Il était un français qui allait s'installer à New-York, pour faire du cinéma. Tout semblait clair dans sa tête : il sera acteur, réalisateur de westerns spaghetti, en même temps curé, puis pape et enfin Président de la République. Il avait en lui cette assurance indéboulonnable. Il savourait intensément cet « état de fait », car tout n'était que question de temps. 33 ans et toute la vie devant lui. Il avait enfin compris, mais c'était si simple : il suffisait de voir le chemin pour le suivre et aller jusqu'au bout. Cette idée permanente « d'aller jusqu'au bout », il ne l'a jamais lâchée. Comme si tout destin était fait pour être suivi, dans une dimension tragique. Mais peut-être aussi cela lui a t-il servi à réaliser son désir pour pouvoir écrire ce livre... Mais à l'époque, il se déplaçait comme un conquérant, un homme pour qui le monde est suffisamment petit pour pouvoir s'imposer partout. Bref, un génie... Pour autant, il était assis dans la salle d'attente de sa psy, qui, ce jour-là, avait décidé de reprendre ses dires de la semaine précédente. Elle voulait que Jacques lui en dise un peu plus sur Lee Marvin, l'homme qui était interné en même temps que Jacques, avec qui il fumait des clopes et qu'il n'a plus jamais revu depuis sa sortie de l'hôpital psy...
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
La psychiatrie est mal connue du public et véhicule une image encore souvent issue de l'histoire de«la prise en charge des fous ». Persécutés au moyen-âge, car jugés par l’Église comme porteurs du Malin, puis incarcérés parmi les criminels, car estimés comme dangereux et enfin enfermés dans des hospices, ancêtres peu glorieux de nos hôpitaux psy, ce n'est qu'à partir du milieu des années 1970 que « le malade mental » a commencé, pour bénéficier de meilleures conditions de rétablissement, à pouvoir vivre dans la Cité. Ce préambule, que Jacques Mathis n'évoque pas, mais qu'il ne peut ignorer, nous semble utile, car l'auteur se met en scène dans ce livre. Un livre qui déconstruit précisément tous les a priori qui subsistent au sujet des « fous », qu'on désigne toujours ainsi quand on ne connaît rien aux structures mentales, donc qu'on ignore précisément ce qu'est une psychose. Jacques Mathis nous offre donc son parcours de vie, la façon dont il a vécu sa maladie, la façon dont il vit encore avec elle. Mais par-dessus tout, la façon dont il vit, tout court. Si on ne devait retenir qu'une chose, ce serait celle-ci : Jacques, c'est un homme avant tout, que nul ne pourrait réduire à sa maladie. Jacques, c'est un auteur qui dit que c'est l'écriture qui l'a sauvé. Il n'est pas un malade qui écrit, mais un auteur qui se soigne, qui compose avec les symptômes d'une bipolarité dont la première crise s'est manifestée à 14 ans. Alors son récit à la première personne fait du lecteur le témoin de ses souvenirs de jeunesse et du cadre de son éducation. Il soulève le questionnement sur l'origine de la maladie, sans pouvoir trouver de réponse catégorique. Jacques décrit aussi ses hallucinations et ses émotions, cet état de grâce suivi de la descente aux enfers, dont les contours épousent les murs calfeutrés d'une chambre d'isolement et dont l'issue passe par la camisole chimique et la soumission aux docteurs. Avec lui, on adopte aussi le rythme des journées en service fermé, on fait des rencontres bizarres avec des gens étranges, en soins comme lui. On voyage seul aussi, comme lorsqu'il a erré de gare en gare, sans jamais connaître la destination du train dans lequel il embarquait, jusqu'à se retrouver en Allemagne... Psychotique, c'est un autoportrait hyper puissant, car il fait appel à ce qu'il y a de plus beau dans les relations humaines : l'empathie. La vie de Jacques est difficile, mais lui ne s'en plaint pas. Il la vit, le plus intensément possible et le lecteur, pourvu qu'il soit sensible aux relations humaines, connaisseur ou pas des maladies mentales, ne pourra qu'être profondément touché par cette BD. Sylvain Dorange réalise également un formidable travail, pour délivrer en images la palette des émotions d'une vie. Tous deux sont amis et il est certain que le dessinateur a mis aussi beaucoup de lui-même pour offrir à son complice le meilleur de ce qu'il pouvait faire : une mise en page simple mais qui n'élude ni la cruauté de la vie, ni ses moments doux, ni ses bonheurs, délirants ou pas. Des planches qui peuvent capter et transmettre l'onirisme et l'étrangeté et quand elles illustrent la souffrance, ne sombrent jamais dans le trop. Là aussi, Sylvain Dorange vise juste. Si l'authenticité vous tient à cœur, on vous prescrit ce livre !