L'histoire :
Lionel Gutton est cadre dans la grande société d’audit Constant&Sons. Son job consiste à mettre de l’ordre dans les comptes d’une entreprise durant quelques semaines, puis de recommencer ailleurs, durant quelques semaines… Ce jour là, il se pointe au siège parisien. Il espère alors pouvoir se poser un peu à Paris et ainsi profiter des derniers jours de Céline, sa colocataire dont il est secrètement amoureux et qui elle, part vivre au Qatar. Mais le patron du cabinet d’audit lui annonce qu’il part dès le lendemain en mission à Villar-le-Moutier, à la CRCI, une entreprise sidérurgique de province. Une soirée de départ trop arrosée plus tard et Lionel se retrouve dans le TER sans avoir pu dire au revoir à Céline. Villar-le-Moutier a beau être loin, Lionel est en terrain connu à la CRCI : l’année dernière, il y a été envoyé pour épauler la clôture comptable. Muni de son stylo 4 couleurs, de son ordi portable, de son costume sombre et de sa cravate rouge, il a le kit idoine pour le job. Il s’installe dans un bureau isolé et froid, avec une vue sur les toits d’usine. Il s’emploie dès lors à faire consciencieusement ce qu’on lui demande. Pointage, photocopies, tableur, archives, perforeuse… Et puis quand une ligne comptable est trop complexe, la politique maison est : zou, à la poubelle. Entre deux, il désespère d’avoir des nouvelles de Céline : ses mails et ses SMS demeurent muets. Au téléphone, son boss réoriente sa mission vers un boulot d’expertise plus poussé… et Lionel n’y pipe que dalle. Lobotomisé par cette vie terne, sans nouvelle de Céline, sans réelles grandes compétences en comptabilité, il n’a plus envie. Lionel se met donc à glander. Et les jours s’effilochent…
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Catalyse relate l’aventure extraordinaire du cadre sans ambition d’un cabinet d’audit, envoyé en mission comptable dans une usine sidérurgique de province : ah ça donne envie, hein ! Piétinez vos préjugés : l’auteur Pierre-Henry Gomont s’y prend à merveille pour insuffler beaucoup de choses et de tensions dans ce one-shot de 108 planches, qui se dévore d’une traite. Tout commence sous la forme d’une chronique sociale, lointainement sentimentale. Pour guide, Lionel est le prototype de l’anti héros passif, du type qui passe à côté de sa vie : il n’ose pas avouer son amour à sa colloc’, il aide mollement son frangin à la ferme familiale et se contente d’un job aliénant pour lequel il n’a aucune compétence. De désespoir en morosité, il finit par provoquer malgré lui une rencontre décisive avec un curieux collègue, qui l’entraine dans un engrenage qui lui sera… salvateur ou fatal ? Pour préserver le suspens, avouons juste que le récit prend patiemment et cyniquement des allures de thriller. La référence du film Violence des échanges en milieu tempéré est aussi immédiate que les sinistres relents des actualités quotidiennes, en notre époque de crise. Gomont a suivi le cursus idéal pour cette histoire : il a été cadre dans un cabinet de conseils, puis il a suivi des études de sociologie, avant de faire de la BD. D’ailleurs, pour la forme, en guise de « respirations », il prend un plaisir patent à parsemer son dessin moderne et dynamique de vues industrielles grises contemplatives, comme d’autres auraient dessiné des cerisiers en fleurs. Pour le fond, ici il cerne jouissivement l’aliénation et la déshumanisation de la grande entreprise ; là, il nous emmène dans les rouages psychologiques complexes de l’autodestruction ; ou il effleure encore subtilement un discours politique, sans directement embrasser de point de vue (ç’aurait été obscène). En ressort un récit glaçant, nuancé, pétri de réalisme, mais essentiel.