L'histoire :
Dans Le timbre perdu, un homme s’apprête à coller ledit timbre sur une enveloppe. Oui mais où l’a-t-il posé après l’avoir humecté avec sa langue ? Impossible de mettre la main dessus ; pourtant, il jurerait l’avoir posé sur la table. Ou l’histoire de l’homme portant lunettes qui cherche ses lunettes…Dans Pusillanimité, un homme a la phobie de la phobie. Inlassablement, il fuit toutes les situations à risque. Un seul refuge sûr, son lit, jusqu’au moment où l’impensable se produit…tel est pris qui croyait prendre ! Dans La familiarité engendre le mépris, il n’est pas sûr que l’on puisse de rire de tout avec tout le monde, soyez prudent... Quand on s’adresse à vous poliment, il ne faut surtout pas prendre au pied de la lettre l’expression « faites comme chez vous », sinon gare aux conséquences fâcheuses…Bienvenue dans une satire sociale so british, à la fois drôle et grave, riche en surprises et rebondissements, au propre comme au figuré…
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
En cours d’anglais, souvenez-vous, vous avez peut-être croisé les strips cinglants publiés dans le célèbre journal satirique anglais Punch. Parmi ses dessinateurs vedettes, H.M. Bateman, dessinateur le mieux payé d’Angleterre à 40 ans, peu connu du public français et pourtant incontournable dans l’histoire de la BD, a révolutionné l’art du cartoon dans les années 1920, avec l’histoire séquentielle sans paroles, où il s’agit de débarrasser le dessin de mots pour lui préférer une séquence narrative muette associée à un titre. Comme l’indique Anthony Anderson dans sa préface, « Bateman faisait d’une émotion le sujet de ses dessins, et les personnages étaient comme des acteurs exprimant leurs sentiments plutôt que les incarnations d’une idée ». Le livre, présenté sous la forme d’une anthologie de dessins muets parus dans Punch ou Tatler, donne à voir une satire sociale à la fois drôle et grave, tendre et cruelle, critique de la comédie humaine, où Bateman explore ses obsessions (la guerre), ses tracas (démêlés avec le fisc), les faits du quotidien (partie d’échecs, conversation anodine, partie de pêche), que le lecteur peut lire à deux niveaux : comme une autobiographie singulière ou une « histoire sociale du temps ». Ici, l’humour visuel des histoires de Bateman n’a d’égal que leur excentricité expressive, dans des scènes jouées par des clowns gaffeurs ou des héros impassibles et perplexes, au langage corporel éloquent (tête disproportionnée, yeux exorbités, bras de trois mètres, sourires édentés). Gestuelle ou expressions faciales font surgir alors, au détour d’un dessin, une émotion inattendue, entre rire et effroi. Car Bateman a le chic pour pondre des histoires en apparence anodines et légères, mais aux conséquences démesurées ou ridicules (voir Est-ce qu’elles se touchaient ?). On appelle cela l’effet domino ou l’effet papillon…Doté d’un sens de la théâtralité qui joue l’excès et la déformation en permanence, décomposant avec talent postures, mouvements et narration, doué aussi d’un trait énergique et fluide, fin et dansant, Bateman recrée un cinéma de papier tourbillonnant où les figurants impénitents volent, chutent et sombrent en un comique de répétition chaplinesque. Contournant sans cesse l’évidence grâce à un imaginaire sans limite, suscitant le rire par des chutes à la logique absurde, empruntant aussi à l’art du cinéma, du théâtre populaire et de la danse pour le mouvement, Bateman offre une singulière vision du monde, baroque et unique, pleine de vie, joyeusement extravagante ou désespérément sombre, miroir d’une société où l’enfer, c’est les autres. Alors oui, certaines séquences sont sans doute plus réussies que d'autres mais toutes révèlent la même chose : l'intelligence de situation de Bateman et son talent à mettre en scène des archétypes universels. Bref c’est drôle et inventif, rare et intemporel (les dessins ont été publiés dans les années 20 !), l’éditeur Actes Sud jouant ici à merveille son rôle de passeur en rééditant cette collection de dessins aux allures de ballet visuel, d’une beauté rare. Muets mais éloquents, les dessins de Bateman sont bien ceux d’un acrobate virtuose. Un moment de l’histoire de la BD vivement conseillé.