L'histoire :
Ed, dans sa tenue de clown, se dirige vers l’hôpital afin d'apporter un peu de joie aux enfants malades. Malheureusement, arrivé sur place, on lui apprend que l’hôpital a brûlé et que l'ensemble de ses occupants, excepté les médecins, ont péri dans l'incendie. Dépité, Ed se dirige vers l'orphelinat mais se brise un jambe en marchant. Il est alors en grand danger et peut être dévoré par les pygmées cannibales dont le gouvernement arrose la ville afin de se débarrasser de l'invasion de rats d’égouts. S'il survit (les pygmées étant d'avantage intéressés par les victimes de l'incendie), la suite l'amène à rencontrer un punk jaloux, un homme ne pouvant s'arrêter de déféquer et un couple adultère dont la femme jouera un rôle déterminant dans la survie du clown.
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Nous sommes au début des années 80 quand le jeune Chester Brown décide de se lancer dans la réalisation (et la publication) de ce qui va devenir une des œuvres phares du comics indépendant, Ed The Happy Clown. A l'époque, Brown s'intéressait au surréalisme, un dogme qui lui servira de guide tout le long de la publication de son comics, alors sérialisé dans la revue de Brown, Yummy Fur. Le surréalisme ayant pour objectif de retranscrire directement la pensée en faisant abstraction de toute limite imposée par le réalisme, on peut dès lors imaginer une expressivité délirante dans le comics de Brown, ce qui est le cas: dimensions parallèles (déconstruction de l'espace), mutilation des chairs (déconstruction du corps), adultère et scatologie (déconstruction morale), etc. De son propre aveu, Brown s'est souvent contenté de jeter sur ses planches les premières choses qui lui venaient à l'esprit, ce n'est qu'ultérieurement qu'il opéra à une reconstruction du récit en reliant les différents éléments. Le lecteur a donc en face de lui une sorte de projection brute, anarchique, de Chester Brown et des différentes idées trottant alors dans la tête d'un jeune artiste dans le Canada des années 80. On y retrouve sans surprise de nombreux éléments de la culture populaire nord-américaine, forcément phagocytée par les Etats-Unis: le bestiaire des œuvres fantastiques, tel le loup-garou, la créature de Frankenstein ou le vampire mais aussi le clown, figure majeure du divertissement dans les années 60 à 80, outre-atlantique; La politique, avec la figure de Reagan, (anecdotique, Brown ayant alors une faible connaissance du paysage politique américain) ou la théorie du complot gouvernemental. Enfin, bien sûr, la religion et la morale figurent en bonne place: le pêché, l'homophobie, l'enfer, les interrogations d'alors de Brown sur son éducation... Tout cela résulte en une sorte de test de Rorschach structuré en un récit hallucinant, une expérience artistique construit brique par brique. Difficile dès lors de savoir si cette expérience est cathartique pour l'auteur ou pour le lecteur tant la spontanéité que s'impose Brown renvoie à des symboles culturellement et humainement universels et reconnaissables par tous (sexe, peur, mort, amour, enfer,...). Esthétiquement, le trait, sans être nécessairement austère, est dépouillé voire âpre dans les phases les plus psychédéliques du récit. Brown se focalise sur ses symbolismes, de manière plus ou moins consciente, faisant preuve de virtuosité que si nécessaire et livrant des paysages urbains sinistres ou des laboratoires anxiogènes, jouant des lignes en tordant l'espace,... Quant au scénario - on pourrait dire "aux scénarios", tant la recombinaison de récits et de concepts, maintenus ensemble avec l'absurdité onirique typique au surréalisme, est évidente et réussie -, c'est sa forme autant que son contenu qui en fait l'intérêt. En fin d'ouvrage, un ensemble très complet de notes rédigées par Chester Brown permet, rétrospectivement, de mieux comprendre les circonstances et influences qui ont participé à l'écriture de Ed The Happy Clown. Il y exprime parfois sa gêne vis-à-vis de certains éléments tels que le caca ou les pygmées. Ces derniers appartenant à une imagerie très répandue dans les dessins animés des années 40 à 50, on peut facilement imaginer que c'est cette influence que retranscrit Brown. On a donc entre les mains une de ses œuvres purement artistiques qu'il est difficile de recommander sur le seul jugement d'une intrigue, complètement explosée ici. Sachez juste qu'il s'agît d'une introspection sur la psyché d'un jeune homme intelligent et curieux, un exorcisme plus ou moins conscient des règles et mythologies de son époque et des événements de sa vie. Ed The Happy Clown est un livre intelligent, tour-à-tour drôle, cynique, sinistre et délirant mais pas aussi anarchique qu'il n'y parait. Une oeuvre complexe pouvant se lire à plusieurs niveaux et qu'il faut prendre le temps de lire et de relire. A cet effet, les notes situées en fin d'album apportent des éclaircissements sur la démarche de l'artiste.