L'histoire :
Ulric est un géant, il fait huit pieds de haut. Il est tellement impressionnant que toute sa vie, on l'a pris pour un monstre doublé d'une brute épaisse. Mais ça ne l'affecte plus depuis qu'il a croisé Lucy et son tendre regard. Un mariage heureux. Une jolie petite fille et un travail dur mais honnête, celui d'agriculteur. La famille se rend rarement en ville et ce jour-là, tout avait bien commencé. Rien d'affriolant, il ne s'agit pas de faire du lèche-vitrine ou de boire un drink dans un salon huppé, non, juste le plaisir de s'accorder un temps de repos, flâner, admirer les immeubles dans le vacarme de la ville. Il se fait tard, Ulric commence à avoir envie de rentrer mais sa fille voudrait aller voir les grands bateaux qui quittent le port. Un ferry, c'est fascinant. Alors tous se rendent sur les docks, pour regarder les énormes navires s'éloigner, mais Ulric n'avait que trop raison : il se fait tard pour une honnête famille. Quatre lascars surgissent et menacent très clairement la femme et l'enfant. Une rixe s'en suit. Un malfrat tombe, K-O, en un seul coup de poing mais le suivant surine sévèrement le géant qui tombe comme une masse et se vide de son sang. Les cris d'horreur et de désespoir de ses aimées lui donnent la force de se relever, mais il n'est bon qu'à être fini. Le voici jeté à la mer et laissé pour mort...
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
On ne présente plus Jeff Lemire, artiste canadien dont on aime le parcours : repéré par ses productions indépendantes et trusté par les majors, mais toujours capable de délivrer des récits au cœur desquels il traite la question des relations humaines. Maintenant que Komics Initiative nous délivre sa première œuvre publiée, aucun doute n'est plus possible : Jeff Lemire est bel et bien un brillant dramaturge et il le restera probablement toujours. Mais revenons aux sources de cette création, que l'auteur nous livre lui-même. Issu d'une école du cinéma, il réalise lors de ses études qu'il veut s'exprimer à travers le media des comics. Alors il dessine et dessine encore puis s'inscrit à une bourse-concours : Peter Laird, co-créateur des Tortues Ninja, distribue 5000 $ à 10 artistes, chaque année, pour soutenir leur œuvre. Lemire fait partie des lauréats et il peut s'auto-publier à 700 exemplaires. Et surtout désormais écrire en se disant que sa «voix» trouve un écho : «Il y a des gens qui peuvent penser que ce que je fais est intéressant». Alors même si Lost Dogs passe inaperçu sur le marché et parmi la critique, on connaît depuis le succès des publications nombreuses de l'auteur, qui, désormais, baroude parmi les meilleurs pros depuis 20 ans. On y retrouve logiquement ses qualités, à l'état brut. Lost Dogs a en effet le côté brut de décoffrage et même celui brutal d'une histoire simple mais profonde comme l'est un drame. Un père de famille, sorte de géant débonnaire, un quartier malfamé et l’agression de sa femme, le meurtre de sa fille. Connaissant le goût du canadien pour les classiques, ce début d'album peut même être vu comme un hommage aux origines du Batman mais la comparaison s'arrête là parce que Ulric évoque plutôt de prime abord Lennie Small, le grand colosse des Souris et des hommes de John Steinbeck. C'est dire aussi la puissance de l'écriture de Jeff Lemire. On retrouve déjà dans Lost Dogs les grands axes de sa narration. Si la technique n'est pas encore aussi aboutie qu'aujourd'hui, y compris au niveau de son dessin, dont il a conservé la simplicité mais a dégrossi le trait, son art de camper des personnages attachants est déjà là. Lost Dogs, c'est un peu le livre qui remonte aux sources créatives de Jeff Lemire. Si c'est l'occasion pour vous de découvrir son œuvre, c'est donc la première porte qui mène au reste. Et si vous avez déjà lu ses bouquins et qu'ils vous ont plu, vous savez ce qu'il reste à faire parce que celui-là vous séduira également.