Bryan Lee O'Malley fait partie de cette nouvelle vague d'artistes nord américains influencés par des scènes aussi différentes que passionnantes, à savoir les mangas et les comics indépendants. En voulant amuser ses amis et placer un maximum de références issues du monde geek, il a imaginé la série Scott Pilgrim. Le succès fut instantané chez les lecteurs et le titre fut même adapté en jeu vidéo et en film. Discret ces dernières années, il préparait un nouveau roman graphique intitulé Seconds. Ce nouveau récit a su convaincre là aussi immédiatement et, afin de le défendre, Bryan Lee O'Malley a fait le déplacement en France. C'est quelques minutes avant une séance de dédicaces à la librairie Apo(k)lyps que nous l'avons croisé...
interview Comics
Bryan Lee O'Malley
Bonjour Bryan Lee O'Malley, peux-tu te présenter et revenir sur tes débuts dans l'univers des comics ?Bryan Lee O'Malley : Je suis Bryan Lee O'Malley et je fais des comics [rires]. Par où est-ce que je commence ? J'ai débuté en 2001 mais je crois que j'ai toujours fait des comics ; dès l'enfance jusqu'à à la fac. A la fac, j'avais aidé des amis, en Californie, en faisant le lettrage d'un comics qu'ils faisaient pour Image Comics, puis j'ai aidé quelqu'un d'autre en faisant l'encrage d'un autre projet et après ça j'ai commencé à travailler sur mon premier graphic novel, Lost at Sea.
Quelles sont tes influences ?
Bryan Lee O'Malley : Il y en a tellement... Trop. Je crois qu'au début, j'étais très influencé par les mangas japonais et aussi par Jeff Smith. Bone a été une grande source d'inspiration et c'était, je crois, un des tout premiers comics en noir et blanc que j'aie jamais lu. Quand j'étais gosse, je lisais les comics de super-héros du genre Marvel et, quand j'ai découvert les mangas et les comics indépendants américains en noir et blanc, ça a tout changé pour moi. Par exemple, Seth, qui est un dessinateur canadien de comic-books: je me souviens d'avoir regardé un de ses livres, un jour, et, au dos, il y avait une carte de la région dans laquelle je vivais. C'était la première fois que je voyais mon propre monde dans un comics et ça m'a donné l'envie de faire quelque chose dans cette veine. J'ai aussi toujours aimé les mangas comme ceux de Rumiko Takahashi et je souhaitais réussir à combiner ces deux univers, même s'ils paraissaient très différents. D'un côté les arts martiaux et le fantastique japonais, de l'autre le réalisme cru du monde moderne de Seth et de Chester Brown. C'est de là qu'est venu Scott Pilgrim.
Tu as débuté en travaillant avec la scénariste Jen Ven Meter sur le titre Hopeless Savages. Que retiens-tu de cette collaboration ?
Bryan Lee O'Malley : Oui, j'ai dessiné et encré des comics pour un certain auteur puis pour Jen Ven Meter, et c'était vraiment très difficile. C'était la première fois que je travaillais sur quelque chose de plus long qu'une vingtaine de pages, c'était quelque chose comme 96 pages. C'était mon premier travail sur un comics « long ». Je crois que j'ai tout appris mais j'ai surtout appris ce qu'il ne fallait pas faire. C'est difficile de m'en rappeler. C'était en 2002 et... C'était vraiment dur [rires]. J'ai appris à encrer au pinceau, ce à quoi je m'entraînais, à l'époque. J’étais très lent, j'étais mauvais... C'était un cauchemar permanent. Les échéances étaient horribles et j'étais en retard à chaque numéro et ce durant tout une année. Je me sentais vraiment mal. Mais j'ai beaucoup appris de son script et de mes propres échecs et je crois qu'au terme de ce projet, j'ai pu développer mon propre style.
Quel regard portes-tu sur Lost at Sea ?
Bryan Lee O'Malley : Ça fait un bail que je ne l'ai pas relu. On vient juste de le ressortir aux Etats-Unis en deux versions : une bleue et une rose. Pour moi, c'était comme une sorte d'expérimentation. C'était mon premier graphic novel, mon premier gros comics avec 160 pages. J'ai expérimenté sur la mise en page que je souhaitais très compacte au début et beaucoup plus aérée vers la fin. Ça parle du voyage de cette fille très introvertie au départ et qui, à la fin, s'ouvre au monde et se fait des amis. Mais ce concept de mise en page ne fonctionne pas très bien, je m'en rends compte aujourd'hui, car on dirait juste que mes dessins deviennent de plus en plus moches à mesure qu'on avance dans l'histoire, que je m'applique de moins en moins. Le début est très riche, très détaillé, tandis qu'à la fin au a quelque chose comme deux cases par planche. Dans ma tête, ça tenait debout à l'époque mais aujourd'hui quand je parcours le comics, je trouve qu'on dirait juste que je deviens de plus en plus paresseux. Mais je crois que c'est quand même très bien pour un premier comic-book, ça va. C'est très original et les gens continuent de m'en parler: ils s'y retrouvent encore aujourd'hui.
Comment as germé chez toi le concept de Scott Pilgrim ?
Bryan Lee O'Malley : Comme je l'ai dit, il s'agissait de parvenir à mélanger les univers de Rumiko Takahashi et de Seth. A l’époque, je sortais avec une fille qui m'a dit qu'avant moi, elle était sortie avec trois garçons qui s'appelaient tous les trois Matt. Ça m'est resté en tête et je me suis dit « Ces trois types qui s'appellent tous Matt pourraient peut être se liguer... » [rires] Et j'ai poursuivi là-dessus. Je voulais aussi pouvoir projeter tous les trucs geeks que j'avais à l'esprit dans un même album, de manière à les exorciser. Au fur et à mesure que la série avançait, j'y mettais tout ce qui me passait en tête en essayant de rendre ça fun. Je voulais surtout faire rire mes amis, en fait.
Je sais que la musique a une grande importance pour toi. Scott Pilgrim est le titre d'une chanson du groupe Plumtree et tu fais aussi de la musique sous le pseudo Kupek... Prévois-tu de réaliser un comics entièrement consacré à la musique ? Du genre Beck ?
Bryan Lee O'Malley : Oui ! [rires] C'est un peu le cas avec Scott Pilgrim. A ce moment là, j'avais brièvement fait partie d'un groupe et ça avait été nul. On va dans des bars, c'est sale, la sono est pourrie... Dans Scott Pilgrim, c'est plutôt propre et jouer dans un groupe a l'air cool et fun alors j'aimerais faire quelque chose d'un peu plus cradingue. Donc oui, c'est une piste que j'aimerai poursuivre à l'avenir.
Scott Pilgrim a été un grand succès et il représente dix années de travail pour toi. Que retires-tu de tout cela aujourd'hui ? As-tu envie de donner une suite à cette série ?
Bryan Lee O'Malley : Non, je n'ai pas envie de poursuivre l'histoire. J'ai des idées concernant les différents personnages, mais il faudrait que je sois désespéré pour m'y remettre. J'aime bien Scott Pilgrim, c'est une partie intégrante du succès que j'ai pu avoir. Tous les jours je rencontre des gens qui aiment Scott et je ne pourrais donc jamais dire que je déteste cette série. Pour moi, ça a été formatif, ça a été mon université dans le sens où je n'ai jamais fait d'études artistiques ou liées aux comics ou à l'écriture. J'ai appris sur le tas. Certains éléments de Scott me plaisent tandis que d'autres moins, mais dans l'ensemble c'est très amusant et original et j'ai eu de la chance que Scott trouve un aussi grand public.
Seconds vient tout juste de sortir en France, peux-tu le présenter aux lecteurs ?
Bryan Lee O'Malley : Seconds c'est d'abord l'histoire d'un restaurant dont le chef est en quelque sorte le personnage principal. Elle s'efforce de faire la transition entre le restaurant où elle travaillait auparavant et ce nouveau restaurant et... Je déteste la manière dont le mot « restaurant » sonne dans ma bouche, avec mon accent [rires], ça sonne mieux en français. Elle découvre qu'elle a le pouvoir magique lui permettant de changer des choses dans son passé, des choses qu'elle considère être des erreurs. C'est une sorte de fable dans la mesure où ce qu'elle change débouche sur toute une série de catastrophes. Seconds combine des éléments du quotidien avec des des éléments fantastiques, comme j'aime à le faire, mais dans un genre différent. C'est comme une fable ou un conte de fées, avec des personnages aux origines magiques et non plus d'inspiration vidéo ludique comme dans Scott Pilgrim.
Seconds se déroule dans le milieu de la cuisine et des restaurants. Est-ce une passion chez toi ?
Bryan Lee O'Malley : Oui, à l'époque où je commençais à travailler sur Scott Pilgrim, j'ai aussi travaillé pendant quelques temps dans un restaurant, parce que j'étais fauché. Un de mes amis était chef dans un restaurant, il était cuisinier en fait, et il m'a dégoté un petit boulot. C'était un vieux restaurant de Toronto et la cuisine était au sous-sol. Mon boulot consistait à amener et ramener les plats vers et depuis l'étage au-dessus. J'ai surtout appris à transporter cinq plateaux en même temps. Ça n'en n'a pas l'air mais c'est très utile de savoir faire ça [rires]. Je n'avais pas vraiment besoin d'interagir avec qui que ce soit donc je passais beaucoup de temps à observer le petit monde de ce restaurant. C'était il y a quelque chose comme dix ans donc j'ai pris le temps de mûrir l'idée. Et oui, j'ai aussi toujours été passionné par la cuisine. En fait, « passionné » est un grand mot, disons plutôt une « petite passion » dans le sens où j'ai toujours aimé cuisiner, que j'aime manger et que c'est quelque chose qui m'a toujours amusé de faire.
Seconds sort directement colorisé. Scott Pilgrim est actuellement réédité en couleurs avec le même artiste, Nathan Fairbain. Est-ce un choix de ta part ?
Bryan Lee O'Malley : A la base, j'étais opposé à l'idée de sortir Scott Pilgrim en version colorisée. Mais... Peut-être que j'ai changé d'avis après la sortie de film. En tout cas, j'ai changé d'avis après avoir vu le travail de Nathan Fairbairn et la qualité de ses couleurs. J'avais auditionné une dizaine d'artistes, certains été des amis à moi ou, en tout cas, je respectais leur travail mais le fait est que leurs colorisations me posaient problème. Et quand Nathan est arrivé, il a tout de suite mis dans le mille. Ça a été assez fastidieux: il faisait les couleurs, je lui disait quoi faire, on échangeait sans arrêt en s'assurant que les ongles étaient bien de la bonne couleur, des choses comme ça... C'était très pointilleux. Mais on a développé de bons rapports à la suite de ça et je lui ai donc demandé de faire les couleurs sur Seconds et ça a été tout simplement génial. Ça s'est fait très vite; il fallait qu'on travaille rapidement. J'ai de gros problèmes avec les deadlines en général et là, je n'avais que six mois devant moi. Moi et mon assistant encrions et, tous les soirs, on passait les planches à Nathan qui les colorisait dans la foulée. Ces quelques mois ce sont avérés très productifs, on a rendu aux alentours de 320 pages. Nathan était à fond dedans et je trouve que le résultat final est très joli. Mais le truc c'est que, pour moi, les comics étaient forcément en noir et blanc, c'est comme ça que je voyais les choses mais aujourd'hui, depuis que je travaille avec Nathan, je vois les choses différemment et j'espère pouvoir continuer à travailler avec lui à l'avenir.
A la manière de Seconds, si je t'offrais un carnet pour y écrire un fait marquant que tu souhaiterais effacer de ta vie et le champignon magique qui irait avec, que souhaiterais-tu faire ?
Bryan Lee O'Malley : Qu'est-ce que je changerais ? Mmmm... C'est justement le message, dans Seconds. Je ne changerais rien car toutes mes erreurs ont fait de moi celui que je suis aujourd'hui et c'est plutôt quelqu'un de bien. Ma vie n'est peut-être pas la meilleur des vies à tout instant mais c'est assez bien et si je venais à changer quelque chose dans mon passé, peut-être que tout s'écroulerait, c'est ça, la morale de l'histoire.
Si tu avais le pouvoir cosmique de visiter le crâne d'un auteur pour en comprendre son génie ou son art, qui irais-tu visiter ?
Bryan Lee O'Malley : Là, tout de suite, je dirais Osamu Tezuka mais il a produit tellement d’œuvres que je ne crois pas avoir besoin de me rendre dans sa tête ! Il a tout couché sur le papier. Qui d'autre ? [silence] Ils sont tous tellement bons. [silence] Certains d'entre eux sont vivants et je peux me contenter de leur parler. [rires] Mais même ceux-là, j'aimerais pouvoir entrer dans leur conscience, c'est vrai. C'est une question très difficile ! Je dirais Mitsuru Adachi. C'est un de mes dessinateurs préférés et son œuvre est si unique et personnelle. C'est quelqu'un de très gentil, très délicat... Je ne sais pas s'il est comme ça dans la vie, en tout cas c'est l'idée que son oeuvre donne de lui. Mais ce serait difficile de lui parler parce qu'il est japonais [rires] Ce serait donc intéressant de pouvoir faire une fusion de cerveaux avec quelqu'un comme lui.
Merci Bryan !
Remerciements à Alain Delaplace (l'homme qui a traduit Chuck Norris !) et sa traduction impeccable, à Nicolas Demay (pour le photo shoot), à Clotilde Palluat des éditions Dargaud pour l'organisation et bien évidemment à Laurent Nucera et à Rémi de la librairie Apo(k)lyps pour leur accueil et leur sympathie.