C'est à l'occasion du reboot des séries DC Comics en 2011 que le lectorat français a pu découvrir le nom du scénariste Kyle Higgins. En côtoyant d'autres auteurs chevronnés comme Scott Snyder avec qui il a du accorder ses violons pour gérer l'univers des séries en lien avec Batman, il s'est très vite fait remarqué et s'est vu présenter l'opportunité de proposer des récits originaux comme C.O.W.L. sur lequel il a collaboré avec Alec Siegel et Rod Reis. C'est de nouveau avec ces deux auteurs que Kyle Higgins s'est lancé dans Hadrian's Wall, un polar dans l'espace bénéficiant d'un background très développé. Alors que le premier album venait tout juste de sortir, nous avons eu l'occasion de poser quelques unes de nos questions à l'un des scénaristes montant de la scène comics.
interview Comics
Kyle Higgins
La traduction de cette interview a été réalisée par Alain Delaplace.
Peux-tu te présenter et nous dire comment tu as commencé à travailler dans l'industrie des comics ?
Kyle Higgins : J'ai commencé à écrire pour les comics suite à un film que j'ai réalisé à la fac et qui s'intitulait The League, c'était un film noir avec des super-héros et qui se déroulait à Chicago, en 1962.
Un peu comme Cowl ?
Kyle Higgins : Oui, Cowl est basé dessus. Cowl est arrivé 6 ou 7 ans après The League. Joe Quesada a vu mon film sur le net et il m'a envoyé un mail pour me dire combien il l'aimait. J'ai alors commencé à discuter avec lui, à chercher à savoir si Marvel cherchait de nouveaux auteurs, vu que je sortais tout juste de la fac. Il m'a confirmé que oui, ils étaient toujours à la recherche de nouveaux talents et il m'a présenté à quelques éditeurs de chez Marvel – il était alors éditeur en chef – J'ai enchaîné les pitchs auprès de Tom Brevoort pendant près de 10 mois et j'ai fini par pitcher la bonne histoire au bon moment et ça a donné un one-shot de Captain America. Une fois qu'on a été publié par Marvel, ça devient un peu plus facile d'établir des contacts et de faire publier autre chose. Marvel m'a proposé un autre one-shot, quelques mois après, pour Vision et je crois que c'est à peu près à ce moment-là que j'ai commencé à discuter avec Mike Marts, à DC. Je cherchais un refuge pour The League, en tant que comic-book, et l'agent d'Agustin Padilla – qui avait illustré le one-shot de Captain America), Eduardo, m'aidait déjà auprès de différents éditeurs pour caser The League, qui a fini par devenir Cowl. À l'époque, on était parti pour faire illustrer le comic par un des artistes représentés par Eduardo. Il m'a demandé si je connaissais du monde à DC, je lui ai dit « Non, et toi ? Je ne pense pas que DC publierait The League mais j'adorerais rencontrer quelqu'un de DC » il m'a dit « Oui, bien sûr » et il m'a présenté à Mike Marts qui était alors l'éditeur des comics Batman. J'ai développé ma relation avec Mike et j'ai sorti une mini-série chez Marvel en même temps que Mike me dégotait une suite d'histoires à développer chez DC. J'ai co-développé un personnage dont vous avez peut-être entendu parler, le Night-Runner, qui était un Batman franco-Algérien basé à Paris. Mike était très satisfait de mon travail et Trevor McCarthy a illustré le comics. Mike a ensuite continué à nous affecter à des projets de plus en plus conséquents et j'ai donc fait Gates of Gotham puis DeathStroke pour les New 52, Nightwing, aussi, puis une chose menant à une autre...
Tu as écrit l'excellente série Nightwing et tu as permis à Dick Grayson de retrouver son rang ! A t-il été difficile de jongler entre tes envies d'écrire ton propre récit et les impératifs posés par l'univers continu ?
Kyle Higgins : Oui. C'était la première série continue que j'ai écrite et ça a été un titre très, très difficile à écrire et ce pour quelques raisons. La première était qu'il s'agit de mon personnage préféré, depuis mes 10 ans. J'avais donc un énorme sentiment de responsabilité envers le personnage et j'avais aussi conscience que c'était a priori ma première et dernière occasion d'écrire son histoire. J'ai donc ressenti beaucoup de pression. J'avais 26 ans et je n'avais jamais écrit sur une série continue auparavant et je m'efforçait donc d'apprendre sur le tas, ce qui est plutôt stressant. Mais ce qui a compliqué l'affaire, c'était le climat, à DC, à ce moment-là. Avec New 52, nos séries étaient vraiment sous les projecteurs et il y avait de nombreux éditeurs étaient très impliqués dans ce qu'on faisait. Et sur Nightwing en particulier, j'ai eu beaucoup de difficultés avec certains de mes éditeurs, dès le départ. On a pas vraiment commencé du bon pied, ils avaient leur propre idée de ce que devait être et faire le personnage de Nightwing au sein des New 52 et c'était très différent de mon idée personnelle. Ils voulaient en quelque sorte réinventer la roue et changer le personnage juste pour qu'il soit différent, c'est de là que vient le costume rouge et noir, par exemple. Tandis que moi, je souhaitais être plus respectueux de ce que Dick Grayson était et devait être ainsi que de ce qui fait le personnage. On voit aujourd'hui ce qu'ils font avec Rebirth en ramenant justement les personnages à leur essence même. Je ne lis pas la série Nightwing, aujourd'hui, mais j'ai cru comprendre qu'il retournait à BloodHaven... C'était le genre de choses que je souhaitais mettre en place, pas son retour à BloodHaven, en particulier, mais... Je pense qu'il est important de l'orienter vers de nouvelles directions mais je voulais centrer la série sur ce qui rendait Dick Grayson unique. Et ça a été dur, à ce moment-là. Je suis reconnaissant à DC de m'avoir offert l'opportunité de travailler sur la série et je suis fier des histoires qu'on a pu raconter mais ça a été compliqué.
Avant de parler de Hadrian's Wall, je voulais que tu reviennes sur la genèse de Cowl. Comment avez-vous eu l'idée de ce récit ?
Kyle Higgins : Cowl se base sur l'histoire de mon film, The League, qui était, comme je l'ai dit, ma thèse. C'était une idée que j'avais eue à la fac et qui m'avait fait rire, l'idée d'un syndicat de super-héros avec des vilains qui seraient des vilains parce qu'ils n'auraient pas pu entrer au syndicat. C'était quelque chose de comique, un truc sur lequel j'avais bossé à la fac. Et puis, un jour, j'ai eu l'idée de placer l'histoire dans les années 60 – je tiens à préciser que tout ça a lieu avant même que la série tv Man Men ne voie le jour – et il y avait, selon moi, quelque chose dans cette époque qui apportait de la gravité au récit et un aspect plus terre-à-terre qu'on aurait pas en plaçant l'histoire de nos jours. Si on fait ça, ça devient comique, comme une parodie. Mais en faisant se dérouler l'histoire dans le passé... Les années 60 étaient une époque de grands changements, en Amérique, y compris dans l'industrie des comics avec l'avènement de Marvel et des personnages que l'on connait tous aujourd'hui – c'était d'une certaine manière une transition entre les Dieux de l'Âge d'Or et les Titans de l'Âge d'Argent –. Sans parler du choix de Chicago, qui était un lieu fascinant à l'époque avec tous les tourments politiques qui y avaient lieu. Je me suis dit que tout ça permettait de donner le jour à un univers très intéressant. À partir de là, j'ai plus ou moins pris tout ce que j'avais appris en écrivant des comics de super-héros pour DC et je l'ai balancé par la fenêtre. Je me suis recentré sur ce que je trouvais, moi, passionnant dans les comics et dans la narration. Mon ami Alec Siegel, qui est la seule personne avec laquelle il m'arrive de co-écrire de temps à autres, a co-écrit « Cowl » avec moi. Et l'autre élément qui rend Cowl et aussi Hadrian's Wall si uniques, c'est Rod Reis. Cowl était le premier comics de Rod en tant qu'illustrateur. Il avait été coloriste pour DC pendant 10 ans et il avait travaillé avec moi sur Nightwing, c'est comme ça qu'on s'est rencontrés et on est devenus bons amis. J'ai énormément de respect pour les coloristes. Mon background dans l'univers cinématographique fait que, à mes yeux, ce que font les coloristes, dans les comics, sont ce qu'il y a le plus proche de la photographie au cinéma en créant des atmosphère, des humeurs... En tant qu'auteur, c'est très important pour moi et je regarde au plus près ce que font les coloristes qui travaillent avec moi. Rod a vraiment aimé cette approche, on est devenu amis et je l'ai vu faire des aquarelles lors de convention et je me suis dit « Oh mon dieu, c'est incroyable ! Tu dessines, aussi ? » et il m'a répondu « Eh bien, oui, un peu. ». Un an plus tard, je l'ai convaincu d'illustrer une histoire, avec moi, et ça s'est très bien passé, on aurait dit un croisement entre Bill Sienkiewicz et Phil Noto. Puis, à la Comic-Con de New-York, il y a quelques années, l'idée m'est venue et je lui ai dit « Est-ce que ça te dirait de faire cette petite histoire de super-héros en guerre sur laquelle on bosse depuis un moment, Alec et moi ? On n'a jamais trouvé le bon illustrateur pour ça. ». Il a beaucoup aimé l'idée. Et on s'est toujours dit que si on devait faire une histoire de super-héros, il faudrait qu'elle ait un aspect et un feeling différent, de se distinguer des titres existants. Voilà comment Cowl a vu le jour.
Nous découvrons à présent Hadrian's Wall ? Peux-tu le présenter aux lecteurs ?
Kyle Higgins : Hadrian's Wall est en quelque sorte un polar interstellaire. C'est un meurtre en huis-clos à bord d'un vaisseau spatial. C'est dans la droite lignée de certains de mes films de science-fiction préférés de la fin des années 70, début 80, comme Alien, Blade Runner, Aliens, The Abyss, Outland... C'est fait dans un style rétro-futuriste. L'histoire se déroule en 2085 mais un 2085 tel qu'on l'aurait envisagé en 1985. On a des gros moniteurs CHT, des textes en vert, ce genre de détails. L'histoire est celle d'un personnage nommé Simon Moore qui est un enquêteur et qui se rend sur un vaisseau de surveillance situé aux confins de l'espace, appelé Hadrian's Wall. Il s'y rend car un des astronautes à bord est décédé. Simon pense qu'il va juste se faire un peu d'argent facile en validant l'hypothèse accidentelle de l'astronaute mais ce qu'on apprend très vite c'est que non seulement l'astronaute en question était connu et détesté de Simon mais qu'en plus la femme de l'astronaute n'est autre que l'ex-femme de Simon. Il y a donc bien plus derrière tout ça que ne le soupçonnait Simon et il s'avère que l'astronaute a été assassiné. Simon reste donc à bord du vaisseau pour découvrir le pot aux roses tout en enquêtant sur son ex-femme. En arrière-plan de tout ça, il y a une guerre froide entre la Terre et la plus grande de ses colonies. Au coeur de cet ouvrage, donc, on s'attache à explorer des relations brisées, comment les gens en viennent à se séparer, ce qui les sépare et si on peut jamais vraiment recoller les morceaux.
L'histoire et son background sont comme tu l'as dit très riches. Tu as dit que Hadrian's Wall se conclurait avec le deuxième tome mais peut-on espérer d'autres histoires dans cet univers ?
Kyle Higgins : C'est compliqué car la base de l'histoire est qu'il s'agit d'une enquête sur un meurtre. On ne peut pas continuer indéfiniment avec ça. Mais au sujet des personnages et de cet univers, je pense qu'il y a d'autres histoires à raconter, si jamais l'envie nous vient. Mais, oui, cette histoire-là se conclura à la fin du second volume.
Une autre particularité de la série est d'être publiée simultanément en France et aux Etats-Unis. Comment fais-tu ?
Kyle Higgins : C'était un cas très particulier, mais j'aime vraiment l'idée. Ce qui s'est passé c'est que j'ai commencé à parler avec Olivier Jalabert, chez Glénat, après la publication de Cowl, de ce qu'on allait faire après, Rod, Alec et moi. Et, très généreusement, Glénat nous a proposé un accord, avant même de commencer l'ouvrage. Le deal était consistait à aller voir Image Comics et à leur dire qu'on avait déjà un accord avec Glénat, en France, et de voir s'il était possible de publier conjointement le comics. Et Image a accepté. Chez Image, il faut que les trois premiers numéros soient achevés avant de pouvoir solliciter le premier numéro. Ce que ça signifiait, c'est que le timing a été parfait, qu'on a réalisé quatre numéros aux Etats-Unis, d'office, avant que le premier numéro ne sorte là-bas et ça nous a permis de retourner voir Glénat avec ses quatre numéros pour que le premier tome sorte sur le marché français. Ca s'est très bien passé et ce qui est marrant c'est qu'une plus grande partie de l'histoire est disponible d'abord en France ! Vous avez les quatre premiers numéros alors que le deuxième vient tout juste de sortir là-bas.
La science-fiction est un genre porteur ces dernières années aux USA. Comment l'expliques-tu ?
Kyle Higgins : Oui, il faut tout de même faire attention à ne pas saturer le marché avec un trop grand nombre de séries de science-fiction. C'est d'ailleurs une des raisons qui nous a amenés à concevoir Hadrian's Wall tel quel. Quand je dis qu'il s'agit d'une série rétro-futuriste, ça venait là encore d'un désir de notre part de nous distinguer des autres titres de science-fiction sur le marché. Et l'idée de donner une touche « eighties » à l'ensemble apportait cette différence. Ca a aussi impacté certains choix sur le plan de l'histoire. C'est ça aussi qui est génial avec les comics, c'est que c'est un média collaboratif. Quant à ce qui fait la popularité de la science-fiction en ce moment, ce genre de choses arrive par vague, les modes se font et se défont. C'est comme les films de super-héros qui sont très populaires en ce moment, comme le furent les western. Avec les comics, tu n'as qu'une poignée de genres qui sont vraiment explorés par les différents créateurs. Il se trouve qu'en ce moment , c'est la SF qui est très mise en avant. Une autre raison, je pense, est que les meilleures histoires de SF sont celles qui explorent à l'aide d'allégories ce qui se passe aujourd'hui dans le monde réel, et si tu t'intéresse à l'actualité, il se passe nombre de choses effrayantes dans le monde, en ce moment. Je pense que les créateurs s'orientent vers la SF de manière à pouvoir supporter et commenter ce qui se passe autour d'eux. Et je ne connais pas un seul créateur qui n'ait pas d'opinion.
Si un génie sortait d'une lampe et t'accordait la possibilité de pouvoir travailler dans le genre et avec l'auteur de ton choix, quel genre et qui choisirais-tu ?
Kyle Higgins : Je choisirais probablement... Je ne sais pas quel genre, mais j'ai une liste d'artistes... Olivier Coipel, qui est un ami et dont j'adore le travail. Jock, Greg Capullo... Darwyn Cooke nous a quittés mais il figurait au sommet de ma liste. Dave Mazzuchelli... Une des meilleures choses qui soit avec les séries sur lesquelles je travaille actuellement est que je raconte toutes les histoires que j'ai à raconter. J'écris pas mal de choses qui ne sont même pas encore annoncées, je travaille sur quelque chose comme 3 ouvrages creator-owned, pour Image, et Hadrian's Wall et le seul annoncé et sorti, les autres ne sont pas encore annoncés. Mais ils sont tous très différents et ce sont toutes des histoires sur lesquelles je travaille depuis très longtemps. Donc, non, je n'ai rien d'autre en préparation. Je n'arrive pas à travailler sur sept séries en parallèle ! À mesure que je prends de l'âge, je réalise mes limites. Et je ne suis pas à l'aise avec trop d'histoire à gérer trop d'histoires en parallèle.
Si tu avais la possibilité de visiter le crâne d'une personne célèbre, passée ou présente, afin de comprendre son art, ses techniques ou simplement sa vision du monde, qui choisirais-tu et pourquoi ?
Kyle Higgins : Je dirais, en ce qui concerne les auteur, Brian K. Vaughan. Tout ce qu'il fait est si bon et se lit si facilement. Je sais que ça n'a pas été facile à écrire mais ça a l'air si simple pour lui. Et j'admire ça énormément. En général, plus ça a l'air facile, plus c'est difficile. Je dirais aussi Paul Dini, qui est aussi un de mes auteurs préférés. Steven Moffat. Sa maîtrise de la structure narrative et sa façon de créer tant de twists et de retournement sans jamais perdre les enjeux émotionnels de l'histoire. Il trouve toujours moyen de mettre ses personnages dans des situations qui les révèlent au fil de leurs décisions. Et il a toujours un temps d'avance sur son public. Il maîtrise tellement bien la narration que ça me laisse admiratif à chaque fois que je vois une de ses oeuvres. Même les épisodes de Doctor Who que je n'apprécie pas vraiment et qu'il a écrits, il les a écrits à un tout autre niveau.
Merci Kyle !