interview Manga

Tetsuya Tsutsui

©Ki-oon édition 2012

A l'occasion de la sortie de son nouveau titre, Prophecy, après 5 ans d'absence, Tetsuya Tsutsui est venu en France pour la seconde fois à la rencontre de ses lecteurs. Lui qui a été découvert grâce au web, il nous propose pour son retour une intrigue centrée sur Internet. C'est après un tour de France des librairies et quatre jours intenses à Japan Expo que nous avons rencontré cet auteur de thrillers chocs.
(Interview réalisée à Japan Expo 13 conjointement avec unificationfrance.com)

Réalisée en lien avec l'album Prophecy T1
Lieu de l'interview : Japan Expo 13

interview menée
par
23 août 2012

Planète BD : On vous a connus avec Duds Hunt en France. Comment avez-vous eu l’idée de publier ce projet sur Internet en premier lieu. Est-ce parce que les éditeurs n’en voulaient pas ou une volonté de votre part ?
Tetsuya Tsutsui : C’est un manga que j’avais écrit et dont j’avais déjà dessiné les planches. Je les ai apportées aux différentes maisons d’édition japonaises mais toutes me les ont refusées. Comme c’était un manga qui me tenait à cœur, j’ai décidé de le mettre sur mon site internet pour que le plus grand nombre de gens puissent le voir.

Le héros de Dud's hunt, taille réelle - Expo dédiée à l'auteur sur le stand Ki-oon à Japan Expo
Le héros de Dud's hunt, taille réelle - Expo dédiée à l'auteur sur le stand Ki-oon à Japan Expo

Planète BD : C’est comme ça que s’est faite votre rencontre avec Ki-oon, votre éditeur en France ?
Tetsuya Tsutsui : Oui, tout à fait.

Unification France : Vous avez ce lien particulier avec Internet car c’est par ce biais que vous vous êtes fait connaître. Pensez-vous continuer à publier des mangas par ce moyen ou passer comme un mangaka traditionnel sur papier ?
Tetsuya Tsutsui : Je suis mangaka professionnel donc il faut bien que j’en vive. Ce qui est sûr, c’est que je vais continuer à faire des mangas dans des magazines de prépublication pour que ce soit ensuite publié en volume relié. Mais, comme vous le savez, les maisons d’édition ont leur propre politique éditoriale, en tout cas les japonaises, et c’est difficile pour moi de me fondre tout à fait dans leur moule. Il y a beaucoup de restrictions, que ce soit sur le fond ou l’expression graphique. Moi, j’ai besoin de ma part de liberté et, si j’estime que mes mangas ne peuvent pas être publiés par la voie classique (papier, magazine de prépublication), eh bien je les mettrai sur Internet.

Unification France : A l’inverse, pensez-vous publier un jour dans un recueil des histoires comme Collector et Les congés de Tomomi-san qui sont publiées sur Internet ?
Tetsuya Tsutsui : C’est une idée qui me plairait bien mais, comme il n’y a pas assez de matière pour l’instant avec ces quelques histoires, je ne peux pas pour l’instant.
Ki-oon : Si un jour vous avez suffisamment d’histoires, on sera ravi de les publier dans un volume !

Planète BD : Pour en revenir à Prophecy, vous y pointez du doigt les dérives possibles par le biais d’Internet. Vous-même avez été lancé par Internet : était-ce de fait un sujet qui vous tenait à cœur depuis longtemps et, sinon, quelle est la genèse de ce projet en particulier?
Tetsuya Tsutsui : Internet est le média le plus populaire et le plus utilisé quotidiennement par mon lectorat (composé de gens jeunes) donc c’est vrai qu’en parler me tenait à cœur. Je parle des dérives potentielles mais je ne suis pas là pour dire que je suis contre Internet, bien au contraire. Je veux que cela reste un espace de liberté et je suis contre toute forme de réglementation dans ce milieu. Comme je veux que cela reste un domaine de liberté, le message que je veux faire passer aux jeunes à travers mon manga est qu’il faut faire attention : si on ne respecte pas certaines règles, on va perdre cette liberté, donc essayons de préserver cet espace.

Paperboy, le héros de Prophecy dessiné par l'auteur lors de ses dédicaces
Paperboy, le héros de Prophecy dessiné par l'auteur lors de ses dédicaces

Unification France : Vous évoquiez déjà en 2008 le synopsis de Prophecy. Comment le projet-a-t-il mûri dans votre esprit et qu’avez-vous fait entre 2008 et la réalisation de ce titre ?
Tetsuya Tsutsui : En fait, je n’ai presque rien fait : j’ai lu des livres, je suis resté chez moi... Je suis resté enfermé chez moi car j’ai eu maille à partir avec mon ancienne maison d’édition japonaise et donc c’était une période assez triste pour moi. Je n’ai eu aucune activité créative pendant cette période. En 2008, j’avais déjà l’idée de ce qu’allait être Prophecy mais beaucoup d’évènements ont eu lieu entre-temps, notamment le grand tremblement de terre de l’est du Japon l’année dernière. Tous ces grands évènements et d’autres fait divers m’ont largement influencé pour la matière de Prophecy.

Planète BD : Tous vos mangas parus en France traitent de peurs récentes en rapport avec les technologies, que ce soient les virus dans Manhole, ou bien encore les dérives avec les téléphones portables dans Duds Hunt. De la même manière, dans Prophecy on voit comment des gens peuvent s’organiser pour mettre en place des vengeances par le biais d’Internet. Est-ce parce que vous êtes un grand anxieux ou ce sont des thèmes que vous préférez traiter de manière générale ?
Tetsuya Tsutsui : En ce qui concerne les virus, cela me paraît normal d’en avoir peur mais, pour ce qui concerne les portables ou l’Internet, je pense que ce sont des outils très pratiques dans la vie quotidienne. Je voulais attirer l’attention sur le fait que, si on les utilise mal, on peut facilement blesser autrui et faire du mal. C’est donc une sonnette d’alarme que je tire pour tous ceux qui utilisent Internet et les portables sans trop réfléchir.

Les statuts des héros du mangaka lors de leur fabrication
Les statuts des héros du mangaka lors de leur fabrication

Unification France : Pour continuer dans les peurs et les fais divers, le cas Luka Rocco Magnotta, le dépeceur canadien, prouve que la réalité dépasse parfois la fiction. Ce genre de faits divers peut-il vous inspirer pour une éventuelle histoire ?
Tetsuya Tsutsui : Cette affaire n’a visiblement pas été très relayée dans les médias japonais puisque je n’en ai pas connaissance alors que je suis un gros consommateur d’Internet. Mais c’est vrai que je prends souvent comme point de départ des faits divers sensationnels ou dramatiques pour trouver matière pour mes mangas.

Planète BD : Pour chaque nouvelle œuvre, entre ces recherches de faits divers et le fait que vous parlez à chaque fois d’une technologie de manière pointue et ne racontez pas n’importe quoi, quelle est la part de documentation et de recherche préalable dans votre travail ? A quel point vous plongez-vous dans ce travail pour ancrer vos mangas dans la réalité ?
Tetsuya Tsutsui : Je ne sais pas si ce travail de collecte d’informations est suffisant ou pas, mais je m’efforce d’amasser un maximum de documentation avant de me lancer sur un sujet. Par exemple pour Manhole, j’ai visité à plusieurs reprises un musée dans le quartier de Memuro (à Tokyo) et qui est spécialisé dans les maladies et virus. J’ai pu consulter des documents qui ne sont d’habitude pas ouverts au public. Donc, vous voyez que j’aime bien m’informer sur un sujet avant de me lancer.

Unification France : Pensez-vous faire un jour autre chose que du thriller ? Si oui, quels genres et quelles thématiques ? Avez-vous d’autres projets à l’esprit ?
Tetsuya Tsutsui : Il y a un sujet qui me tient particulièrement à cœur : la censure des comics. Vous savez, dans les années 40, le gouvernement américain a censuré - ou en tout cas mis des freins à la liberté d’expression pour - les comics US, et je voulais parler de ce phénomène, faire des recherches sur le pourquoi du comment on en est arrivé à censurer des comics alors que ce sont tout simplement des gens qui dessinent des BD. C’est un sujet qui me tient à cœur depuis longtemps mais, pour cela, il faudrait évidemment que je me rende sur place aux Etats-Unis pour collecter des informations. Et pour l’instant, je n’ai pas le temps et je reporte sans cesse.

Unification France : Au Japon aussi, il y a de la censure...
Tetsuya Tsutsui : En tant que mangaka, je peux vous dire que je suis contre toute forme de censure. Cette façon qu’ont certains gouvernements de vouloir mettre des bâtons dans les roues des artistes, des dessinateurs de BD, est un phénomène traditionnel, récurrent. Il convient de résister à cela, à cette tendance, et en tant que mangaka, ma façon de résister est de faire un manga sur ce sujet.

Unification France : Est-ce qu’avoir de telles contraintes ne permet-il pas justement, pour détourner la loi, d’avoir plus de créativité ?
Tetsuya Tsutsui : Tout à fait, vous avez raison. Mais, en tant que mangaka, j’ai quand même besoin d’un énorme espace de liberté. La liberté, ça doit être une condition sine qua non pour pouvoir créer, dessiner... Donc, sans liberté, je ne peux pas continuer mon travail. Evidemment il y a des choses qu'on n’a pas le droit de faire ou qu’il convient d’éviter, par exemple critiquer les organisations religieuses ou blesser les gens nommément. Mais je crois que, si on évite ça, on a le droit à de bénéficier d’un maximum de liberté.

Paperboy, le héros de Prophecy, se prépare à faire une déclaration vidéo sur Internet
Paperboy, le héros de Prophecy, se prépare à faire une déclaration vidéo sur Internet

Planète BD : En France, vos mangas connaissent un bon accueil, peut-être meilleur qu’au Japon. Pensez-vous que, comme Jirô Taniguchi par exemple, vous devenez petit à petit un auteur presque plus français que japonais ?
Tetsuya Tsutsui : C’est vrai que, avant Prophecy, j’avais peut-être plus de succès en France qu’au Japon. Mais depuis Prophecy, je sens qu’il y a quelque chose dans le public japonais, un bon accueil et une certaine reconnaissance enfin. Donc, je pense que les choses sont en train de changer. Et je tiens aussi à dire que Jirô Taniguchi est un mangaka très apprécié au Japon et pas sous-estimé.

Unification France : Pour continuer sur la liberté d’expression, Prophecy est une commande de l’éditeur français Ki-oon, ce qui est peu fréquent. Ki-oon vous a-t-il imposé certaines contraintes (nombre de tomes, personnages...) et avez-vous eu toute latitude dans votre travail ? De même, au niveau de la Shûeisha, avez-vous un tantô (ndlr : responsable éditorial) qui vous a suivi ?
Tetsuya Tsutsui : Ce n’est pas une commande à proprement parler de Ki-oon, il y a eu un accord de principe pour que mon manga soit publié chez eux. Mais pour tout ce qui est le nombre de tomes, l’histoire et son déroulement, les personnages, les éditions Ki-oon m’ont laissé mon entière liberté. C’est pareil pour Shûeisha qui a toujours respecté ma liberté et mon indépendance.

Merci !

Merci aux éditions Ki-oon


Tetsuya Tsutsui



Lien vers l'interview réalisée le 22 mars 2015 à l'occasion de la sortie de Poison City:
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Toutes les illustrations de l'article sont ©Tetsuya Tsutsui
Toutes les photos sont ©Planète BD