Pour témoigner de son adolescence et de celle de ses potes, entre petite délinquance et grande criminalité, Victor Dermo a décidé de dessiner Diamond Little Boy. D’abord publié en autoédition, en France comme sur une plateforme japonaise, il parait aujourd’hui dans une version améliorée chez Vega, l'occasion pour un plus grand nombre de lecteurs de découvrir ce récit et son auteur.
interview Manga
Victor Dermo
Bonjour Victor, est-ce que tu peux te présenter à nos lecteurs et nous dire comment tu es devenu mangaka ?
Bonjour, je m'appelle Victor Dermo, j'ai 31 ans, je suis né et j'ai grandi à Caen. Je suis devenu mangaka par la force des choses à 21 ans. Je faisais du dojinshi (du manga amateur) et je suis devenu mangaka professionnel il y a 2 ans.
J'avais des amis à l'époque qui avaient été incarcérés et on s'écrivait beaucoup de lettres. On se taquinait pour embellir un peu les lettres, je commençais à griffonner leurs têtes, je disais « regarde ça, c'est toi » et tout. Après, ils me faisaient des petites commandes, « vas-y envoie-moi un dessin dans ce style-là, je l'accroche dans ma cellule », et puis un jour j’ai eu un peu le déclic en me disant « vous voyez les gars, tout ce qu'on a vécu ces 3 dernières années, je vais le raconter dans un manga ». Et puis petit à petit, au fil des rencontres, ça s'est transformé en « je vais faire mon manga, mon histoire » et c'est devenu Diamond Little Boy.
Dedans tu abordes des thèmes assez durs, il y a le racisme, le décrochage scolaire, la délinquance, le trafic de stupéfiants, etc. Pour toi c'est plutôt un exutoire ou c'est un message que tu voudrais donner ?
Non c'est plus un témoignage générationnel je pense. Je ne dis pas que c'est bien, je ne dis pas que c'est mal, j'explique juste que ça s'est passé comme ça, je le livre aussi brut que comment je l'ai vécu et voilà.
Je vous raconte comment c’est arrivé. J'étais avec mon pote Tuan HollaBack, c'est un illustrateur qui dessinait des pochettes d'albums pour des rappeurs japonais et américains depuis 10 ans et c'est mon meilleur pote du Japon. On avait une petite tradition, c'est qu'on sélectionnait des bars pour passer la soirée et puis, une fois par semaine, on allait dans un bar où on n'était jamais allé. Là, on se retrouve dans un bar hyper glauque, hyper otaku avec des figurines partout, pleines de poussière et tout. Il n'y avait personne dans ce bar jusqu'à ce que la serveuse arrive et qu'elle nous regarde un peu bizarre en mode « qu'est-ce qu'ils font là ces deux-là ? ». Et tout d'un coup il y a deux jeunes filles qui rentrent dans le bar et du coup - deux garçons et deux filles - on commence à faire la discute et je demande à la première qui s'appelle Mei ce qu'elle fait dans la vie. Elle m'explique qu'elle travaille sur une énorme plateforme de lecture de manga au Japon. D'accord. Et elle me demande à son tour ce que moi je fais dans la vie, puis elle me dit « oh non, c'est quoi ? » car du coup elle pensait que je mentais, que je faisais ça pour la séduire, et donc je lui montre sur Internet : « regarde, c'est moi, je fais des mangas ». Ensuite, je lui pose la question « mais comment on fait pour que mon manga soit publié sur ta plateforme en fait ? Enfin, là où tu travailles. » Et elle m'explique, elle me dit : « je ne sais pas, tu demandes à ton éditeur ». Je lui réponds « mais je n'ai pas d'éditeur, moi ce que je veux c'est publier sur votre truc » et, comme on s'était très bien entendus, on avait passé une excellente soirée, elle m'a dit « écoute, tu prends un visa, tu reviens au Japon avec ton manga traduit et tu m'appelles ». J'ai quitté mon taf, j'ai pris un visa, j'ai fait traduire mon manga, je suis parti au Japon, je l'ai rappelée et puis elle m'a donné toutes les démarches à suivre, ça a pris 3 mois, c'était hyper long, il fallait un compte en banque japonais. Puis, 3 mois plus tard, j'étais à Okinawa sur une plage, à Naha et j'ai reçu la notif et mon manga a été publié sur Bookwalker.
La collaboration avec Vega-Dupuis et le studio Hatsu, là aussi c’est une première. Est-ce que tu peux nous en parler aussi ?
Pareil, je rencontre Stéphane Beaujean, c'est lui qui me signe d'ailleurs, et après il fait en sorte que j'ai tous les outils nécessaires pour pouvoir commencer à faire du manga de manière professionnelle et créer un produit intéressant. Du coup, il me donne un responsable éditorial - en japonais on dit tanto. Il s'appelle Frédéric Toumont, c'est un français qui vit au Japon depuis 20-30 ans et il est connu pour faire ça dans le monde de l'édition, pour être un gros éditeur français. Donc il s'est occupé de moi pour la partie storyboard / mise en page, corriger le manga, en fait faire en sorte que ce soit visible et correct. Au cours d'une soirée à Tokyo, il m'apprend qu'il a réussi à nous décrocher un rendez-vous avec Sato-san, c'est le monsieur qui a créé le studio Atsu, et qu'on a un rendez-vous avec lui pour savoir s'il est ok pour bosser avec moi. Du coup je lui dis « allez, let's go ! » et on s'est rencontré, ça s'est hyper bien passé, et puis la magie a opéré, il m'a dit « je veux travailler avec toi » et je me suis retrouvé à travailler au studio Atsu. C'était assez déroutant pour eux comme pour moi parce qu'ils n'avaient jamais travaillé avec un européen. Du coup, moi je leur fais faire beaucoup d'architecture : Cannes, Normandie, le Calvados, c'est très médiéval, la pierre de Cannes, etc. Et voilà, c'est comme ça que ça s'est fait, ça a été une super expérience, ça m'a permis de me former moi-même à la technique. En fait, on fait du photoréalisme en décor, un peu comme Inio Asano ou Kengo Hanazawa qui a fait I am a hero. C'est pas à leur niveau encore quand moi je m'y mets, mais ça m'a permis de me former vraiment à un logiciel qui s'appelle Clip Studio Paint et de comprendre les logiques de création.
C'est beaucoup la musique et des séries comme Top Boy et Euphoria, ces séries-là m'ont beaucoup marqué et beaucoup inspiré. Le cinéma aussi, Martin Scorsese à fond, Mathieu Kassovitz (La Haine). Au niveau manga, graphiquement, comme je viens de dire : Inio Asano et Kengo Hanazawa. Mon mangaka préféré, je pense que c'est Takehiko Inoue, parce que dans Vagabond il y a un côté hyper poétique dans ses planches, il laisse parler le silence. J'adore ce truc de 4 pages, je trouve ça magnifique, où on sent le vent glisser sur les brindilles. J'adore les mangas style Quartier lointain de Jirô Taniguchi. Je pense que c'est pareil, j’aimerais bien être eux quand je serais grand !
La musique occupe aussi une part importante dans ton histoire, le monde du rap t'a beaucoup soutenu. La musique, c'est quelque chose de vital pour toi ?
Oui, je pense que c'est vital, j'ai grandi dedans. J'ai un oncle qui est musicien, depuis que j'ai 11-12 ans, j'ai toujours été dans des backstages, j'ai monté des batteries, des guitares, des CD avec mes frères après les concerts. Après, arrivé à l'adolescence, j'étais à Caen. C'est une ville qui est grave hip hop, il y a beaucoup de groupes de rap, beaucoup de breakdance, de DJ. Il y a une scène culturelle qui est très très hip hop. Et puis, quand j'ai commencé le manga, je suis devenu très ami avec l'équipe de 7e Magnitude, Orelsan. Je suis parti en tournée avec eux, j'ai toujours été dans la musique. Enfin, je ne sais pas, mais j'ai toujours été dans le milieu.
Je suis un fan absolu du réalisateur Makoto Shinkai qui a fait Guardian of the World, Your Name, Les Enfants du Temps... Dans ses films, je vois parler de la pluie dans Guardian of the World, les éléments c'est un personnage à part entière dans Your Name, la lumière ça veut dire quelque chose à ce moment-là... J'adore aller à Tokyo et retrouver les lieux exacts, les marches de Your Name, le coin, Shinjuku... Je voulais vraiment ramener ça dans Diamond Little Boy. Je trouve que le décor prend une place super importante parce que, déjà, j'adore les décors et le fait de ne pas laisser de blanc derrière les personnages. Quand il y a beaucoup d'immeubles en face de vous, je trouve que ça représente hyper bien le quartier. Et le fait qu'il n'y ait pas d'horizon et de se sentir un peu enfermé dans une bulle, un genre de dôme. C'est pour ça que le décor prend beaucoup de place dans Diamond Little Boy.
Dans la version éditée chez Vega, il y aura combien de volumes ?
On est parti sur 4 volumes. Pour l'instant, c'est 4 minimum, et après on ne sait jamais, mais je ne suis pas sûr de vouloir en faire plus.
Si je te donnais le pouvoir de visiter l'esprit d'un artiste vivant ou mort, mangaka ou pas qui choisirais-tu et pourquoi ?
Je choisirais un écrivain, Victor Hugo. Parce que c'est le plus grand auteur français, qui avait déjà une position sur la misère sociale, que je le cite dans mon livre, que je m'appelle Victor et que mon manager s'appelle Hugo - ça fait « Victor Hugo » !
Merci !
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Diamond Little Boy © 2025 Dermo / Editions Véga