interview Bande dessinée

Frank Margerin

©Robinson édition 2025

Frank Margerin est un monument de la BD. Comment oublier ses personnages au blouson noir, à la banane géante, à la moto pétaradante et au cœur tendre ? Il a multiplié les albums comiques avec des personnages mémorables comme Lucien, Manu ou encore Momo. Ils sont tous plus vrais que nature et plus attachants les uns que les autres. Il faut dire que Margerin, c’est vraiment un bon mec qui ressemble à ses personnages : positif, amusant, modeste et vraiment sympa. Vous n’êtes pas encore convaincu ? Allez le rencontrer dans les festivals. Ou sinon, lisez cette interview...

Réalisée en lien avec l'album Dans les petits papiers de Margerin
Lieu de l'interview : Par téléphone

interview menée
par
31 janvier 2025

Bonjour Frank. Pour les lecteurs qui ne te connaissent pas encore, pourrais-tu te présenter rapidement ?
Frank Margerin : Je m’appelle Frank sans « c » ! [On l’écrit toujours avec un « c » et ça m’énerve.] Je fais de la bande dessinée depuis le milieu des années 1970. Ma première BD est de 1976 chez Métal Hurlant numéro 6. J’ai créé le personnage de Lucien qui est un peu mon héros récurrent puis d’autres personnages comme Manu et Momo. J’ai eu le Grand Prix d’Angoulême en 1992 et j’ai été Président en 1994. J’ai fait aussi une série avec Marc Cuadrado qui s’appelle Je veux une Harley, qui est ma dernière série. Depuis, j’ai mis un peu la BD entre parenthèses et je suis plus dans l’illustration. Je voyage et je profite de la vie. Je vais bientôt avoir 73 ans et je commence à me dire que si je dois m’amuser, c’est maintenant. A l’EHPAD, j’aurai du temps avec du papier et un crayon (rires) !

Comment l’aventure Métal Hurlant a-t-elle démarré ?  Tu avais pourtant souhaité travailler pour Pilote, non ?
FM : Quand je cherchais du boulot, j’ai démarché à droite à gauche. Je n’ai pas pensé à me tourner vers la BD parce que je n’avais pas confiance en moi et je n’avais surtout pas de scénario. La BD me paraissait compliquée et je m’étais dit que j’allais commencer en faisant de l’illustration. J’aime le dessin et ce sera plus facile. Le hasard m’a fait aller chez les éditions Nathan et j’ai rencontré Bernard Farkas, qui était un des fondateurs de Métal avec Jean Pierre Dionnet, Philippe Druillet et Moebius. Il m’a dit d’aller voir Dionnet et je me suis pointé à Métal. Je n’avais jamais lu ce Journal, j’avais juste vu des affiches mais cela ne me parlait pas du tout. Je m’étais dit que si un jour je faisais de la BD, pour moi, ce serait chez Pilote. Être dans Pilote, le Journal que j’avais lu pendant toute mon adolescence, c’était le Graal, la consécration. Arrivé à Métal, je n’avais que des dessins à montrer. Dionnet me demande une petite BD. J’ai fait alors Simone et Léon, une histoire de quatre pages et la BD plaît. C’était parti et j’étais très content d’être à Métal. Je me disais aussi que c’était presque un tremplin pour être un jour dans Pilote et faire de la bande dessinée. Métal a pris de l’importance et j’ai trouvé ma place au sein du Journal et finalement, Pilote était sur le déclin donc je suis resté à Métal.

Peut-on dire que tu as hésité entre deux styles car tes débuts sont sombres et caustiques ?

Extrait Frank Margerin présente



FM : Quand on commence dans la BD, c’est rare qu’on ait un style déjà très affirmé. Je travaillais à la plume à l’époque et j’avais un trait assez fin. J’étais un grand fan de Robert Crumb. J’étais donc dans un style très hachuré et mes dessins prenaient des heures et des heures car je faisais des milliers de hachures pour donner de la densité à mon trait. C’était un peu long et mon dessin était plus raide et figé. J’aimais bien faire ça. Ensuite, j’ai trouvé le pinceau qui m’a simplifié mon trait et qui est devenu plus dynamique. Mes scénarios ont aussi évolué car au début, je cherchais à tout prix à faire du fantastique pour être cohérent dans un journal de science-fiction. Petit à petit, je me suis élargi sur des sujets plus légers car c’est ce que je savais faire à l’époque. Jusqu’au jour où avec le numéro spécial Rock, j’ai créé Lucien et sa bande. C’est là où il y a eu un déclic et j’ai compris que j’avais trouvé mon personnage et mon style.

Comment est né ce personnage Lucien avec son blouson noir et sa banane ?
FM : Au départ, c’était un one shot et les personnages ne devaient jamais revenir. Je n’ai pas cherché à faire un personnage particulier. C’était une bande de potes et je me suis inspiré de certains copains à moi et de mon petit frère. Comme ils étaient nombreux, j’en ai inventé quelques uns et Lucien était celui qui était le plus cartoonesque avec sa banane. J’avais déjà utilisé cette coupe à droite à gauche pour des petites histoires courtes donc je l’ai amplifiée en la faisant plus longue pour Lucien. Ricky Banlieue était le héros et Lucien un personnage de second plan mais Lucien m’a plus amusé que les autres. Quand j’ai demandé à Dionnet si je pouvais reprendre ma bande de rockeurs, il a accepté et c’est Lucien qui est revenu à mon insu car je ne pensais pas qu’il prendrait le pas sur les autres. De part cette coiffure et ce côté gaffeur, il a pris la vedette. Un jour, je me suis dit que je tenais un héros alors que je n’en avais jamais eu.

Extrait Dans les petits papiers de Margerin Il a beaucoup évolué avec le temps. Il a été amoureux, il a vieilli également…
FM : Il a pas mal changé de gueule aussi. Une fois il était gros, une fois il était grand ou mince. Je me suis amusé à lui couper la banane comme si Tintin ou Fantasio avaient le crâne rasé. C’était juste le temps d’un bouquin.

Ce personnage est-il autobiographique ?
FM : Il y a toujours une petite part, oui. Quand je les envoyais à la plage, à la patinoire, à la piscine ou à la montagne, c’est des choses que j’ai vécues. J’avais toujours une petite base de vécu. Évidemment, je ne raconte pas ma vie à travers Lucien mais beaucoup d’éléments que je racontais ont été vécus. Ce n’était pour autant pas systématiquement autobiographique. Lucien a eu beaucoup de ressemblance avec moi quand il est devenu vieux.

Maintenant qu’il est papa, il est trop occupé pour qu’on le revoit un jour ?
FM : Je n’ai pas de plan particulier. J’aimerais revenir avec Lucien sur un album un jour. Maintenant que j’ai arrêté le personnage depuis dix ans, j’ai plein de nouvelles idées. Il y aura sûrement des flash-backs car on est dans une époque ou à un âge où l’on tombe dans une certaine nostalgie de notre jeunesse. J’avais envie que Lucien raconte à ses petits enfants- si tant est que son fils et sa fille deviennent adultes- sa jeunesse dans les années 60. Ou alors il serait quinquagénaire et il vit ce qu’un homme de son âge vit maintenant. J’ai des idées mais rien n’est arrêté. Je me rends compte que la vie passe tellement vite que je n’ai pas eu tellement de temps pour commencer quoi que ce soit.

Tes personnages sont très ancrés dans leur temps, une époque qui n’existe plus vraiment. Comment vis-tu ce changement de génération et de style ?
FM : Moi je le vis très bien. Dans mes BDs, je raconte ce que j’ai aimé. La banlieue de Lucien est une banlieue type pavillonnaire, celle que j’ai connue quand j’avais vingt ans. J’ai un peu plus raconté la banlieue d’aujourd’hui et ses cités avec Momo. Je n’ai pas envie d’être un chroniqueur de notre époque à tout prix. Je le fais un peu avec Lucien vieux mais je joue plutôt sur les problèmes familiaux, le décalage avec ses enfants. Je ne veux pas coller à la mode et je veux que ça soit atemporel. Cela ne sert à rien de plaire aux gens à tout prix : il faut faire ce qu’on a envie de faire. Les gens lisent mes BDs pour se marrer et il n’y a pas d’autres buts particuliers. C’est pour se distraire.

Extrait Dans les petits papiers de Margerin Oui mais il y a aussi beaucoup de sensibilité dans tes albums. Est-ce que tu serais un rockeur au grand coeur ?
FM : Bien sûr ! Je n’ai jamais été rockeur d’ailleurs. Je suis un auteur de BD qui a fait du rock et qui aime beaucoup le rock. Mais j’aime aussi les gens et la vie. Je suis plutôt quelqu’un d’optimiste. Je propose des moments de vie qui m’amusent mais je n’ai pas de message particulier à faire passer. La BD, c’est un peu ma psychanalyse : je raconte ce qui m’a amusé et ce que j’ai vécu.

T’imaginais-tu un jour avoir le Grand Prix d’Angoulême et être Président du festival ? Comment l’as-tu vécu ?
FM : On espère tous, quand on fait un truc dans le cinéma, dans le sport ou autre, d’avoir une reconnaissance. Ça peut être un prix, un trophée, une médaille ou ce que tu veux. Le Prix, oui j’aurais aimé l’avoir un jour et je l’espérais quand j’étais jeune. Ce n’était pas un but, bien sûr. On fait de la BD et si les gens nous apprécient et qu’on nous donne des témoignages de reconnaissance, cela fait toujours plaisir. Je ne pensais pas l’avoir si tôt. Pour moi, tant qu’Uderzo et Morisse n’avaient pas eu le Prix, il n’était pas question que je l’ai. Je me suis retrouvé à 40 ans avec un Prix : j’étais honoré mais je trouvais aussi que c’était un peu rapide. L’année suivante, on a donné le Prix spécial pour les 20 ans à Morisse car on ne pouvait pas lui donner un Prix normal. Uderzo, ça a été encore plus compliqué car on ne savait plus quoi faire. J’ai pensé qu’au passage de l’an 2000, on pouvait lui donner un Prix unique : le Prix du millénaire, et il l’a accepté. C’était un moyen de réparer cette erreur.

Parmi tes nombreuses passions, continues-tu encore à faire de la musique ? 
FM : Non. Depuis quelques années, je faisais un peu de guitare. Dans mon ancien groupe de rock, je ne faisais que chanter et faire des bruits parasites (tambourins et maracas). Après, j’ai rencontré un type qui m’a donné des cours de guitare. J’aime bien grattouiller mais je ne suis pas un vrai musicien. Je suis plus un guitariste du dimanche mais j’adore ça : c’est une vraie passion. Je ne joue plus en public. Ça m’arrivait de façon ponctuelle dans un festival BD où un groupe de rock jouait, j’aimais chanter une chanson ou deux avec eux mais j’ai tourné un peu la page.

Il y a aussi les deux roues ?
FM : Oui, la moto a toujours fait partie de ma vie. Au moins une fois par an, avec des copains, on va faire une petite virée dans notre beau pays qu’est la France et qui est formidable pour la moto. Dans la journée, je suis plutôt soit à vélo dans Paris soit en scooter parce que c’est plus pratique. Je n’ai que des vieux engins (ma moto la plus récente est de 1981) donc avec la politique actuelle, on n’a plus le droit théoriquement de rouler avec ça donc plutôt que risquer l’amende, je roule à vélo. Ça fait du bien et ce n’est pas un vélo électrique. C’est bon pour mon cœur (rires) !

Extrait Dans les petits papiers de Margerin


Tu reviens sur le devant de la scène avec ce dernier art book : « Dans les petits papiers de Margerin ». Comment est né cet album ?
FM : Il y a une douzaine d’années de ça, on avait sorti un bouquin qui s’appelait Mes crobards chez Le Chêne. C’est un peu le même bouquin sous forme de réédition. Pour éviter que les gens l’aient en double, on a rajouté des nouveautés car en douze ans, j’ai fait pas mal d’autres dessins. J’avais commencé aussi une BD où Lucien avait voulu acheter une nouvelle voiture donc j’ai voulu aussi la mettre à l’intérieur. C’est donc une réédition augmentée. On va dire que c’est une semi nouveauté.

Tu y mets aussi quelques commentaires.
FM : Oui, il y a des explications et c’est plus vivant. Les commentaires peuvent aussi amuser un peu.

Du coup, est-ce que cela te donne envie de replonger dans la BD ?
FM : La BD, j’adore, c’est toute ma vie mais c’est très chronophage. Quand tu fais un album, tu te dis que pendant un an, tu ne vas pas relever le nez. Tu t’endors avec le scénario en imaginant toujours des nouvelles choses ou en essayant de changer certains aspects. Tu te remets toujours un peu en question. Je n’écris pas mes scénarios, je suis toujours un peu en improvisation. Ça prend beaucoup la tête pendant neuf, dix mois puis le temps de la fabriquer il faut donc un an. J’ai fait ça à peu près toute ma vie donc j’ai moins envie de me prendre la tête. J’ai plus envie de dessiner et quand ça me démangera vraiment de reprendre la BD, je recommencerai. Pour l’instant, je profite de la vie et ça me donne beaucoup plus de sérénité. J’arrive à un âge où ce sont les dernières belles années. Après, je ne sais pas, je ne pourrai peut-être plus marcher alors je me remettrai à dessiner. Je vais aller au Chili pendant deux mois et je vais me mettre au chaud là bas, dans une petite maison dans une forêt. J’emmène un I-Pad et je vais travailler car j’ai des affiches à faire.

Sur quoi tu dessines en ce moment ? Des affiches de pub ?
FM : La pub en ce moment, c’est un peu sinistré. Ca fait longtemps que je n’ai pas travaillé pour de la pub. Mais quand on sait dessiner, on te demande toujours quelque chose. Là j’ai commencé par faire un peu de produits dérivés. J’ai jamais été très branché là-dessus mais je me suis rendu compte que beaucoup de gens faisaient des pirates en faisant imprimer des faux dessins de moi sur un mug par exemple puis le revendent sur eBay ! Du coup, un voisin à la campagne a pris une licence officielle et je lui créé des dessins pour des tee-shirts ou autre. Sinon, je fais des cartes de vœux en fin d’année pour des sociétés ou des viticulteurs. C’est des petits boulots ponctuels mais c’est varié et très sympa. J’ai quand même aussi un bouquin qui va sortir en mille exemplaires d’un copain, Yann d'Abbadie, qui raconte des anecdotes sur sa vie de stewart pendant 25 ans. J’ai fait une vingtaine de dessins. J’ai aussi un copain qui va faire un bouquin sur des anciennes motos américaines. On est parti quinze jours ensemble aux États-Unis et je vais avoir une trentaine de crobards à faire sur cette expédition.

Cela te permet aussi de garder la main pour dessiner…
FM : De toute façon, je ne perds pas la main car je suis en festival tous les week-ends ! Tout le monde m’invite, même si je n’ai pas vraiment de nouveautés, à part ce dernier livre.

Cet art book en tout cas montre à quel point tu manques dans le paysage de la BD.
FM : Quand je fais des petites dédicaces, les gens sont toujours assez bluffés de ma rapidité à faire les dessins et s’étonnent que je ne fasse pas trois BDs par an ! La dédicace, c’est quelque chose que je maîtrise bien. Dans un dessin enlevé et rapide, il y a beaucoup plus de force qu’un truc qui a été fait au crayon et repassé après. Il y a une énergie qui montre que c’est vivant. En plus, j’utilise des pinceaux feutre et il y a donc une matière et un mélange de plat et délié. Je prends beaucoup de plaisir à faire des dédicaces et je me surprends moi-même alors qu’avant, j’étais vachement stressé. Je n’étais pas sûr de moi. A force de faire des festivals tous les week-ends, j’ai une certaine virtuosité dans la dédicace et c’est jubilatoire. Ça fait plaisir aux gens et je me fais plaisir. En plus, beaucoup viennent me voir pour me dire qu’ils me lisent depuis 40 ans et ils me racontent leur vie ! C’est plutôt sympa.

Extrait Dans les petits papiers de Margerin Si tu avais le pouvoir (rock’n’roll) de rentrer dans la tête d’un auteur, qui ce serait et pour y trouver quoi ?
FM : Il y a beaucoup d’auteurs qui m’ont influencé mais pourtant, est-ce que j’aurais aimé être à leur place ? Ce serait plutôt un auteur que j’ai lu étant jeune, comme Franquin. Quand j’étais gamin, je me disais que ce mec était magique: il savait tout faire. Les BDs de Spirou me faisaient voyager. Tintin avait une certaine rigueur et c’était clean mais il n’y avait pas cette espèce de fantaisie qu’il y avait dans Spirou avec des inventions incroyables. Quand on voit la zorglumobile , c’est un drone aujourd’hui. Il avait inventé des trucs futuristes et ça existe maintenant. Il avait une inventivité et une facilité apparentes à dessiner. Il avait par contre de gros problèmes de dépression et je n’arrivais pas à le comprendre. Quand on a le talent et le succès d’un Franquin et que tout le monde vous aime, comment peut-on être dépressif ? Après, moi, j’ai la chance d’être de bonne nature et de pas trop connaître la dépression. Oui, ce serait Franquin, je pense.

Merci Frank !