Les gag-mangas purs et durs ne sont pas le genre le plus exporté en France. Evidemment, entre l’humour parfois trop japonais pour être compris à l’étranger et des jeux de mots qui souffrent de passer la barrière de la langue, l’exercice est compliqué. Sachant cela, il est d’autant plus étonnant de voir paraître en France un titre comme Les vacances de Jésus et Bouddha que ce manga traite d’un sujet tout à fait inattendu. Si les éditions Kurokawa ont fait un travail impressionnant en adaptant cette œuvre et ont réussi leur pari, il restait à savoir comment la mangaka avait eu l’idée décalée de créer une histoire mettant en scène deux des plus grands messies de l’Humanité, en vacances prolongées à Tokyo et se faisant passer pour de simples humains. Pour atteindre l’illumination concernant cette question, nous sommes donc allés lui demander directement. Rencontre avec une auteur divinement sympathique...
interview Manga
Hikaru Nakamura
Réalisée en lien avec les albums Les Vacances de Jésus et Bouddha T1, Les Vacances de Jésus et Bouddha T5, Les Vacances de Jésus et Bouddha T4, Les Vacances de Jésus et Bouddha T3, Les Vacances de Jésus et Bouddha T2
Pour commencer, pouvez-vous nous dire comment et pourquoi vous êtes devenue mangaka ?
Hikaru Nakamura : Quand j’étais petite, au collège, j’ai commencé à dessiner pour le plaisir. Mon grand-frère et ma grande-sœur dessinaient tous le deux beaucoup et cela m’a naturellement influencé. J’ai commencé par de simples illustrations, mais je me suis mise à lire des mangas, notamment ceux de mon frère, le Jump, Dragon ball... et dès lors j’ai eu envie d’en faire moi aussi. Vers l’âge de15-16 ans, j’ai participé à plusieurs concours pour les nouveaux talents, et c’est par ce biais que j’ai été repérée.
Mara et Lucifer - Une des illustrations vendues aux enchères par l’auteur pour récolter des fonds destinés à aider les sinistrés après le séisme de 2011
Y a-t-il des mangakas qui vous ont particulièrement influencée ?
Hikaru Nakamura : J’aime beaucoup Kawaguchi Kaiji, l’auteur de Zipang (ndlr : aussi connu en France pour Eagle, Seizon - Life et Spirit of the sun). D’ailleurs, je voulais moi aussi faire un manga au scénario très long, une histoire de guerre. C’est ce que je voulais présenter pour les concours mais j’étais en retard, je n’avais pas le temps de finir ce que voulais, alors j’ai envoyé à la place un court manga humoristique et c’est avec cette histoire que j’ai gagné un prix.
Et donc vous avez commencé très jeune, c’est bien ça ?
Hikaru Nakamura : Oui, je ne pensais pas réussir si rapidement. Je m’étais donné une limite : à 25 ans, si je n’avais pas été publiée, j’aurais changé de voie. Mais finalement, j’ai commencé à être publiée alors que j’allais toujours au lycée.
Comment avez-vous eu cette idée très originale de traiter de Jésus et Bouddha qui reviennent sur Terre pour passer des vacances sur un ton humoristique ?
Hikaru Nakamura : Tout simplement parce que je me suis dit qu’ils avaient beaucoup travaillé, et j’ai commencé à m’imaginer à leur place : après tout ça, il fallait bien qu’ils prennent des vacances ! Le seul endroit où ils pouvaient aller pour cela, c'était donc sur Terre car, au ciel, ils passent leur temps à travailler.
Lucifer - L’un des 7 dessins réalisés durant la conférence publique de l’auteur au Salon du Livre de Paris
Hikaru Nakamura : A l’époque, je n’ai même pas présenté de projet. On m’a dit qu’il fallait 4 pages pour le magazine et donc j’ai dessiné 4 pages. Ils ont vu le truc arriver et ils ont trouvé ça plutôt bien. C’est vrai que l’éditeur qui s’occupait de moi à l’époque était quelqu’un de très original, de très ouvert, donc il a trouvé ça très bien.
Ci-dessous : Saint Pierre, alias Pierrot
Editeur japonais : En tant qu’éditeurs, à la rédaction on s’est dit qu’on allait forcément recevoir des critiques ou des remarques. Finalement, on n’en a jamais reçues, mais c’est vrai qu’on avait peur que ça arrive.
Votre manga est extrêmement drôle, même en version française, alors qu’il y a beaucoup de jeux de mots et des situations très japonaises. Avez-vous pensé en le réalisant qu’il pourrait un jour être exporté en France et que cela passerait aussi bien auprès d’un public étranger ?
Hikaru Nakamura : Quand on m’a annoncé qu'un éditeur voulait le publier en France, j’étais extrêmement surprise. Je me suis dit « Ca ne va pas marcher, ils ne vont pas comprendre ». Et en fait, lors des discussions avec ma maison d’édition japonaise, leur contact en France leur a dit « On va essayer de faire comme ci, comme ça... ». Ils m’ont envoyé un long mail avec beaucoup d’exemples sur la manière de traduire les gags pour que ça reste drôle et fidèle tout en faisant rire les français. J’ai été convaincue car ils ont vraiment fait de gros efforts. Du coup, je me suis dit « D’accord, dans ce cas-là, je veux bien leur faire confiance et on va voir ce que ça donne ».
Une adaptation française au poil !
Hikaru Nakamura : Je me pose des questions mais elles sont plutôt de l’ordre de la culture générale. Je ne fais pas de recherches spécifiques pour un gag. En revanche, je lis beaucoup d’ouvrages sur le bouddhisme ou la chrétienté, et j’accumule ainsi un savoir qui ressort automatiquement quand je crée des situations. Je me dis simplement « Ah oui tiens, il s’est passé ça dans les croyances, donc ça pourrait être intéressant dans ce passage-là ». Mais je ne cherche pas des informations précises dans les livres, les gags viennent naturellement en fait.
Dans votre série, il y a de nombreux clins d’œil à d’autres mangas. Bouddha de Tezuka est le plus évident avec votre personnage de Bouddha qui est fan de l’œuvre en question, mais il y a aussi quelques références à Densha Otoko, Death Note, etc. Cela vous vient-il naturellement ou est-ce une démarche active et vous voulez les placer absolument ?
Hikaru Nakamura : Je ne le fais pas pour pousser particulièrement tel ou tel titre. Je le fais seulement parce que je me dis à ce moment-là « Tiens, ce serait marrant que ce personnage aime cette œuvre-là, ça ferait quelque chose de rigolo ».
Ci-dessus : Ananda, le meilleur disciple de Bouddha, en survet'
Dans ce manga, vous parlez de Jésus, de Bouddha, et de fait de religion, mais sans jamais être irrespectueuse ni finalement parler vraiment de la religion en elle-même. Comment réussissez-vous ce tour de force d’avoir la religion au centre de votre sujet sans jamais rentrer dans aucune polémique ?
Hikaru Nakamura : Cela vient très naturellement. Il n’y a pas de critique qui rentre dans l’histoire. Je ne sais pas quoi vous dire de plus, cela vient tout seul.
La mangaka en plein travail
Hikaru Nakamura : En fait je pense que c’est le contraire : c’est amusant parce que Jésus et Bouddha ne sont pas des personnages normaux et que c’est donc drôle leur faire faire des activités normales. Ce n’est pas lassant parce qu’à chaque fois qu’ils font quelque chose de banal, ils le redécouvrent avec leurs yeux de personnages pas normaux. Surtout, je pense que c’est intéressant de faire découvrir à Jésus et Bouddha les petits tracas de la vie quotidienne, des choses dont on se dit « Ah mais oui, bien sûr, ce genre de choses arrive tout le temps ». Quand c’est à Jésus ou Bouddha que cela arrive, c’est forcément encore plus drôle.
Dans le manga, vous avez créé un Bouddha mangaka. Est-ce que cela vous sert à raconter des anecdotes personnelles de votre métier et d’en rire, ou cela vous est venu naturellement ?
Hikaru Nakamura : En fait, tout est parti de ma volonté. Je voulais absolument que mon Bouddha soit fan du Bouddha de Tezuka parce que je trouvais cette situation à mourir de rire. Comme Bouddha est quelqu’un qui fait les choses à fond, qui est toujours très investi dans ce qu’il fait, il était logique que lui aussi veuille dessiner des mangas. Parce que l’œuvre de Tezuka était tellement formidable qu’il a vu la lumière en quelque sorte... Après, tout s’est fait très naturellement. Et c’est vrai que ça m’a plu de continuer à faire Bouddha en mangaka parce que je trouve que les dessinateurs de manga, c’est quelque chose de formidable. J’aime beaucoup les mangakas et ce qu’ils représentent. C’est pour ça que Bouddha continue à dessiner des mangas : ça me permet de le faire vivre en tant que mangaka et de leur rendre un petit hommage.
Ci-dessus : Bouddha a visiblement visité la tour Eiffel, accompagné de son ennemi Mara sous forme de serpent, comme dans le manga Bouddha d’Osamu Tezuka
Puisqu’on en parle, est-ce que le manga Bouddha d’Osamu Tezuka vous a influencé ou même vous a amené à faire ce manga d’une manière ou d’une autre ?
Hikaru Nakamura : Oui on peut le dire parce que j’ai commencé à m’intéresser à Bouddha grâce au manga de Tezuka que mon grand frère avait laissé à la maison.
Est-ce qu’on verra d’autres religions s’ajouter plus loin dans le manga ?
Hikaru Nakamura : Dans un tome qui n’est pas encore paru en France, il y a déjà quelques références à la mythologie grecque, et je vais en distiller comme ça un petit peu de temps en temps.
Entre Jésus qui a les cheveux en bataille et une couronne, et Bouddha qui a des toutes petites boules sur la tête, lequel est le plus difficile à dessiner ?
Hikaru Nakamura : Pour Jésus, il n’y a pas de soucis, c’est facile. Mais pour Bouddha, pour faire toutes les petites boulettes, il y a une assistante qui ne fait que ça !
Ci-dessus : Jésus, que les lycéennes japonaises prennent pour Johnny Depp !
A ce propos, vous avez beaucoup d’assistants ?
Hikaru Nakamura : J’ai quatre assistantes qui viennent travailler chez moi pour m’aider sur mes deux séries (ndlr : en parallèle des Vacances de Jésus et Bouddha, Hikaru Nakamura publie également Arakawa under the bridge, une série inédite à ce jour en France).
A l’image des 4 archanges, la mangaka dispose de 4 assistants
Hikaru Nakamura : Evidemment j’aurais envie de changer de genre, de faire tout autre chose, mais je ne sais pas encore quoi. Effectivement j’ai envie de changer de genre mais la première chose que j’aimerais changer est mon cœur de cible. J’aimerais m’adresser à une tranche d’âge à laquelle je ne m’adresse pas en ce moment. Je pense que c’est quelque chose qu’il m’intéresserait de faire.
Quelle que soit la tranche d’âge, plus jeune ou plus âgée ?
Hikaru Nakamura : Au Japon, le manga est diffusé dans un magazine qui s’appelle Morning Two, et dans mon esprit c’est plutôt un magazine pour les gens de 30/40 ans. Et en fait, je me rends compte finalement que les gens qui lisent Les vacances de Jésus et Bouddha sont plus jeunes que ce que j’imaginais. Donc, partons sur ce que moi je pense et pas sur la réalité sinon ça va être trop compliqué. Comme je dessine Les vacances de Jésus et Bouddha pour un lectorat plutôt adulte, j’aimerais bien m’adresser dans mon prochain manga à des jeunes lecteurs. En changeant ainsi de cible, je pense que je n’écrirai pas du tout la même chose et je pourrai m'orienter vers d’autres récits.
Ci-dessus : Le yakuza sympa et sa petite famille ont également visité la tour Eiffel
Pour conclure, si je vous donnais le super pouvoir de visiter l’esprit d’un autre artiste, vivant ou mort, mangaka ou pas, qui choisiriez-vous et pourquoi ?
Hikaru Nakamura : J’aimerais rentrer dans la tête des autres dessinateurs de mangas humoristiques pour savoir un peu comment ils font pour trouver leurs gags... Et plus particulièrement, j'aimerais rentrer dans la tête de Kyôsuke Usuta. C’est un mangaka qui réalise toujours des mangas humoristiques plein de non-sens, il était toujours à la fin du Jump. Ses deux œuvres les plus célèbres sont Masaru-san (ndlr : titre complet Sekushî Komandô Gaiden: Sugoi yo!! Masaru-san) et Pyû to fuku ! Jaguar.
Merci !
Les mangarins interviewers ressemblant à Jésus et Bouddha, la mangaka a dessiné ses 2 héros. Sur le t-shirt de Bouddha est écrit « Paris », sur celui de Jésus (à lunettes) « Monsieur Eiffel »
Merci aux éditions Kurokawa
Toutes les illustrations de l'article sont ©Nakamura Hikaru
Toutes les photos sont ©Nicolas Demay sauf la photo du profil