interview Comics

Ian Edginton

©Urban Comics édition 2015

Si vous êtes lecteur de comics depuis plusieurs années, vous avez sûrement déjà vu le nom de Ian Edginton orner l'un d'eux. Dernièrement, nous avons pu le revoir sur les rééditions proposées par Urban Comics du run No man's land qui a touché la série Batman durant les années 90. Capable de revisiter des licences bien établies comme Aliens ou d'écrire des histoires totalement originales, nous avons là un auteur des plus complets. Grand fan de Sherlock Holmes, il a aussi adapté fidèlement les romans en comics avec son compatriote britannique Ian "I.N.J." Culbard. Ian Edginton a même revisité l'univers de Sir Arthur Conan Doyle en confrontant le plus grand des détectives à des zombies ! Aussi sympathique que bavard, nous avons eu le plaisir de croiser la route de ce scénariste et écrivain en terres lilloises.

Réalisée en lien avec les albums Batman - No man's land T4, Victorian Undead, Une Histoire illustrée de Sherlock Holmes T4
Lieu de l'interview : Lille Comics Festival

interview menée
par
12 mars 2015

Bonjour Ian Edgington, peux-tu te présenter et nous dire comment tu as commencé à travailler dans l'industrie des comics ?
Ian Edginton: Je m'appelle Ian Edgington et je suis auteur. J'ai fait mes débuts il y a un peu plus de vingt ans aujourd'hui. Avant ça, j'ai commencé par travailler dans les relations publiques pour une agence environnementale ainsi que dans l'édition de magazines, pendant mes soirées, tout ça en Grande-Bretagne. Ma première publication a été dans les pages d'un magazine intitulé Deadline, dans lequel paraissait Tank Girl, le comics de Jamie Hewlett qui maintenant fait partie du groupe Gorillaz. A l'époque, il faisaient une tournée de dédicaces et passaient par une boutique de comics, Nostalgia & Comics, à Birmingham. Et avec un ami, nous avons amené notre comics, j'en avais écrit le script et lui avait assurait l'illustration mais on n'avait pas eu le temps de faire le lettrage. On le leur a collé sous le nez et on s'est carapatés. Ils nous ont rappelés pour nous dire qu'ils l'avaient aimé et ils l'ont publié. Ils nous ont demandé d'en faire un autre, ce qu'on a fait. Puis, avec mon ami - Steve Pugh, qui illustre All-New Invaders pour Marvel, récemment - a été engagé par une compagnie américaine et moi je suis allé écrire Terminator pour Dark Horse. Voilà comment ça s'est passé. ça ne s'est pas fait du jour au lendemain, ça a pris du temps mais c'est comme ça que j'ai pu mettre mon pied à l'étrier. Pendant tout ce temps, j'ai continué à exercer mon métier de relations publiques et à travailler pour des magazines le soir et ce jusqu'à il y a de ça dix-neuf ou vingt ans où je suis passé auteur à plein temps.

Quelles sont tes influences ?
Ian Edginton: J'ai toujours lu. Quand j'étais petit, j'étais souvent malade et je passais donc beaucoup de temps à la maison et je lisais. Sherlock Holmes, H. G. Wells, John Wyndham, Jules Verne, tous les classiques des histoires de détectives et de la science-fiction. Star Wars, aussi, a été une de mes grandes influences. Avant ça, la science-fiction était cantonnée aux programmes de l'après-midi, à la télévision. Ce n'était pas très bien considéré mais c'est devenu populaire après ça et on pouvait alors même envisager de gagner sa vie en en écrivant. J'ai abandonné les comics pendant une période ; j'étais alors adolescent et j'ai découvert la bière, les filles et les sorties en boîte, ce genre de choses. Mais j'y suis revenu grâce au Swamp Thing d'Alan Moore et au Dark Knight de Frank Miller. Je me suis alors dit "Ok, je sais écrire. Et ça, ça me plaît, je suis capable de le faire." et voilà. Finalement, j'ai été plus motivé à m'y mettre par mon arrogance que par mon talent. J'ai alors soumis mon travail au magazine Deadline et ça s'est enchaîné. Mais mes influences ? Principalement les classiques : John Wyndham, Nigel Kneale... Il y a un auteur anglais, Kim Newman, qui écrit beaucoup de steampunk inscrit dans l'ère victorienne. Ce qu'il fait ressemble à La Ligue des Gentlemen Extraordinaires dans ce qu'il rassemble un groupe de personnages très différents. Côté science-fiction, il y a Stephen Baxter... Quand je me rends dans des conventions, je fais toujours en sorte de surveiller les "petites boutiques" et d'essayer d'appréhender qui va sortir des rangs parmi les jeunes talents. Donc, oui, j'ai des goûts assez éclectiques.

Comment décrirais-tu ton style ?
Ian Edginton: C'est de l'aventure intelligente, pleine d'action, dans le style pulp. Beaucoup d'action, beaucoup d'aventure, des monstres spectaculaires, de l'horreur dans l'espace... Mais j'aime penser qu'il y a aussi un script intelligent derrière, ce n'est pas comme un film de Michael Bay, ce n'est pas là uniquement pour le spectacle, il y a une réflexion derrière tout ça. Et le héros ne gagne pas toujours, non plus, car il est confronté à des situations inextricables ou bien encore il découvre que le vilain de l'histoire se comporte mal pour de bonnes raisons parce qu'il arrive qu'une dictature soit plus bénéfique pour le peuple qu'une liberté complétement chaotique. J'aime bien mettre de l'effet dans les balles que je lance, de sorte que ça parte dans une direction inattendue. Mais bon, de l'action, de l'aventure intelligente. Pulp. [rires]

Tu réponds vraiment très vite !
Ian Edginton: Oh, je suis désolé, ma femme me dit toujours que je suis une mitraillette !

Non, non [rires] c'est très bien
Ian Edginton: Bien !

Quel regard portes-tu aujourd'hui cette longue carrière ?
Ian Edginton: J'ai été très chanceux. Je vois beaucoup de gens qui essaient de percer et j'ai moi-même connu des meilleurs auteurs et de meilleurs dessinateurs qui n'y sont pas arrivés pour diverses raisons autres que la qualité de leur travail. Mais j'ai eu de la chance d'avoir une carrière aussi longue que la mienne. J'ai écrit sur Batman, Aliens, Terminator et aussi sur des jeux vidéos... Ce sont des jouets avec lesquels tout le monde aime s'amuser et j'ai eu de la veine de pouvoir le faire aussi longtemps. Si tout venait à s'arrêter demain, je n'aurais aucun regret parce que j'ai eu l'opportunité de faire des choses extraordinaires et j'ai aussi pu faire mes propres trucs dans les pages de 2000AD ; j'ai aussi pu mettre en scènes mes propres idées et ça a été une chance pour moi, en Amérique, on ne peut pas prendre le temps de raconter de longs récits de science-fiction comme ça. Je ne me plains pas, donc. ça aurait pu se passer mieux, ça aurait pu se passer bien plus mal. Je suis très content.

De quel titre et/ou de quelle collaboration es-tu le plus fier ?
Ian Edginton: Je dirais de Scarlet Traces et de The Great Game, qui étaient la suite que je donnais à La Guerre Des Mondes. C'était illustré par D'Israeli, alias Tom Brooker. Dark Horse publiait alors l'adaptation de La Guerre Des Mondes - c'était à l'époque de la sortie du film avec Tom Cruise - et on a en quelque sorte fait une trilogie. Il y aussi Les aventures de Michael Stickleback, une sorte de parrain du crime du Londres Victorien steampunk. Et enfin Brass Sun, qui parle d'un système solaire se comportant comme un mécanisme d'horlogerie à l'échelle du vivant. Le mécanisme se détend, les mondes se figent et une jeune fille doit trouver le moyen de remonter ce mécanisme. Le tout dans une atmosphère à la Miyazaki. Tout ceux-là, j'en suis particulièrement fier : c'étaient des projets qui m'étaient très personnels, qui se sont bien vendus et qui ont en quelque sorte trouvé un large public. On m'apporte toujours l'un d'eux, lors des dédicaces.

Comment t'es venu l'idée d'adapter Sherlock Holmes tout en faisant Victorian Undead ?
Ian Edginton: J'avais parlé avec Self Made Hero, l'éditeur de ces aventures. Avec I. N. J. Culbard, on avait adapté le Portrait de Dorian Gray, la nouvelle d'Oscar Wylde, pour eux. Ils nous ont demandé ce que l'on aurait aimé faire, ensuite et comme I. N. J. Culbard et moi-même sommes fans de Sherlock Holmes, on a proposé d'adapter ses aventures et on a enchaîné. Entre-temps, Wildstorm nous a contacté en nous disant "Vous adaptez Sherlock, déjà, et nous on a une idée. Sherlock Holmes avec des zombies, qu'en dites-vous ?" et nous "okay !". Je crois aujourd'hui qu'ils s'attendait à quelque chose de très second degré, un truc rigolo mais nous on y est allé franco. Mais ça s'est très bien passé : ils ont aimé et le public aussi. On a ensuite réalisé une nouvelle série, toujours dans le même univers mais se déroulant après l'invasion des zombies. On avait Dracula, Docteur Jekyll et Mister Hyde... C'était un univers Holmsien complètement retourné. Mais oui, j'adore écrire sur Sherlock Holmes et aussi incorporer plein de détails appréciés des fans. On connait les livres, on connait les personnages. On sait de quoi on parle, on ne fait pas qu'exploiter un concept.

Que penses-tu des autres adaptations de Sherlock Holmes, en comics mais aussi dans les autres médias ?
Ian Edginton: J'adore l’adaptation ciné avec Robert Downey Jr, mais c'est à part, ce n'est pas une vraie adaptation du Sherlock classique. J'aime aussi Sherlock, la série télé. Elementary, ce n'est pas vraiment aussi Sherlock Holmes que ça pourrait l'être. Mon préféré, ma référence, c'est a version de Jeremy Brett, issue de la série télé des années 90. C'était pour la chaîne Granada, en Grande-Bretagne et ils ont adapté à peu près toutes les histoires du canon. Il y a aussi un film, La Vie Privée de Sherlock Holmes, de Billy Wilder avec Robert Stephens et c'est mon adaptation préférée en film. Aussi, Le frère le plus fûté de Sherlock Holmes avec Gene Wilder et Marty Feldman, très drôle. ça fait penser à du Mel Brooks même si ce n'est pas lui qui l'a réalisé mais c'est fait dans le même style. Après je ne sais pas. J'ai vu ces horribles téléfilms avec Matt Frewer - il jouait Max Headroom dans les années 80 - accompagné de, oh je ne me souviens plus du nom de celui qui jouait Watson [note: Kenneth Welsh] mais ils avaient tous cet atroce accent anglais en bois, à la Dick Van Dike [note: pour cela, regardez Mary Poppins en V.O.] c'était juste, mon dieu... Non. Juste, non. Coupez-moi ça... Oh, si, Basil Rathbone, très bien aussi. Je pourrais continuer pendant des heures. La BBC avait aussi produit des aventures de Sherlock Holmes avec Rupert Everett. ça paraissait être une mauvaise idée sur le coup mais Everett était très bon dans le rôle. Les gens ont tendance à oublier que Sherlock n'était pas un vieil homme, il était plutôt dans les trente, quarante ans et il était vif, athlétique. Ce n'était pas qu'une tête et, d'ailleurs, dans une de ses aventures, il donne la chasse à un carrosse dans les rues, au beau milieu de la circulation. Il y a beaucoup d'action alors que les gens associent toujours Sherlock uniquement à son côté cérébral.

Quelle est ton actualité ? Quels sont tes futurs projets ?
Ian Edginton: Ouh. J'écris ce qui sera le quatrième chapitre de Brass Sun pour 2000AD, les 3 premiers sont déjà sortis en relié. Je vais aussi faire d'autres aventures de Stickleback, toujours pour 2000AD et aussi une nouvelle série steampunk, intitulée Helium. ça parlera d'une Terre après-guerre où toutes les vallées sont recouvertes par un immense nuage composé des différents poisons et produits chimiques restés en suspension après le conflit. La population s'est réfugiée sur les hauteurs et voyage en ballons. J'ai surtout travaillé, ces derniers temps, pour la BBC via Big Fish [note: une compagnie produisant des enregistrements audio de productions dramatiques ou des audio-books] en écrivant les aventures audio du Doctor Who, cela faisait un moment que l'on était en pourparlers pour faire ça. J'écris aussi un roman destinés aux jeunes adultes, une sorte de mix de Harry Potter et de James Bond.

Comptes-tu travailler à nouveau avec I.N. J. Culbard ?
Ian Edginton: Oui, il se chargera de la prochaine série de Brass Sun et on échange aussi sur d'autres idées car il lui arrive de travailler sur deux ou trois séries en même temps. Il est très prolifique.

Tu as travaillé sur les marchés britanniques et américains. Comment vois-tu la manière dont ces deux marchés ont évolué, ces dernières années ?
Ian Edginton: Ah... J'ai pu voir le marché américain connaître des hauts et des bas. Je me souviens, quand j'ai écrit Blade pour Marvel. Le premier numéro s'est vendu à 70 ou 80 milliers d'exemplaires et il n'était pas satisfaits de ce chiffre. Mais si tu fais ce chiffre de vente aujourd'hui, il vont te porter sur leurs épaules et chanter tes louanges ! Le marché s'est énormément replié sur lui-même, c'est devenu comme une niche. Le public est toujours là mais on s'écharpe autour d'un nombre de lecteur de plus en plus restreint. Il n'y a plus tellement de jeunes lecteurs de comic-books, il s'agît surtout des mêmes, plus âgés et le pool de lecteurs se réduit. C'est un gros poisson, dans une petite mare en plein soleil et le niveau de l'eau baisse régulièrement. Quand j'était plus jeune, 2000AD, faisait pas mal de comics britanniques, des comics de guerre ou d'aventure mais malgré les baisses de ventes, 2000AD est resté une référence en terme de comics de science-fiction et d'aventure. C'est un cas à part car la base de son lectorat est très forte et cela fait maintenant longtemps que ça tient le coup. Et je pense qu'on ne peut pas comparer son cas avec le marché américain car c'est très différent, c'est surtout un rapport de force ce qui est rassurant vu que je travaille pour les deux.

Y a-t-il un genre de récits que tu aimerais écrire aujourd'hui sans en avoir eu l'opportunité auparavant ?
Ian Edginton: Il y a beaucoup de récits de science-fiction, d'aventure ou de fantasy. C'est difficile de réussir à les placer auprès des éditeurs non pas parce qu'ils n'aiment pas les histoires mêmes mais parce qu'il n'arrivent pas à en anticiper les ventes. Or, il doivent être sûr de pouvoir récupérer leur mise. J'aime les récits du genre hard sci-fi ou les space-operas mais c'est dur à caser et à vendre. En plus, j'ai une hypothèque et deux enfants et il faut que je fasse rentrer l'argent. Beaucoup d'éditeurs mettent en place des deals du type "back-in" où tu es payé rétroactivement, si le titre se vend bien. Et il est de plus en plus difficile de trouver des éditeurs qui t'avancent l'argent. C'est pour ça notamment que j'ai matérialisé beaucoup de mes idées sous la forme de romans. J'ai un bon agent qui me dit toujours "non, non, ne lâche pas cette idée : fais-en un roman".

Avec quel dessinateur rêverais-tu de travailler ?
Ian Edginton: Sur ma liste, il y a Mike Mignola et P. Craig Russel. Je suis un très grand fan de leur travail. Mais j'ai quand même beaucoup de chance parce que j'ai travaillé avec Dave Taylor, que j'adore. Et je travaille aussi avec Matt Brooker - D'Israeli- avec lequel je forme aujourd'hui quasiment un vieux couple car on travaille ensemble depuis si longtemps qu'on échange très facilement sur nos idées. Et... Oh, je ne sais pas. Adam Hughes... Darwyn Cooke, j'adorerais travailler avec Darwyn Cooke. ça se serait rêvé. Mais je suis très content d'avoir pu travailler avec certains de mes collaborateurs. J'ai beaucoup de chance quand on considère les liens professionnels que j'ai pu avoir.

Si tu avais le pouvoir cosmique de visiter le crâne d'un autre auteur pour en comprendre le génie, qui irais-tu visiter ?
Ian Edginton: Oh mon dieu ! Celle-là elle est rude ! Je... Euh... Je ne sais pas. Ce serait compliqué mais je dirais quelqu'un comme John Steinbeck, Kurt Vonnegut ou quelqu'un dans le genre. Pas nécessairement quelqu'un issu du monde des comics. Juste pour comprendre leur façon de penser, leur façon de voir et ce qui les a poussé à faire ce qu'ils ont fait. Ou bien quelqu'un comme Philip K. Dick. Qu'est-ce qui pouvait bien se passer dans son crâne ? ça, ça m'intriguerait et j'aimerais pouvoir le faire.

Merci Ian !

Remerciements à Arno et à l'organisation du Lille Comics festival, et à Alain Delaplace pour la traduction.

Ian Edginton Steed and Mrs Pell