Auteur très prolifique, dont on entend parler partout et tout le temps, Sfar a sorti en octobre 2003 un nouveau tome d'une de ses (nombreuses) séries atyiques : Le Chat du rabbin. Nous avons pu l'écouter (et il est bavard !!!) et lui poser quelques menues questions en compagnie d'un aéropage de journalistes web lors d'une conférence de presse organisée par Dargaud dans leur locaux.
interview Bande dessinée
Sfar
Bonjour ! Nous allons exclusivement parler de votre série Le Chat du Rabbin. Pouvez-vous nous dire quel est votre état d'esprit lorsque vous vous mettez au travail ?
Je travaille comme si je jouais avec des bonshommes, un peu comme un enfant. Mais attention ! Je ne dis pas que ces bonshommes sont des jouets d'enfant. Mon chat, ainsi que le chien de Socrate le demi chien sont des personnages d'adulte. Mais ma façon de les aborder est celle d'un enfant qui s'empare de ses joujoux. Et comme lui, quand mon joujou ne m'intéresse plus, je n'y joue plus. Par exemple, Troll ne m'intéresse plus, j'ai décidé d'arrêter la série.
Vous ne prévoyez donc pas le nombre de tomes du Chat du Rabbin ?
Je ne veux pas faire des séries pour leur succès, mais parce que j'aime mes personnages, tout simplement. Ce qui fait qu'en général, je ne sais pas du tout où je vais ! Je n'en sais donc rien. Je peux par contre vous dire que le prochain épisode s'intitulera " Le Paradis Terrestre ", se passera en Erythrée, et que la famille s'agrandira.
Qu'est-ce qui vous a fait démarrer la série ?
En l'occurrence, j'avais d'abord trouvé le titre, j'aime bien ce titre, et j'ai construit l'histoire sur cette base. J'y ai intégré mon chat Imhotep, qui est le modèle de celui du rabbin. J'ai tiré un fil, le reste est venu tout seul.
Parlez-nous un peu des personnages clefs du Chat du rabbin.
Le vieux est drôle, simple, plein de tendresse pour ses ouailles. Je l'aime bien, mon vieux. En revanche, le jeune rabbin est un personnage dont j'aurais volontiers envie de me débarrasser. C'est un rabbin rigide. Il vient d'une famille non religieuse, et son retour à la religion s'est fait sans aucune distance. Vis-à-vis de lui, je suis tout à fait le chat. Cette bête n'a qu'un pouvoir : l'ironie - contrairement au jeune rabbin, qui use du pouvoir que lui donne la religion. Dans la tradition juive, le chat est d'ailleurs un " bon élève ". J'explique : le mauvais élève, c'est celui qui répète et apprend par cœur ce que dit le professeur. En ce sens le chat n'est pas un mauvais élève, car il ne cesse de questionner et de remettre en cause ce qu'on lui dit.
Ce troisième album est beaucoup plus sombre que les autres...
Pour les deux premiers tomes, je travaillais à Nice, et l'ambiance s'en ressent : temps clair, grand soleil. J'ai en revanche écrit le troisième tome à Paris, d'où la grisaille ambiante de l'ensemble. C'est tout !
Cela se traduit par exemple par ce titre, " L'Exode ".
Le rabbin part de chez lui pour aller à paris. C'est l'exode pour lui. Un peu comme les Pieds-Noirs qui sont partis d'Algérie. C'est un épisode difficile.
Vous dites que vous vous sentez comme le chat, et que celui-ci est un " bon élève " selon la tradition juive. Des titres comme " L'exode " ou " Le paradis terrestre " font aussi référence à l'histoire du peuple juif. Le Chat du Rabbin est-elle une oeuvre juive ?
Je ne cherche pas à transmettre un message à travers ma BD. Je ne raconte pas des histoires de Juif. Je raconte des histoires un point c'est tout. Je ne revendique rien de juif. J'ai un bagage dans le domaine et je raconte ce que je connais. Les journalistes, habituellement, veulent toujours que je véhicule un message dans mes BD. Moi, ça m'ennuie. J'essaie juste de m'amuser, de me surprendre pour m'amuser moi-même. Je me permets donc de prendre des libertés avec mon sujet. Par exemple, quand le rabbin se fait une bouffe au restaurant. J'ai voulu décrire un moment de mise à l'épreuve, ce qui est un thème cher à toutes les religions. Mon rabbin mange du cochon en se demandant s'il va lui arriver quelque chose, après 60 ans de respect de la loi. Sur ce point particulier, mon papa a trouvé que j'y étais allé un peu fort. Tromper sa femme, passe encore, mais manger du cochon ! Mon propos n'est donc pas universel. Mon grand-père me parlait de ces textes (la loi juive) comme s'ils étaient de simples textes littéraires. Il est resté quelque chose en moi de cette attitude.
Cette série vous touche t-elle de près ?
Le chat du rabbin est plus personnel et douloureux que d'autres séries, comme par exemple Petit Vampire qui est drôle, léger. C'est par contre la moins autobiographique de mes séries.
Quels sont les tirages des 3 tomes ?
Le tirage du premier tome était de 60 000 exemplaires, 65 000 pour le second, et 55 000 pour le troisième.
Revenons à la technique, à la façon dont vous procédez pour faire vos albums. Comment écrivez-vous vos scénarios ?
Je n'écris pas mes scénarios. J'attends d'avoir plein d'idées, et quand la marmite va déborder je m'y mets, le plus tard possible. Puis, je m'arrête alors que j'ai encore d'autres choses à dire, pour ne pas rester vide devant la feuille. J'attaque alors une autre série, qui attend sa suite depuis deux ans, en laissant mes idées faire leur chemin sur les autres histoires dans ma tête.
Et comment dessinez-vous ?
Je dessine avec les mains ! J'ai appris de façon très académique le dessin (nature morte, corps, ...). Une des bizarreries de la BD est d'être populaire en utilisant un truc d'élite : le dessin. Mon dessin vient naturellement de mon observation de la réalité.
Pourquoi changer de style graphique dans certaines cases de l'album ?
En fonction du détail d'une case, je joue avec le temps. Plus une case est simple visuellement, moins le lecteur y passe de temps. Plus elle est détaillée, plus il y passe de temps. C'est ma façon de gérer le temps qui passe en BD.
Vous êtes un adepte du découpage de 6 cases de taille égale par planches.
Cela permet de développer des analogies entres les cases, et entre les BD qui pratiquent le même découpage. Cela compose une rythmique de récit très particulière.
Entre scénario et dessin, combien de temps vous faut-il pour réaliser un album ?
Pour moi, c'est très éprouvant d'écrire ces histoires. Il me faut à peu près une année pour faire un album. Mais au cours de cette année, je peux écrire 23 planches en 9 mois et finir les 23 dernières en deux semaines. Ma coloriste en souffre d'ailleurs ! Car comme elle intervient à la fin, il faut qu'elle suive le rythme. Sur le chat du Rabbin, elle était tellement pressée qu'elle n'a pas desserré les dents en colorisant les dernières planches. A la fin, elle en a eu une infection à la mâchoire ! En revanche, je dessine aussi vite que j'écris lentement, par jet.
Quelles indications avez-vous données à votre coloriste, Brigitte Tindalky ?
Quelques-unes tout au plus. Telle case doit être ensoleillée, telle autre doit être sombre... Je sais que je peux lui faire confiance. De façon générale, je ne travaille d'ailleurs qu'avec des gens que j'admire : Blain, Blutch, ... Ces collaborateurs sont également mes amis. Quand une histoire m'est trop intime, je préfère la donner à dessiner à l'un d'eux. Le dessin est quelque chose de très affectif pour moi. Je ne peux pas dessiner toutes les histoires. Et puis d'autres sont bien meilleurs que moi ! Blain, par exemple, pour tous les dessins qui demandent de la présence et du dynamisme, ou de la brutalité. En général, tout se passe bien.
Vous qui aimez tant raconter, les contraintes de la BD en terme de format et nombre de page vous gênent-elles ?
Les contraintes, les limites sont ce qu'on a trouvé de mieux pour écrire. Personnellement, j'ai besoin qu'on me brutalise. Il faut ce genre de contraintes pour pouvoir vraiment innover. Un espace de liberté trop grand dilue toute tentative d'originalité.
Après quoi, nous avons fini consciencieusement les petits fours prévus par Dargaud pendant la conférence de presse. Sfar s'est eclipsé. Et nous l'avons suivi peu après... Merci à Dargaud pour l'organisation, et à Sfar pour ses réponses !