interview Bande dessinée

Thierry Groensteen

©Les Impressions Nouvelles édition 2019

Thierry Groensteen est certainement l’un des acteurs majeurs de la bande dessinée avec une activité débordante et un nombre de rôles différents impressionnants. Tour à tour rédacteur en chef des Cahiers de la bande dessinée et de Neuvième art, essayiste, chroniqueur dans Le Monde, directeur du musée de la bande dessinée à Angoulême, organisateur de colloques, conférencier, enseignant, commissaire d’expositions, responsable de collections, ce grand passionné est une encyclopédie vivante de la bande dessinée. Il revient avec un nouvel essai sur le génial Gotlib. Nous l’avons donc rencontré dans son fief à Angoulême. Un entretien forcément passionnant qui ne peut que nous apprendre des tonnes de choses sur la bande dessinée : amusez-vous d’ailleurs à compter le nombre de fois où le mot « bande dessinée » apparaît dans l’interview et vous aurez compris pourquoi Thierry Groensteen EST la bande dessinée !

Réalisée en lien avec l'album Gotlib un abécédaire
Lieu de l'interview : Angoulême

interview menée
par
15 février 2019

Bonjour Thierry Groensteen. Pour les lecteurs qui ne vous connaissent pas encore, pourriez-vous vous présenter rapidement ?
Thierry Groensteen : Je suis d’origine belge mais cela fait trente ans que je vis ici en Charente. J’ai dirigé le musée de la bande dessinée d’Angoulême pendant une dizaine d’années. Aujourd’hui, je suis toujours chargé de mission pour la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image où je monte régulièrement des expositions. Par exemple, on ouvrira le 19 juin prochain une grande exposition sur laquelle je travaille depuis plus d’un an sur le thème « Mode et bande dessinée ». Par ailleurs, j’enseigne à l’Ecole supérieure de l’image. Je dirige une collection chez Actes Sud. J’écris beaucoup de livres sur la bande dessinée et un peu de fiction de temps en temps.

Est-ce que c’est une frustration pour vous de ne pas avoir été un auteur à part entière dans la BD ?
TG : Je ne suis pas frustré. J’aurais pu devenir dessinateur parce que j’ai beaucoup dessiné entre l’âge de dix sept et vingt ans et j’ai reçu des encouragements de plusieurs professionnels : Jacques Martin par exemple qui voulait m’engager comme assistant et Jacques Glénat qui voulait me publier- pour ne citer que ces deux là. Bizarrement, au lieu de m’encourager, ça m’a plutôt incité à arrêter parce que je me suis dit que si je me laissais porter par les évènements et les sollicitations, j'allais devenir un auteur de bande dessinée sans l’avoir vraiment décidé. A vingt ans, j'ai complètement arrêté de dessiner. Je n’étais pas sûr que c’est ce que je voulais faire de ma vie. Pour moi, faire de la bande dessinée, c’était un hobby au même titre que je faisais du théâtre en amateur. Je considérais aussi que j’avais plus à dire dans l’écriture que dans le dessin. J’ai donc arrêté de dessiner, ce que je regrette aujourd’hui car j’aurais aimé, non pas devenir auteur de bande dessinée, mais au moins continuer à pratiquer le dessin. Enfin, on ne peut pas tout faire. En tant que scénariste, j’ai fait peu de choses. En ce moment, je travaille sur deux projets. J’ai écrit aussi un roman pour la jeunesse et j’ai un autre roman qui doit paraître cette année. Je suis plutôt un essayiste et de tempérament un théoricien, un historien mais j’aime bien taquiner aussi l’imagination de temps en temps. Je ne me mets aucune pression. Personne ne m’attend donc c’est vraiment comme j’ai envie quand il y a un vrai projet qui s’impose à moi.

Pensez-vous que vous avez ouvert la bande dessinée à un public plus large et plus intellectuel à l’époque ?
TG : Pas moi tout seul. Il y a eu des gens qui avaient travaillé avant moi. Les Cahiers de la bande dessinée, ça a été important je crois. Il y a beaucoup de gens qui m’en parlent encore aujourd’hui et quelquefois, ils ne savent pas ce que j’ai fait depuis (rires). C’est ça qui les a marqués. Cela a été formateur pour beaucoup de gens et y compris pour beaucoup de dessinateurs. Ils se sont rendus compte que la bande dessinée, ce n’était pas uniquement les petits Mickey et qu’on pouvait porter dessus un regard sérieux et valorisant. En même temps, une revue, ce n’est pas vraiment le lieu pour faire une grande élaboration théorique. C’est plus un lieu d’interventions, de discussions à chaud et dans des formats courts. Moi ce qui m’intéressait quand je dirigeais Les Cahiers de la bande dessinée, c’était d’avoir différentes voix qui puissent s’exprimer, que ce soit un lieu de confrontation et de différentes approches. Ce qui est intéressant, c’est que beaucoup de ceux qui ont écrit à l’époque dans Les Cahiers ont ensuite publié des ouvrages théoriques conséquents. Je pense à Harry Morgan, Thierry Smolderen, Benoît Peeters ou à moi-même bien sûr …

Vous avez aussi écrit beaucoup d’essais. Comment avez-vous choisi les sujets de vos livres ?
TG : Mon premier livre était sur Tardi. Il est paru en 1980, ce qui ne nous rajeunit pas ! En fait, j’avais travaillé pendant un an avec Didier Pasamonik sur un projet de revue d’actualité sur la bande dessinée qui ne s’est jamais fait. Mais on avait un numéro 0 qu’on a imprimé en numérique et qu’on a montré à beaucoup de gens à l’époque donc il était entièrement réalisé. On avait pris de l’avance sur les dossiers de fond des numéros suivants et notamment sur un spécial Tardi sur lequel j’avais plus particulièrement travaillé. La revue ne s’est pas faite et je gardais un regret de ne pas pouvoir approfondir ce travail sur Tardi et que ça reste dans un tiroir. Or, à ce moment là, Didier Pasamonik et son frère Daniel ont fondé les éditions Magic Strip à Bruxelles donc je lui ai proposé d’en faire un livre. C’est comme ça que cela s’est fait. Ce livre m’a ouvert les portes d’(A suivre) dont Tardi était un des auteurs vedettes et donc je me suis retrouvé à travailler avec les éditions Casterman qui m’ont branché sur Jacques Martin parce qu’ils cherchaient quelqu’un pour tenir la plume pour un livre sur son œuvre. J’ai accepté ce travail de commande. Ce n’est pas quelque chose que j’aurais fait spontanément mais pendant plusieurs mois, je suis allé tendre mon micro à Jacques Martin, j’ai recueilli ses confidences et j’ai mis tout ça en forme. Et puis, après, pour les autres auteurs, c’est très éclectique car cela va de Töpffer - un peu le père fondateur de la bande dessinée au XIXème siècle - à Joann Sfar en passant par George Herriman, Caran d’Ache, Baudoin qui est un ami et là tout récemment, Gotlib qui est un héros de mon adolescence


© Gotlib un abécédaire- Les impressions nouvelles

Vous avez aussi créé l’Oubapo (l’Ouvroir de bande dessinée potentielle)...
TG :Ma thèse de doctorat, qui a été publiée ensuite sous le titre Système de la bande dessinée, je l’avais faite avec comme directeur de recherche un spécialiste de Georges Perec et qui ne connaissait rien à la bande dessinée mais c’était quelqu’un d’extrêmement intéressant. Il s’appelait Bernard Magné. Je m’intéressais déjà à Perec et à l’Oulipo mais j’ai approfondi ma connaissance de cette production là. Comme j’enseignais à l’EESI (École européenne supérieure de l’image), je faisais des ateliers pré-oubapien avec mes étudiants car l’Oubapo n’existait pas encore. Je leur expliquais ce qu’était l’Oulipo et je leur disais qu’on peut être tenté de faire la même chose pour la bande dessinée. On réfléchissait ensemble pour trouver des contraintes qu’on pouvait se donner et on faisait des exercices. A l’époque, j’avais François Ayroles comme étudiant qui deviendra un des membres brillants de l’Oubapo par la suite. Puis j’ai organisé en 1987 un grand colloque à Cerisy-la-Salle en Normandie. C’est là que Jean Christophe Menu et Lewis Trondheim se sont rencontrés. On avait consacré une demi-journée à faire un atelier oubapien que j’ai dirigé. L’Oubapo n’a vu le jour que fin 2002. J’étais un des membres fondateurs mais je m’en suis retiré par après car, pour moi, ce qui était important, c’est que cela existe. Une fois que la dynamique était lancée, je n’avais pas forcément envie de prendre une part très active dans les développements ultérieurs. Je pense qu’ils n’avaient plus besoin de moi et ma mission était remplie.

Vous êtes tellement multitâches et vous enchaînez tellement de projets… Ce sont les projets qui viennent à vous ou c’est vous qui les provoquez ?
TG : Il y a des projets qui viennent à moi effectivement. Mais je suis quelqu’un d’éclectique dans mes goûts, dans mes envies et d'hyper actif. Je suis de tempérament très indépendant et actuellement, je ne suis pas salarié. Je suis totalement free lance et je vis de mes prestations et de mes activités, ce qui m’oblige aussi à les multiplier pour arriver tout simplement à vivre. Les choses se sont enchaînées, tout cela n’était pas nécessairement prémédité. J’ai été recruté en 1988 par les fonctionnaires du ministère de la culture qui devaient mettre en place le Centre National de la bande dessinée et de l’image ici à Angoulême qui avait été voulu par Jack Lang et François Mitterrand. J’ai été recruté comme conseiller scientifique, ce qui voulait tout dire et rien dire mais disons expert de bandes dessinées. Après, je suis devenu commissaire d’exposition mais je n’avais jamais monté une exposition de ma vie. J’ai appris ça sur le tas. J’ai constitué la collection du Musée de la bande dessinée. J’ai acheté et fait rentrer les six mille premières planches de la collection mais je n’étais pas moi-même collectionneur donc je ne m’intéressais pas au marché des planches qui était d’ailleurs très peu constitué à l’époque. Il y avait très peu de marchés ou de galeries mais par la force des choses, je m’y suis mis. Ce sont des enchaînements de circonstance et je trouve ça passionnant de ne pas faire la même chose et de ne pas être tout le temps dans la répétition. C’est ce qui maintient en vie et ce qui permet d’entretenir la flamme et la passion qu’on peut avoir pour la bande dessinée. C’est un domaine qui est tellement vaste et il y a tellement de choses à faire…

Vous êtes aussi à l’origine du premier livre qui a fait référence sur le manga (L’univers des mangas : une introduction à la bande dessinée japonaise) ?
TG : C’est le premier livre écrit en France sur le phénomène manga et il est paru en 1991. Pendant une dizaine d’années, cela a été le seul et pourtant je ne me considère pas du tout comme un spécialiste de la question : je ne lis pas le japonais et je n’étais pas allé au Japon à l’époque (j’y suis allé deux fois depuis). C’était un livre qui était essentiellement de seconde main à partir de différentes sources, de choses que des correspondants pouvaient m’envoyer etc. Je savais confusément que le Japon était un pays majeur sur la carte de la bande dessinée internationale et je me suis dit que ce n’était pas possible qu’en France, on n’en sache si peu sur ce qu’il se passe là-bas et que rien ne soit traduit. C’est l’année d’après que Glénat a commencé à traduire Dragon Ball. Mon livre a donc précédé l’apparition des mangas sur le marché français. Je l’ai fait juste pour répondre à ma propre curiosité. Je voulais aller voir ce qu’il se passe là-bas donc j’ai essayé de collecter toutes les informations qui étaient disponibles. Aujourd’hui, il est évident qu’il est complètement dépassé et qu’il y a des gens qui connaissent bien mieux le sujet que moi mais là encore, je pense que j’étais un peu précurseur et que j’ai quand même contribué à amorcer un intérêt pour le manga

Il n’y a peut-être qu’un univers que vous n’avez pas exploré : c’est celui des comics ?
TG :Les comic books car pour ce qui est des comic strips, j’ai pas mal donné ! J’ai écrit sur beaucoup d’auteurs importants de comic strips. C’est vrai que les super-héros, ce n’est pas absolument ma tasse de thé. Je n’en ai pas lu étant adolescent et je crois que ça joue beaucoup. C’est une culture qui s’attrape jeune. Il y a donc des zones aveugles dans ma culture de la bande dessinée. Par exemple, en Belgique, on était Tintin ou on était Spirou. C’est comme préférer les Beatles aux Rolling Stones ou le contraire : ça vous classait. Moi j’étais lecteur de Tintin. Il est évident qu’après, j’ai rattrapé Spirou et j’ai découvert aussi toute la richesse de ce magazine. Je ne lisais pas de BDs Disney quand j’étais enfant et je n’ai pas lu les Donald de Carl Barks et les Mickey de l’époque. Ça m’a manqué et je m’en rends compte aujourd’hui. Tout comme les petits formats que je n'ai jamais eus entre les mains. A l’époque, je ne pouvais pas le savoir mais mes parents de toute façon, ne m‘encourageaient pas du tout à lire de la bande dessinée. Ils trouvaient ça nul à tout point de vue donc je n’ai pas non plus lu de super-héros. J’avoue qu’il y a quelque chose qui m’énerve beaucoup : je participe souvent à des colloques universitaires internationaux où il y a des chercheurs américains. Je constate qu’aux États-Unis, pour beaucoup de gens et y compris pour ceux qui se disent spécialistes, la bande dessinée = super-héros. D’ailleurs, Art Spiegelman a souvent dit que, quand il déclare faire de la bande dessinée, les gens pensent qu’il fait des super-héros. Il y a une espèce d’équation qui met les deux sur un pied d’égalité alors que l’histoire de la bande dessinée est beaucoup plus riche que ça. Je me passionne d’avantage pour Krazy Katet Peanuts, Terry et les pirates et j’en passe que pour Thor et Hulk. Je sais que je vais choquer beaucoup de monde en disant ça mais tant pis car ce n’est pas de la provocation mais c’est ce que je pense vraiment : cela reste pour moi une littérature d’adolescents. Je ne comprends pas très bien qu’on puisse se passionner pour ça quand on est adulte (rires).

Que pensez-vous de ce qu’est devenue la bande dessinée aujourd’hui ?
TG :C’est une question un peu trop large. J’ai écrit un livre il y a douze ans qui s’appelait Un objet culturel non identifié qui justement abordait toutes ces questions : où en est-on de la reconnaissance de la bande dessinée ? Quelle place occupe-t-elle aujourd’hui dans le concert des arts et des médias ? Comment est-elle perçue à l’université ? Dix ans après, j’ai voulu reprendre ces mêmes questions et j’ai fait un autre petit livre qui s’appelle La bande dessinée au tournant, une espèce de « follow up » pour voir ce qui avait bougé en dix ans. Ça a énormément bougé et ça continue de bouger très vite. Je pense qu’on est vraiment dans une période de mutation extrêmement rapide à la fois dans la perception de la bande dessinée mais aussi dans la féminisation de la profession qui est un phénomène majeur à mes yeux et que j’ai toujours encouragé ; dans la diversification des sujets, des styles, des publics... On est aussi dans une situation de crise qui est liée certainement à une surabondance de l’offre et notamment dans le domaine de la bande dessinée d’auteurs et de romans graphiques parce que là, la production a été démultipliée ces dernières années et la demande n’a pas suivi dans les mêmes proportions. Aujourd’hui, on se retrouve avec énormément de livres qui sont formidables pour beaucoup d’entre eux mais qui ne peuvent pas tous trouver suffisamment de lecteurs, d’où une paupérisation des auteurs qui tient aussi à d’autres facteurs. Il faut que tous ensemble, on trouve des solutions pour réadapter la profession à toutes ces mutations qui sont en train de se produire. Cependant, c’est une période passionnante.

Pourquoi avoir fait un livre sur Gotlib ?
TG :J’avais entre douze et seize ans à la grande époque de La Rubrique à brac et j’étais lecteur de Pilote et avec mes copains, les premières pages sur lesquelles ont se ruait chaque semaine, c’était les pages de Gotlib. Ça nous faisait hurler de rire. Gotlib a été, si ce n’est un maître à penser, du moins un maître du rire pour toute une génération. Il a changé le visage de l’humour en France. Son influence déborde largement le cercle de la bande dessinée. On peut penser aux Nuls, à Dupontel et à tout un tas d’humoristes qui n’auraient jamais fait ce qu’ils ont fait s’il n’y avait pas eu Gotlib. C’était un auteur extraordinaire et, avec Moebius, l’un des deux grands dynamiteurs de la bande dessinée française de l’époque et de ses codes. L’une des choses qui était marquante chez lui à cette époque, c’est qu’il n’avait pas de personnage attitré. C’était le seul dessinateur qui ne se cachait pas derrière un héros mais qui parlait en son nom propre en disant « je » et en se représentant régulièrement, ce que personne ne faisait avant. Il était absolument libre d’aborder de semaine en semaine n’importe quel sujet : un sujet grave, un sujet drôle. Il pouvait parler de cinéma, de contes de fées, de la psychanalyse, de son enfance pendant la Seconde Guerre mondiale, faire une critique des médias, proposer les causeries absolument délirantes du professeur Burp sur les espèces animales diverses et variées. On ne savait jamais d’une semaine sur l’autre à quoi s’attendre. C’était toujours une surprise et c’était toujours extraordinaire. Cette œuvre est absolument intemporelle. J’ai donc voulu rendre hommage à ce héros de mon adolescence qui a contribué à faire mon éducation. Je m’intéresse aussi beaucoup au comique et à ses mécanismes et Gotlib est absolument incontournable dans ce paysage là.

Pourquoi avez-vous choisi de l’écrire sous forme d’abécédaire ?
TG :Je trouve que l’œuvre de Gotlib est très éclatée dans ses sujets. Il y a différentes périodes. Il a travaillé aussi pour différents journaux. Plutôt qu’avoir un discours qui serait nappé sous une cohérence de façade, il m’a semblé plus intéressant de multiplier les approches et les focus sur tout ce qui m’intéressait chez lui. Il y a 69 articles de « absurde » à « zizi » et ça m’a permis de dire tout ce que j’avais envie de dire sur Gotlib.


© Gotlib un abécédaire- Les impressions nouvelles



Le manque d’images est-il dû à un problème de droits d’auteurs ?
TG : Bien sûr. On aurait souhaité avoir plus d’images mais on ne les a pas eues gratuitement. J’irai même jusqu’à dire qu’au départ, l’agent et la famille de Gotlib étaient hostiles au projet et auraient souhaité que le livre ne se fasse pas. On a quand même réussi à les convaincre de nous laisser le faire mais évidemment, on n’avait pas les moyens de se payer plus d’images que ce qu’il y a dans le livre. Je le déplore mais je pense que, de toute façon, on n’achète pas un livre sur Gotlib si on n’a pas déjà Gotlib dans sa bibliothèque. Il suffit donc d’y retourner pour avoir sous les yeux les passages dont je parle.

Pourquoi la famille de Gotlib ne voulait pas de livre sur lui ?
TG : Je peux comprendre : Gotlib nous a quittés il y a deux ans et sa fille est encore dans une phase de deuil et peut-être qu’elle estime que c’est trop tôt. Peut-être qu’elle croyait que ma démarche était intéressée et que je voulais faire de l’argent sur le dos de Gotlib. Ce qui n’est évidemment pas le cas. Si la bande dessinée m’avait rendu riche et si j’avais écrit des livres pour faire de l’argent, cela se saurait. Depuis le temps, on est très loin de ça (rires). Quelles que soient les raisons, je peux comprendre qu’elle ait eu des réticences. L’important est que le livre se soit fait.

Qu’est-ce qui vous reste encore à apporter de nouveau à la bande dessinée ?
TG : J’ai beaucoup de projets que je ne vais pas tous dévoiler ici. Je vais continuer à publier de jeunes auteurs chez Actes Sud. Je vais continuer à monter des expositions et à écrire des livres. J’ai quand même une grande œuvre qui est en cours : le Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée que j’ai inauguré sur le site Neuvième Art 2..0 qui est complété régulièrement par de nouveaux articles. Il y en a déjà une centaine en ligne et il en manque une trentaine pour que ce soit parachevé. C’est une entreprise qui n’a pas de précédent car les encyclopédies précédentes ont toujours été construites sur des noms propres, des noms de séries ou de personnages. Là, c’est un dictionnaire des notions et chacune de ces notions est explicitée, déployée et mise en perspective. Je vois que les enseignants s’en servent énormément et que certains articles ont déjà dépassé les quinze mille consultations. Je veux terminer et publier ce dictionnaire sous forme papier et je pense que ce sera un ouvrage de référence assez monumental et qui rendra un certain nombre de services.

Si on vous donnait le pouvoir de rentrer dans la tête d’un auteur, qui ce serait et pour y trouver quoi ?
TG : Oh mon dieu… Evidemment, je serais bien rentré dans la tête de Töpffer ou de Winsor Mc Cay. Plutôt Töpffer parce que ce type continue de me fasciner. C’était un peintre refoulé pour des raisons de santé : il n’arrivait pas à fixer les couleurs. C’était un écrivain, c’était un notable de la ville de Genève. Il s’adonnait à une création qui ne ressemblait à rien de connu qui était d’abord confinée au cercle de ses proches, extrêmement libre, extrêmement « bouffonne » pour employer son propre terme et qui reste d’une très grande drôlerie encore aujourd’hui et ça c’est une sorte de miracle. L’humour, c’est quelque chose qui vieillit. Là on réédite les bandes dessinées de Gustave Doré par exemple, aux éditions 2024 qui font un travail formidable. C’est intéressant de regarder ce que faisait Gustave Doré et il avait beaucoup d’inventivité mais il ne m’arrache plus un sourire ! Cet humour là est totalement dépassé et n’a pas traversé le temps. Alors que quand je lis Töpffer, j’ai beau connaître les albums par cœur, j’éclate encore de rire. Ce type avait une espèce de folie et de modernité et en plus, il avait le pressentiment ce que la bande dessinée pourrait devenir. Il l’a dit et écrit que c’est un genre qui est appelé à se diversifier et où il restait énormément à "moissonner". J’aimerais bien être dans sa tête pour arriver à comprendre comment il s’est donné cette liberté. Même s’il a évolué vers des positions réactionnaires à la fin de sa vie, c’est un artiste extrêmement novateur pour qui j’ai une énorme affection, une grande tendresse.

© Gotlib un abécédaire- Les impressions nouvelles