L'histoire :
« Quand l'homme commençait tout juste à se différencier de l'animal, quand le règne des bêtes touchait à sa fin. Quand la terre solitaire, millénaire et vierge commençait à se transformer sous la main de l'homme, et que l'abîme en l'homme commençait à se creuser sur la terre solitaire, millénaire et encore vierge...» Tel commence l'histoire de deux biches géantes, mère et fille, ayant eu le malheur de passer un peu trop près d'un site humain peuplé de chasseurs belliqueux et surtout... croyants, aux ordres d'un shaman, rendant grâce au Père ciel avec des offrandes souvent vivantes. Sacrifiées toutes deux, elles s'évaderont, chacune de leur côté. La plus jeune s'enfuyant sur des dizaines de kilomètres, pourchassée, arrivant à trouver un maigre refuge auprès d’une autre tribu, mais surtout d'un homme solitaire et masqué d’un crâne de cerf, qui va l’adopter. Ces deux derniers devant ensuite repartir en sens inverse pour retrouver la mère de l’animal. L'occasion de croiser deux femmes, pas tout à fait comme les autres, car les humains ne croient pas tous aux même dieux...
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Il y a de fortes chances que, vous intéressant à l'archéologie ou aux cultures anciennes, vous ayez entendu parler de Göbekli Tepe. Ce site fouillé depuis 1995 mais découvert en 1965 est inscrit depuis 2018 au patrimoine culturel par l'Unesco. Celui-ci s'étend sur environ 9 hectares, il mesure 300 mètres de diamètre et culmine à 765 mètres d'altitude, au point le plus haut des Monts Germuş. Son occupation remontant pour le niveau III vers 9600 - 8500 av J-C comprend un ensemble de structures mégalithiques, dans lesquels sont érigés des piliers en forme de T sculptés de représentations animales et humaines. Une réalisation d'une ampleur inconnue pour cette période, ayant servi manifestement de lieu de rassemblement pour des groupes de chasseurs-cueilleurs. Les scientifiques échafaudent l'idée d'un exemple de premier ordre des évolutions mentales accompagnant les changements sociaux et économiques du Néolithique précéramique. Firat Yasa - déjà auteur de deux autres romans graphiques : Pyjamas à rayures en 2010, puis Nhun la chasseresse en 2013, (non traduits) - imagine dès lors cette époque. Comme il le rappelle en introduction, et comme dans d'autres récits de ce type (on pense à Princesse Mononoké et ses loups géants), la relation homme-animal s'entend avec une compréhension réciproque au sens premier du terme. Au moins entre certains spécimens de chaque espèce, dont ces biches : les « anciens », de très grande taille, en voie de disparition. Une alliance se crée dès lors entre la biche et l'homme : la chassée et le banni, ou plutôt l'ermite, refusant l'évolution violente et vicieuse de sa propre race. A l'aide d'un dessin à la fois minimaliste et beau, à tendance plutôt jeunesse, d'où ressortent des figures rupestres « d'influence », ainsi que des rappels nombreux aux astres et aux constellations, le tout magnifié par un ensemble de couleurs douces très agréables, Firat Yasa évoque ces temps-là avec une passion et une poésie rares. La poursuite de la biche, s'étirant sur vingt pages, est à cet endroit saisissante dans ce qu'elle nous embarque dans le temps et l'espace. Au-delà des dialogues éclairant, ce sont aussi les moments laissés à la nature qui nous éveillent, nous êtres humains. Et si ce point de rupture ancien en appellera un autre plus contemporain, il est évident que ce roman graphique écologique, culturel et philosophique de 200 pages fera date. Magistral.