L'histoire :
Dans une bibliothèque, un regard se pose sur une jeune fille, studieusement attablée. Elle est rousse, frêle, fragile... et se laisse facilement distraire. Elle surprend son amateur espion en train de l'observer et une conversation s'engage. Elle est à la fac de lettres, à côté... elle s'apprête à passer un partiel... Son étude du jour porte sur un ouvrage de Wittgenstein sur le langage (ourgh !). Tout cela ne la passionne guère. L'observateur la raccompagne jusque chez elle, tandis que s'installe doucettement un rapport de séduction réciproque. Elle semble heureuse, quand bien même son étude n'a guère été productive... Elle a des regards gênés... Ils se donnent vaguement rendez-vous, un autre jour, à la bibliothèque, pour réitérer ce bon moment. Plus tard, ils s'y retrouvent effectivement. L'envie de bosser est toujours aussi peu prégnante : ils partent manger un morceau dans un petit resto. Ils parlent de rien, de futilités... ils se plaisent, c'est certain. Sur le chemin du retour, elle croise des connaissances. Elle discute... ça dure des heures... Plus tard, retour à la bibliothèque : elle va lui dénicher un livre d'enfant qui la rend visiblement nostalgique de cette époque d'insouciance. Plus tard, il lui fait la surprise de l'attendre à la sortie de sa fac...
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Certains racontent des histoires en mettant en scène des personnages sans étude de caractère très fouillée. Bastien Vivès, lui, fait tout le contraire : il s'intéresse uniquement aux émotions, sans se soucier du tenant et des aboutissants de l'histoire. Du flirt qu'il nous est donné de suivre, nous ne saurons rien du narrateur, et fort peu de chose de sa proie, hormis sa fragilité, sa futilité (touchante). Or la grande force de Vivès, c'est de parvenir à expérimenter de nouvelles formes d'art séquentiel (la définition savante de la BD), tout en formatant un récit parfaitement accessible au grand public. Cette fois, il narre une relation brève, tout en « caméra » subjective. Évidemment, étant donné que la caméra est subjective et que notre narrateur (Vivès himself ?) n'a d'yeux que pour sa conquête, celle-ci occupe 99% des cadrages. A ce sujet, Vivès utilise un gaufrier de 6 cases/planche, totalement dépourvu de bordure. Dans la forme, son dessin est à la fois spontané, stylisé et simplement rehaussé de teintes vives... au crayon de couleurs en bois (si c'est informatique, c'est rudement bien fait !). Ce faisant, il brosse un portrait touchant d'une représentante de la gente féminine de cet âge (tendre). Surtout, il met en relief de manière incroyablement prégnante la futilité des discussion qu'on peut tenir dans un moment aussi troublant que celui d'un flirt naissant. S'installent alors des bribes d'atmosphères un peu lénifiantes, des moments de contemplation qu'on ne trouve que dans son oeuvre (cf. Le goût du chlore). Cela passe aussi par des astuces visuelles et narratives bienvenues : quand notre héroïne discute avec des connaissances et que le sujet voyeur zappe pudiquement son attention, le dessin se fait suggéré, se bornant à de grosses masses de couleurs, suffisantes, et les phylactères ne contiennent plus que des borborygmes incompréhensibles. Or cette séquence est volontairement longue (et donc inintéressante dans son fond), aussi longue que peu sembler une attente impatiente en un tel moment. De ce type de situation (mais aussi de toutes les autres), le lecteur se retrouve forcément dans la peau du voyeur. Rarement le processus d'assimilation aura suscité pareil trouble en BD. Une gêne qui remet en cause de manière intéressante le statut du lecteur-voyeur...