L'histoire :
Jérôme Moucherot a beau appartenir à un genre méprisé par l'intelligentsia, il considère que son existence de personnage dessiné mérite qu'on se penche sur sa raison d'être. Il en parle à ses amis en entrant dans un bar. Ils sont tous d'accord pour aborder la graphiscosophie, cette science de la consubstantialité du point et du trait, du contour et du contenant. Kandinsky, Ingres, Picasso sont appelés à la rescousse pour aborder ce sujet de la plus haute importance. Mais Moucherot se doit de mettre de l'ordre dans ce débat touffu. Il commence alors par une page blanche, puis un point, puis le premier trait. Lorsque la courbe et la ligne de fuite se rencontrent, cela devient la jungle. Car si le Trait est atteint d'une Maladie Symptomatique, la fameuse MST, les plus grands personnages s'en trouvent transformés. De Corto Maltese à la Castafiore en passant par Jolly Jumper, chacun se voit muter pour devenir un monstre informe et pustuleux. Le graphiste doit donc dominer ses instincts. « Seul celui qui pêche à la ligne claire aura une chance d'attraper Tintin » conclut Moucherot dans une formule lumineuse qui montre la clarté de sa pensée graphicologue. Une leçon illustrée édifiante et stimulante.
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Ce précis de philosophie délirante illustré par François Boucq est époustouflant de cohérence, de références artistiques, et de force comique. Sans limite ni respect apparent pour ses collègues dessinateurs, Boucq torpille les mythes en leur rendant des hommages graphiques virtuoses. Le délire verbal incroyablement structuré de Moucherot est interrompu de pleines pages spectaculaires dans lesquelles le dessinateur montre qu'il pourrait être Moebius, Juillard, Frank Pé, sans jamais les citer, mais en créant de fabuleux tableaux en forme de citation respectueuse. La technique graphique explose à chaque page, poussée ici par un humour décalé qui monte en puissance au fil de l'album. Les citations qui pourraient au départ sembler authentiques quittent peu à peu le réel pour devenir des caricatures hilarantes de commentaires éclairés. La claque graphique s'impose dans ce style inimitable, cru, charnel et précis qui fait de François Boucq un créateur de gueules absolument unique. Un graphiste qui donne sa propre personnalité à une mouette, un rocher, une nappe froissée ou un jeune ado à la crête de punk. On peut-être un peu repoussé par le réalisme foisonnant du dessin de Boucq, mais si on l'apprécie, on trouvera dans cet album réédité de véritables émotions graphiques presque au second degré. Porté par le regard amusé et facétieux sur l'art qu'il maîtrise à la perfection, l'auteur y trouve une forme de grâce libérée de toutes contraintes. Le témoignage humble et génial d'un artiste conscient de son talent, mais refusant de le prendre au sérieux.