L'histoire :
Harvey Pekar a vécu toute sa vie à Cleveland, ville industrielle de la région des Grands Lacs aux Etats-Unis, dans le Midwest. Et pourtant, pour bon nombre d’étasuniens, Cleveland est la ville à fuir par excellence. Autrefois surnommée « le meilleur emplacement du pays », la ville a fini par devenir « l'erreur au bord du lac » sous l'effet de la crise industrielle. Pourrie, peut-être, mais Harvey y a pourtant passé pas mal de bons moments. Il se souvient du titre des Indians en baseball en 1948, un des deux seuls remporté par l'équipe, avant de devenir les losers de la ligue. Il raconte aussi l'histoire de la ville, de sa naissance sur les bord de la rivière Cuyahoga à son dynamisme commercial et démographique permis par sa situation de carrefour. Si bien qu'en 1860, Cleveland était considérée comme une belle ville et un grand centre économique en pleine croissance... avant de connaître un sérieux déclin lié aux effets de la crise de 1929 et surtout à ceux de la crise industrielle des années 50-60. C'est dans cette ville aussi qu'il rencontra ses différentes femmes, qu'il trouva le meilleur job du monde (un travail dans les archives de l'hôpital de Cleveland) et qu'il trouva une source d’inspiration féconde. Ville de la Rust Belt peut-être, ville âpre à l'américaine, avec des perdants et des gagnants, mais ville de tous les enchantements pour Pekar, sans doute son plus bel ambassadeur, pèlerin passé de la Cité d'en bas à la Cité d'en haut...
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Pionnier de l'autobiographie en BD dans les années 70, Harvey Pekar nous a quittés en juillet 2010. Avant de s'en aller tutoyer les cieux, il acheva le scénario d'une dernière BD, Cleveland. Hommage vibrant de sincérité à cette ville américaine du Midwest, à la fois précis d'histoire, de géographie, de sociologie, et véritable déclaration d'amour à celle qui lui a inspiré réflexion et sentiments toute une vie, Cleveland prend une résonance toute particulière dans le contexte de la disparition de l'auteur. Œuvre testamentaire, Harvey y fait preuve d'une simplicité touchante, teintée d'une nostalgie qui rend mélancolique mais joyeux... Malgré ses défauts de ville industrielle, Harvey présente de Cleveland toute la richesse culturelle et la diversité sociale, et nous parle d'elle comme une égérie attitrée, sorte de muse organique ou de centre spirituel. Dans une première partie, il décrit l'histoire de la ville et pose le cadre - géographique, sociologique, politique- pour ensuite décliner une sobre autobiographie. Harvey nous fait partager sa vie simple et ordinaire, en observateur sensible et érudit, puis nous parle de sa relation organique à l'espace urbain mouvant, entre déclin social ou économique et grandeur physique (voir les fiers buildings du CBD), parfaites images des aléas d'une vie. Le dessin du jeune Joseph Remnant, dans une veine charbonneuse proche de Crumb, illustre joies et peines ancrées dans la pierre de l'existence, la misère ou l'opulence des quartiers décrits. Si Cleveland peut refroidir tous ceux qui y passent quelques heures un jour de brume ou de tempête de neige, Harvey, lui, aura su nous réchauffer le cœur par sa narration intimiste, son spleen teinté de poésie et sa sincérité émouvante. Préfacé par le barbu Alan Moore, Cleveland est mélancolique mais joyeux, informatif mais touchant, documenté mais poignant... L'occasion d'entrer dans l’œuvre d'un auteur qui aura marqué l'histoire de la BD indé US et qui aura remodelé sa ville, ce paradis terrestre symbole de stabilité, selon les contours de ses rêveries intimes. Une belle sortie.