L'histoire :
Le faucon tourne et tourne. Sa ronde s'élargit. Tout s'effondre. Le centre va lâcher. L'anarchie va s'abattre sur l'Allemagne, à moins que ce ne soit l'Enfer qui ne se libère par ce qui va se traduire en une Seconde Guerre Mondiale. Aux chemises brunes, fait face une marée rouge, dont les idéaux masquent la couleur du sang qu'elle fera aussi couler. Les bons finissent par le plus croire en rien, tandis que les mauvais exultent, gagnés par leurs passions. La fin des années 30 annonce un dévoilement proche. Oui, un Deuxième Épisode approche à grand pas, au même rythme qu'un Troisième Reich se profile. Berlin, ville de Lumière, se destine à être réduite en cendres, mais personne ne semble pouvoir le voir. Personne ne semble concerné par la violence que charrient Adlof Hitler et ses discours, sauf les communistes. Personne ne se préoccupe des insultes et agressions quotidiennes que subissent les familles juives. Quant aux homos, ils enchantent les bourgeois friands de fêtes dans les cabarets, mais quand ils se font massacrer et jeter en prison, personne ne les regrette, il y a bien d'autres guinguettes où l'on peut s'amuser. Berlin, ville de Lumière. Berlin, futur désert, réduite à l'effigie d'un fou qui pensait être un Lion à tête humaine mais dont le regard était aussi vide que cruel. Un Fürher se pensant comme un astre, mais qui plonge le reste de l'Univers dans le néant...
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Il y a des trésors qui requièrent beaucoup de patience pour pouvoir délivrer toute leur richesse. Berlin est de ceux-ci. Pour Jason Lutes, cette trilogie représente vingt trois années de travail, entre son écriture et sa réalisation sous forme de dessins séquentiels. Pour le lecteur français, l'échelle se réduit, si l'on ose dire, à dix ans si on s'en tient aux éditions Delcourt et on vous laisse faire le calcul si vous avez embarqué lorsque Le Seuil en a tout d'abord publié le début, en 2002. Alors Berlin ne sera certainement jamais un gros succès commercial, parce que son rythme de parution est tellement loin des standards actuels... mais il fait partie de ces bouquins qu'on ne peut pas oublier, une fois lus. Vous allez vous dire :«encore une histoire sur les Nazis» et on objectera : non, parce que le point de vue narratif s'appuie sur les tensions sociales qui ont conduit à son avènement. Fiez-vous à son titre et vous comprendrez vite que ce roman graphique tient autant de l'Histoire que de la sociologie. C'est le récit d'un peuple aveuglé, dont seules les victimes du régime hitlérien, par avance désignées, ont perçu l'ignominie. C'est l'histoire de minorités qui souffrent quand tous les autres ferment les yeux. Le récit appartient au registre du mélodrame et les thèmes qu'il embrasse sont tellement nombreux qu'il est difficile d'en faire l’exégèse mais il se dégage un fil conducteur : partout, l'Amour est mis en échec par la forme qu'épouse la société allemande. Ruptures familiales, persécutions liées à l'orientation sexuelle... Ici, la pression sociale qui s'exerce sur les individus les amène à la dépression. La lutte et le risque d'être tué, la fuite ou le suicide, tout est contraint, tout semble se refermer inexorablement autour des hommes et des femmes de cette histoire, à tel point que le lecteur finit par internaliser toute la violence qu'ils subissent. Le tableau qu'on vous en fait peut sembler lourd, mais voilà, ce qui est précisément remarquable, c'est que Jason Lutes ne tombe jamais dans la caricature du pathos. Ses personnages sont simplement humains, mais ils se débattent comme des poissons qu'on aurait sortis de l'eau. Ils suffoquent, car le régime qui se dessine, juste avant de devenir le Troisième Reich, a déjà ruiné tout ce qui fait qu'une démocratie tient. Et comme nos mots ne suffiront pas à exprimer la puissance des émotions que véhicule ce dernier volume, on ne vous donnera qu'un conseil : prenez le livre, reportez-vous directement aux trois dernières doubles pages muettes et vous comprendrez ce que l'auteur a réussi à traduire. Et pour une fois, malheureusement, commencer directement par la fin ne vous spoilera pas.