Belle surprise de ce premier semestre, Lino Ventura ou l'oeil de verre confirme le talent d'écriture du scénariste Arnaud Le Gouëfflec. En se confrontant à la personnalité du grand acteur, il nous offre un magnifique livre sur ce que peut-être une biographie. Échappant à toute tentation du didactisme, il choisit avant tout d'incarner son personnage. Ce dernier – grâce aussi au travail ciselé de Stéphane Oiry – semble accéder à une réalité, qui n'est jamais aussi forte que dans les cases exempts de textes descriptifs. Le temps d'un livre, Lino Ventura existe grâce à son imposant physique, ses répliques, ses silences, mais aussi ses zones de mystère. C'est en assumant les limites de l'entreprise biographique, quant à nous révéler la vérité d'un individu, que Lino Ventura ou l'oeil de verre distille son incroyable émotion.
En refermant ce bel ouvrage, l'envie nous est venue de poser quelques questions à Arnaud Le Gouëfflec, afin de partager avec vous notre enthousiasme pour son travail.
Merci à lui de s'être prêté avec gentillesse, et talent, à cet exercice.
interview Bande dessinée
Arnaud le Gouëfflec
Réalisée en lien avec l'album Lino Ventura
De Face B (avec Nicolas Moog), en passant par Le chanteur sans nom (avec Olivier Ballez) ou Vince Taylor, L'ange noir (avec Marc Malès), vous vous confrontez régulièrement au genre biographique. Quelles ont été les circonstances de la naissance de ce projet consacré à la personnalité de Lino Ventura ?
Arnaud le Gouëfflec : J'ai été contacté par l'éditeur, Franck Marguin, qui souhaitait lancer une nouvelle collection, 9 1/2, dédiée au cinéma, dirigée conjointement par lui et le scénariste et cinéphile Noël Simsolo. Lino Ventura s'est rapidement imposé. Au départ, j'étais plus intrigué qu'autre chose par cette figure si familière, qui faisait partie du panthéon des acteurs populaires dont j'avais pu voir les films depuis l'enfance : le déclic est venu du catch. Quand j'ai appris qu'il avait eu une vie de catcheur, il m'est soudain apparu comme le héros d'une histoire, et j'ai pu ensuite découvrir une vie tout à fait romanesque et un personnage touchant et admirable.
Votre livre se démarque de la biographie classique, en inventant un processus narratif – et fictionnel – qui met en scène la confrontation entre l'acteur et un journaliste plutôt lunaire. Par ce biais, vous délaissez le déroulé chronologique que l'on aurait pu imaginer dans le cadre d'une biographie. Pouvez-vous nous expliquer le pourquoi de cette construction narrative ?
Arnaud le Gouëfflec : Il y a sans doute là l'écho de l'Emmerdeur, d'Edouard Molinaro, où il partage l'affiche avec Jacques Brel. Ce schéma d'un personnage taiseux, très digne et droit, auquel s'attache un auguste, un gaffeur, qu'on retrouve dans les films avec Pierre Richard et Gérard Depardieu (Ventura a d'ailleurs refusé le rôle de Campana dans La Chèvre), m'a toujours plu. Ça permettait de créer un couple dynamique, et les conditions d'un dialogue. Et ça permettait donc de dérouler le récit d'une vie de façon non linéaire.
A la lecture de Lino Ventura, l’œil de verre, on imagine le travail de documentation qui a été nécessaire pour concevoir ce livre. Pourtant, malgré cette érudition, vous parvenez à nous proposer une histoire totalement « incarnée ». Lino Ventura semble irrigué de vie. Vous parvenez à nous faire oublier la biographie au profit de la création d'un véritable personnage. Ce travail est magnifié par le graphisme de Stéphane Oiry qui parvient à emplir de complexité les regards de l'acteur – y compris dans de bouleversantes cases muettes. Comment s'est déroulé votre collaboration avec Stéphane Oiry ? Le découpage des planches – et des « silences » – est-il inclus dans votre scénario ?
Arnaud le Gouëfflec : Je ne suis pas du tout, en la matière, un érudit. J'ai beaucoup puisé dans la biographie que lui a consacrée Odette, son épouse, et dans l'excellente biographie de Gilles Durieux, que j'ai eu l'occasion de rencontrer à ce sujet. J'ai vite choisi de ne pas tout dire, de faire des choix, et de suivre l'instinct de l'histoire. J'ai revu quantité de films, et me suis laissé emporter par certains, comme Un Papillon sur l'épaule, de Jacques Deray, scénarisé par Jean-Claude Carrière. J'ai contacté Jean-Claude Carrière, qui m'a reçu chez lui à Paris, et nous avons discuté de ce film, de l'attitude de Lino Ventura par rapport aux scénaristes. Nous avons discuté aussi de plein d'autres choses qui n'avaient rien à voir avec le sujet, mais ça m'a autant nourri. Un moment calme et méditatif, qui m'a inspiré certaines scènes de la BD :) Le silence est en effet très présent : il va bien à Lino Ventura, qui arrivait à parler sans ouvrir la bouche, et avait le regard éloquent. Le découpage des planches fait partie de mon travail de scénariste, c'est même le cœur du métier, si j'ose dire, car je le conçois d'abord comme un travail sur le rythme. Découper, c'est rythmer, et le silence fait partie de la partition.
« Moi, je crois qu'on ne peut pas tout raccourcir comme ça... et que la vie d'un homme ça ne se résume pas à ça... » affirme Lino Ventura vers la fin de notre livre. A cet instant, on ne sait plus si le discours est un propos tenu par l'interprète de L'armée des ombres ou s'il s'agit d'une réflexion du scénariste sur son propre travail. Ce sentiment « d'impuissance » à résumer une existence est-il lié à votre attrait pour la biographie ?
Arnaud le Gouëfflec : Je suis fasciné par les vies. Je me souviens d'avoir lu très jeune la biographie d'Alexandre David Néel, qui m'avait marqué. Une vie c'est un déroulé autour de quelques thèmes simples, qu'on retrouve brodés à l'infini sur toute l'étoffe. C'est ça qui est fascinant. Mais si les thèmes sont simples, si en définitive on croit pouvoir déchiffrer une vie à leur lumière, il reste une complexité irréductible, un foisonnement. Ce serait illusoire de prétendre déchiffrer la vie d'un autre, celle d'un grand acteur comme Ventura notamment, mais celle d'un anonyme tout aussi bien. Une vie est une somme d'une folle complexité, même alignée sur des thèmes qui surnagent et lui donnent sa direction. On ne peut donc l'englober, on ne peut qu'en suivre certaines lignes, un peu comme un voyageur dans un labyrinthe. C'est ce mystère irréductible qui me fascine le plus. Et Ventura, en maître du silence, invite à ne pas sombrer dans le bavardage et le commentaire permanent. Son regard semble dire « Respectez ma vie, c'est la mienne. »
Les livres que vous publiez révèlent votre goût pour le rock. (Je dois à vos publications avec Nicolas Moog au sein de la Revue dessinée, l'achat de quelques disques devenus pour moi fondamentaux). Pouvez-vous nous citer quelques artistes (musiciens ou auteurs de bandes dessinées) qui ont une importance particulière à vos yeux ?
Arnaud le Gouëfflec : J'ai été très tôt fasciné par le Velvet Underground et le rock garage américain, les Seeds en particulier, et ce moment où le rock'n'roll découvre le psychédélisme. J'ai compris que plus le rock serait étrange, plus il frôlerait les frontières du surréalisme, plus il me plairait, et je me suis donc passionné pour l’œuvre de Sun Ra, foisonnante, cosmique et surtout déclinée sur plusieurs décennies, et pour celle du guitariste Eugene Chadbourne, en activité depuis la fin des années 70, qui est à la fois le Rembrandt et le Groucho Marx du rock expérimental, toujours en vie et toujours d'une insolente santé créatrice. J'ai lu beaucoup de BD, un peu moins en ce moment. Je suis très marqué par Crumb, surtout lorsqu'il parle de la musique blues, ça a été une influence déterminante pour les chroniques avec Nicolas Moog (J'en profite d'ailleurs pour vous annoncer qu'une grosse intégrale, augmentée, de ces chroniques, sortira en 2021 aux éditions Glénat). Pour le reste, je suis toujours très curieux de tout, et la liste des artistes passionnants est infinie.