interview Bande dessinée

Chloé Cruchaudet

©Delcourt édition 2008

Pour son premier album de bande dessinée, Chloé Cruchaudet a fait fort ! Directement publiée au sein de la collection Mirage de Delcourt, son Groenland Manhattan raconte avec force poésie et émotions, l’histoire (véridique !) d’un petit Eskimo expatrié de ses icebergs à New-York par l’explorateur Peary au début du XXe siècle. Une histoire à laquelle ont adhéré d’autres auteurs depuis (Marazano et Hyppolite)…

Réalisée en lien avec l'album Groenland Manhattan
Lieu de l'interview : Salon du livre de Paris

interview menée
par
30 avril 2008

Bonjour Chloé ! Pour faire connaissance, peux-tu te présenter : ta vie, ton œuvre, comment est-ce que tu en es arrivée à faire de la bande dessinée ?
Chloé Cruchaudet : Je viens de Lyon et je me suis installée à Paris pour y suivre des études de dessins animés. La bande dessinée en fait, j’en avais fait auparavant dans le cadre de mes études à Lyon, à l’école Emile Cohl. Depuis que j'ai fini Emile Cohl, j'ai envoyé plein de projets qui n’ont pas forcément abouti. J’avais donc toujours ça en tête, même en continuant à travailler dans le dessin animé : un jour réussir à faire ma bande dessinée.

Et finalement comment en es-tu arrivée à être publiée par Delcourt ?
Chloé : Très humblement, j'ai envoyé le projet par la poste. Je leur ai envoyé une espèce d’énorme dossier avec beaucoup d’éléments. Deux jours après ils m’ont rappelée. Mais par contre, ce que je leur avais envoyé, dans mon esprit, c’était une série de trois tomes. J’ai dû le réadapter, parce qu’ils voyaient plutôt ça dans la collection Mirages. Du coup, j'ai remanié pour que ce soit un one-shot en 130 pages. Je suis finalement ravie que ça soit intégré à cette collection, je trouve que ça correspond bien.

Pourquoi les Inuits, pourquoi cette histoire, cette époque ?
Chloé : J’aime beaucoup un auteur de fiction qui s’appelle Jorn Riel, qui a écrit différents romans sur la vie au Grand Nord. Il y a une espèce d’humour, de description de la vie là-bas qui m’a fascinée. Suite à ces lectures, j'ai lu un petit peu tout ce qui me tombait sous la main sur le thème du Grand Nord. Je suis finalement tombé sur un livre dans la collection Terre Humaine, dirigée par Jean Malaurie, où il y a beaucoup de bouquins d’anthropologie, de sociologie, etc. Il y avait notamment l’histoire de cet esquimau… Tout de suite je me suis fait le film dans ma tête, en lisant l’histoire. C'était un bouquin assez froid, où il y avait beaucoup de documents d’archives, ce n’était pas vraiment une fiction. Après, ce qui m’a intéressée justement, ce sont les zones d’ombre où il n'y avait pas de documentation. Essayer de me mettre à la place de l’esquimau pour reconstituer les pièces manquantes du puzzle.

On est assez proche de Greystock finalement ? Ou du mythe de l’enfance sauvage.
Chloé : Je n'y avais pas pensé. La différence c'est qu'il a eu une éducation, une culture qui est juste différente de celle du pays où il arrive. En réalité, il n'est pas du tout sauvage comme dans Greystoke. Ensuite quand il retourne au Groenland chez lui, en tant qu’être « civilisé », il a désappris à parler la langue, il est inadapté. Là, ce n’est plus l’enfant sauvage, c'est le citadin qui fantasme son retour aux sources. Il s’avère que ça ne se passera pas très bien non plus.

Ce faisant, n’as-tu pas eu peur de « dénaturaliser » la véritable de Minik ?
Chloé : Forcément, on fait des choix, on prend des libertés face à la vérité. Je ne prétends pas décrire les faits tels qu’ils se sont passés, mais j'ai essayé d’être la plus fidèle possible par rapport à ce que j’avais pu comprendre en lisant toute la documentation. J’ai essayé de lire les deux points de vue, c'est-à-dire le point de vu des américains. Par exemple, la fille de l’explorateur Peary a écrit beaucoup de livres sur son père, donc évidemment pour elle c'est un héros national. Par contre, en Europe, on considère que cet explorateur est un menteur, qu’il n’a jamais conquis le Pôle Nord. J'ai vraiment essayé de confronter les différents points de vue pour apporter ma vérité à moi.

On le voit justement dans le livre raconter ses difficultés à s’adapter au Pôle Nord. Il y avait vraiment une technique pour trouver le Pôle à cette époque-là, qui était fiable ?
Chloé : Chaque explorateur en fait avait son approche. Certains avaient pris le parti de ne pas adopter la technique des autochtones, c'est-à-dire qu’ils y allaient avec leurs vêtements de blancs. Le côté positif de cet explorateur américain, c'est qu’au moins il a eu l’intelligence de l’observation. Il a été suffisamment humble pour se dire « Eux ça fait des millénaires qu’ils vivent là-bas, je vais adopter leur technique pour essayer de conquérir le Pôle Nord, c'est-à-dire habillé de fourrure ». Mais chaque explorateur avait son approche. Il est d'ailleurs fascinant de découvrir les tactiques, les organisations de chaque expédition, c'est assez révélateur.

Peary est une personne intéressante dans ton livre. Tu n’as pas cherché à juger les mentalités de l’époque. Il est paternaliste, colonialiste ; il ramène l’esquimau sauvage, puis l’abandonne. Et en même temps, il a un drôle de regard sur sa propre vie, hyper acide… C’était un point sensible pour toi ?
Chloé : En fait, ça peut sembler choquant : j'ai beaucoup de sympathie pour ce personnage-là, même si, pour simplifier les choses, c'est le méchant de l’histoire, parce qu’il a manipulé les esquimaux. Ce qui est touchant chez lui, et ça je ne l’ai pas inventé, c'est qu’à partir du moment où il a conquis le pôle, il est arrivé au but ultime de sa vie. Puis quand il est rentré chez lui, le but ayant été atteint, il en a fait une dépression nerveuse pas possible. En plus, la Première Guerre mondiale est arrivée, donc les gens se sont complètement désintéressés de toutes ces histoires de Grand Nord.

Et les budgets aussi certainement.
Chloé : Oui, après avoir attiré des foules énormes au point culminant de sa vie, il s’est retrouvé à faire de pauvres conférences, avec deux, trois pékins dans le public. En même temps, c'était quelqu’un visiblement de capricieux, d’autoritaire, mais il avait un courage incroyable.

Il n'y a d’animosité dans aucun de tes personnages. Les esquimaux meurent sans révolte, sans rancune. Peary n’a pas de haine non plus, même s’il délaisse les esquimaux. Il n’y a que de bons sentiments en fait.
Chloé : Pour moi on trouve plus souvent de la lâcheté et de la vanité chez les hommes que de la pure méchanceté. Je pense que même parmi les scientifiques du muséum finalement, pris individuellement, aucun d’eux n’était mauvais. Ils se sont juste laissé piéger par l’institution du muséum. C'est là que cela peut devenir dangereux en fait : dès qu’il y a un phénomène de groupe et qu’aucune personne en particulier n’est responsable, cela provoque des destins tragiques et des aberrations complètes. Je n’ai pas voulu faire les méchants américains contre les bons esquimaux. Même les esquimaux avaient des a priori contre les blancs, ils ne les trouvaient pas bien jolis, pas bien dégourdis. Et puis Peary lui aussi était un homme de son temps. Il était clairement raciste, comme tout le monde à cette époque-là, a part de rare exception.

Quel a été l’apporte de Delphine Deloget dans le récit ?
Chloé : C'était vraiment une chance de la rencontrer, parce qu’elle était partie sur les traces de Minik. Elle s’était rendue au Groenland puis à New-York et moi je n’ai pas quitté mes pantoufles, je suis restée chez moi. Elle m’a donc apporté une dimension supplémentaire en me racontant dans les détails son voyage. En plus, elle aussi avait été fascinée par cette histoire. Ce qui était amusant, c'est qu’on se retrouvait à faire des ragots sur les personnages, à émettre des hypothèses, comme si c'était des gens qu’on connaissait, alors que ce sont des personnes qui sont mortes il y a plus d’un siècle.

Y-a-t-il des anecdotes véridiques ? Par exemple, il y a beaucoup d’humour dans les pensées de Minik ou même de Peary…
Chloé : Si, il y en a certaines que je n’ai pas inventées, mais j’avoue ne pas les avoir en tête précisément. Je pense que c'est cela aussi qui m’a fascinée chez ces peuples-là. Il y a peut-être une part de fantasme, parce que je n’y suis jamais allée… Dans tous les bouquins que j’ai pu lire sur les Inuits, il y a toujours une espèce de sens de l’humour bien particulier, qui est peut-être commun aux peuples qui vivent dans des conditions très difficiles. Même dans des situations tragiques, où ils connaissaient la famine. On a l’impression qu’ils s’en sortent aussi grâce à cela, grâce à leur cynisme et leur humour.

Quelle approche as-tu suivie pour la construction de ce récit ? Comment découpe-t-on et rythme-t-on une histoire pareille ?
Chloé : Bizarrement, je me raconte tous les dialogues dans ma tête. C'est le moment de grâce dans le processus de création d’une bande dessinée : on fait le story-board et au bout d’un moment on est quasiment en écriture automatique. Les 130 pages de story-board, c'était vraiment le meilleur moment finalement de mon travail. A un moment donné, je ne faisais pas de réflexion sur le rythme que la bande dessinée devait avoir. C'était une logique interne au personnage, que je ne maîtrisais même plus.

Pour la partie graphique, on sent que tu as mis plusieurs styles en mouvement. Il y a le style général du récit, il y a aussi les rêves de Minik, il rêve un petit peu dans un style un peu pictural, indigène. Et puis les extraits de journaux, où tu emploies un style un peu plu caricatural.
Chloé : Je remplis beaucoup carnets de croquis… Quand on regarde mon carnet de croquis – d'ailleurs cela me complexe un petit peu – je n’ai aucun style à moi. Selon ce que je veux raconter, j’adopte un style différent. Dans ma bande dessinée, c'était un plaisir d’avoir ces quelques pages de fantasme, de rêve, où je pouvais adopter un style différent. Sur 130 pages déjà pour un dessinateur, c'est plus agréable. Mais ce que je voulais raconter aussi en prenant des styles différents, c'est les images mentales qui évoluent selon son âge. Quand il est petit garçon, Minik a encore des références visuelles de son Groenland natal. Ensuite, quand il est plus vieux, à un moment donné il raconte comment il a chassé un ours, qu’il a été nourri des premiers films d’Edison. Il y a une notion de perspective, parce que dans les photos, dans les gravures du monde européen, cela change complètement les images mentales et donc les fantasmes que l’on peut avoir.

Tu uses beaucoup de l’outil informatique ?
Chloé : En fait, je fais un crayonné que je scanne. J'avoue que je suis incapable de faire un joli encrage, ça amollit mon dessin et je ne suis jamais contente du résultat. Du coup, je fais des bidouilles pour zapper cette étape-là. Je mets directement en couleur mon crayonné. Mais encore une fois, je n'ai pas de technique figée, peut-être que ça va encore évoluer pour la prochaine…

C'est du crayon gris ?
Chloé : Oui, du crayon tout simple, basic.

Quelles sont tes influences ?
Chloé : C'est difficile, j’en ai un milliard… Je suis très admirative de Christophe Blain. Sfar aussi, Emmanuel Guibert, avec sa série du Photographe. Moi aussi j'ai un petit peu la même démarche : Groenland Manhattan est mi-documentaire, mi-bande dessinée. Je trouve super que la bande dessinée évolue dans ce sens. C'est bien de mixer les genres. Sinon Goosens est un dieu pour moi, à tous les niveaux, humour, dessin, narration. Voilà pour les dessinateurs récents. Sinon, mes parents étaient bouquinistes à une époque, je pense que mon amour des livres historiques et des vieux bouquins s’est traduit clairement dans ce que je fais. J’ai ingurgité un petit peu de tout, sans faire de hiérarchie vraiment. J’ai lu beaucoup Charlie, Hara-kiri, ce genre de culture, plus proche de gens qui ont une cinquantaine d’années maintenant, parce que ce sont des vieux fanzines des années 1970. Mais je n'ai pas de snobisme dans mes goûts, et j'avoue que des fois je prends plus de plaisir à lire Capitaine biceps, Pifou ou des mangas un peu nuls que du Corto Maltese.

Si tu avais le pouvoir cosmique de devenir un autre auteur de bande dessinée quelques instants, comprendre sa démarche, comprendre son rêve, tu choisirais d’être qui ?
Chloé : C'est dur de n’en choisir qu’un seul. Pour l’état de grâce graphique, j’aimerais bien me retrouver dans la peau de Boucq. Le Bouncer, je trouve cela quand même assez incroyable. Je ne sais pas comment cela se passe. Ses personnages ne sont pas stéréotypés, il y a une vraie expression… On sent la poussière.

Plutôt Bouncer que Blueberry ?
Chloé : Plutôt Bouncer que Blueberry, oui quand même. J'ai une tendresse pour les dessinateurs qui représentent des personnages laids. Souvent, ce sont des belles héroïnes, des beaux héros et je trouve que Boucq, même ses héroïnes sont un petit peu vilaines. Je trouve cela assez attachant.

Si tu avais des bandes dessinées à conseiller, soit des dernières lectures, soit des incontournables, ce serait quoi ?
Chloé : L’année dernière, j'ai lu Journal d’un fantôme de Nicolas de Crécy, et j'ai trouvé ça incroyable. Je trouve que l’histoire est magnifique, vraiment. J'ai adoré cette bande dessinée. J’ai adoré Gus de Christophe Blain aussi. Toujours dans le style western décalé. C'est bizarre, c'est assez dans l’air du temps.

Quels sont tes autres projets, seule ou avec d’autres, signés ou non ?
Chloé : Là, j’essaye de caser mon nouveau projet encore chez Delcourt. Je vais parler de femmes qui ont voyagé à l'époque victorienne, vers 1850, des grandes voyageuses qui ont traversé la jungle. C'était une espèce de truc improbable à cette époque-là, parce qu’en 1850 ce n’était pas du tout des femmes émancipées, c'est-à-dire qu’elles refusaient de quitter leur corset, leur crinoline. Donc, j’aimerais raconter l’histoire d’une femme un peu psychorigide, un peu Nadine de Rothschild sur les bords, qui voyage dans un univers hostile. Là, par contre, pour le coup, ce serait une série, avec des personnages de fiction, bien que ce soit toujours ancré dans l’Histoire. Je m’inspire de personnages ayant existé.

Tu cherches à « donner du sens » à tes récits ou l’inspiration te vient en fonction des sujets. As-tu une démarche artistique déterminée ?
Chloé : Je ne veux pas dire que je veux faire passer de grands messages, parce que justement j’essaye de ne pas du tout être pontifiante. J’évite les grands discours philosophique. Ce qui m’intéresse en fait, c'est de décrire des destinées individuelles pour faire comprendre certaines choses. Je pense que sans insister sur dans le domaine, la destinée de ce petit esquimau, pour décrire les dangers du colonialisme, c'est mieux que des longs discours vagues et généraux. Quand j’étais au lycée, l’Histoire ne m’intéressait pas plus que cela. C'est après que j'ai découvert cela, parce que quand on est au lycée, les profs d’histoire sont super condescendants vis-à-vis de tout ce qui est anecdotique. Je trouve que c'est dommage. Justement, ces petites anecdotes, ces petites histoires en disent beaucoup plus. Quand on commence à fouiller dans l’Histoire, à s’intéresser à cela, il y a des perles incroyables. J’aimerais bien bosser avec un scénariste sur ces choses, mais pour l’instant les histoires que je lis, même le plus imaginatif des scénaristes n’aurait pas pu pondre des trucs comme cela.

Une dernière question : si tu avais le pouvoir d’une gomme magique qui te permette de retoucher quelque chose sur ce premier ouvrage, tu l’utiliserais ?
Chloé : Je suis une éternelle insatisfaite, donc je gommerais tous et je recommencerais.

Tu as mis combien de temps ?
Chloé : J’ai mis six mois. Ce n’est pas non plus énorme, mais le style évolue… J'ai l’impression que même les premières pages par rapport aux dernières pages, il y a une évolution. Donc, c'est clair que si je la refaisais maintenant, ce serait encore différent.

Merci Chloé !