Tanino Liberatore est un auteur illustrateur atypique. S’essayant à tous les arts, il a réalisé quelques bandes dessinées, des costumes pour le cinéma, des couvertures d’album de musique, des courts épisodes pour des comics et des peintures pour des rééditions de grandes œuvres littéraires. Le dessinateur de RanXerox n’a cessé d’évoluer dans son art et son trait puissant, moderne, choc et esthétique fait des étincelles. Pour comprendre l’étonnante flamme de vie qui se dégage de son style, nous avons rencontré le truculent Italien !
interview Bande dessinée
Liberatore
Bonjour Tanino Liberatore. Pour les lecteurs qui ne te connaissent pas encore, pourrais-tu te présenter ?
Tanino Liberatore : Je m’appelle Tanino Liberatore. Je suis Italien et je vis à Paris depuis plusieurs années, depuis 35 ans exactement. Je suis un dessinateur, un dessinateur tout court !
Tu as fait une entrée fracassante dans le neuvième art avec RanXerox. Imaginais-tu vivre un tel succès à l’époque ?
TL : Non je n’imaginais pas du tout ça. Stefano Tamburini étant le père du personnage, j’ai commencé à dessiner pour m’amuser. Ce n’était même pas un défi. Disons que c’était un personnage qui était dans la tête du scénariste mais ce n’était pas un grand dessinateur et il le savait. Au moment où on a changé de format – on est passé d’un fanzine à un magazine – on a franchi un stade un peu supérieur avec un support coloré avec beaucoup d’interventions journalistiques. Stefano m’a donc demandé si je voulais le faire car il fallait quelque chose de plus fort. Sincèrement, on y allait au « pif » car je n’avais jamais travaillé avec de la couleur. C’était une découverte pour moi aussi car je n’avais jamais utilisé cette technique. Quand j’ai fait les premières planches, j’avais presque peur de les montrer aux autres car je ne les trouvais pas tellement bien.
Pourtant, tu as trouvé ton style, un style quasi photographique qu’on reconnaît tout de suite aujourd’hui, non ?
TL : Ce n’est pas que j’ai trouvé mon style. J’ai mon style naturel. J’ai dessiné dans la façon dans laquelle je voyais les choses. Je ne crois pas que ce soit photographique mais plutôt réaliste ou expressif. Je ne calcule pas. J’ai dessiné comme cela à cette époque et maintenant, je fais des choses différentes. La seule chose qui est commune, c’est que je dessine comme je le sens. Cela a toujours été comme ça dans ma vie : je travaille avec mes tripes.
Tu as ensuite abandonné temporairement la BD pour vivre une expérience dans le cinéma. Peux-tu nous raconter cela ?
TL : Je n’ai jamais délaissé la bande dessinée car pour moi, la BD était un essai d’un moment, une envie. Je suis plus un illustrateur et c’est presque la BD qui m’a délaissé à ce moment là. Le cinéma a été vraiment un hasard. Je suis copain avec Alain Chabat et je travaillais dans ses studios qu’il me laissait gracieusement. Quand il a fait Astérix et Obélix : mission Cléopâtre, il y a eu un problème avec le costumier. Alain m’a donc demandé si je voulais faire les costumes de Cléopâtre d’abord puis des pirates. J’ai accepté car cela ne me semblait pas trop difficile et pas trop loin du travail que je faisais sur RanXerox car il fallait aussi inventer. Les costumes réels, on ne les connaissait pas vraiment alors ça m’a plu et je l’ai fait. Ça s’est arrêté là, même si j’ai fait, après, des petites choses toujours avec Alain. J’ai même dessiné tout un storyboard ainsi que les personnages pour un film italien, juste pour donner des idées visuelles sur le film. Je ne suis pas vraiment tenté par le cinéma.
Tu fais aussi des illustrations pour des albums de musique. C’est une autre de tes passions ?
TL : Non, c’est mon premier travail. J’ai commencé à travailler et à être indépendant en faisant des pochettes de disque. J’ai commencé en 1975 jusqu’en 1978 et j’ai fait ensuite de la pub. La musique a aussi été très importante dans ma vie.
Tu es même rentré dans l’univers des comics avec une histoire sur Batman. Comment cela s’est-il passé ?
TL :On m’a proposé une petite histoire de huit planches. J’étais suffisamment libre pour le faire : j’ai même fait un Batman avec du ventre ! J’ai justement vu le film avec Ben Affleck hier soir : lui, il n’a pas pris des muscles mais des kilos pour faire le rôle. Je trouve qu’il ressemblait bien à mon Batman ! C’était une belle expérience. J’ai fait deux choses pour les Etats-Unis : Batman et une petite histoire. J’ai vraiment apprécié ce travail car on me laissait libre. Je ne discute jamais avec le scénariste car j’ai peur qu’il m’enlève la dernière liberté que j’ai. Eux ont toujours été contents de ce que j’ai fait même si à la fin, c’est différent de ce qu’ils avaient imaginé.
Comment es-tu venu ensuite à illustrer des grands auteurs classiques comme Guillaume Apollinaire ou Charles Baudelaire ?
TL :Pour moi, c’était plus ou moins naturel. Je suis quelqu’un qui aime bien raconter les choses avec une image unique. La bande dessinée, quand je la fais, je la fais bien, mais ce n’est pas mon univers naturel. Ça me coûte beaucoup d’énergie. Et là, j’ai été confronté à des choses que j’aimais bien et dans lesquelles je me retrouvais parfaitement. C’était juste après l’album Lucy, l’espoir que j’avais fait avec une technique complètement différente parce que je l’avais travaillé à l’ordinateur. Revenir à mes origines en redécouvrant tous les médiums que j’utilisais à l’époque, ça a été vraiment un grand plaisir. J’ai commencé avec des auteurs connus car je voulais quelque chose qui soit quand même une continuité pour faire un album. Guillaume Apollinaire, je ne connaissais pas du tout et quand je l’ai lu, j’étais quand même un peu choqué même si je suis connu pour des choses extrêmes. Lui, il était dix fois plus extrême que moi ! En plus, ce sont des choses qui ne font pas partie de mon esprit. C’est pour cela que c’était un peu plus dur à dessiner. A la limite, si c’était sur des femmes mais là on parle de choses faites sur des enfants. Quand il y a des scènes de sexe, c’est plus du sang que du sperme et au début, ça m’a vraiment choqué. Après, je me suis dit que c’était un autre défi d’arriver à rendre tout cela sans que je puisse réellement faire ce qu’il a écrit. Car si je l’avais fait, je serais en prison maintenant ! C’était un vrai défi pour mon dessin qui est déjà fort d’habitude. Après, il y a eu Baudelaire car c’est un style de liberté avec beaucoup plus d’opportunités d’interprétation. Je me sentais plus libre et j’en suis très content. C’est pour moi une des meilleures périodes de ma vie artistique.
Aujourd’hui, tu publies des inédits que tu as récoltés depuis plusieurs années avec Petites morts et autres fragments du chaos ?
TL :Pas tout à fait. Video Clip est sorti en 1984 et c’était déjà un recueil d’histoires courtes. Maintenant, on l’a réédité mais en rajoutant toutes les histoires que j’ai faites après. Il n’y en a pas beaucoup mais il y en a quand même un peu. On a tout mis dedans : même les essais que j’ai faits au début ou les études que je faisais pour moi. Dès qu’il y avait une séquence, on l’a mis là-dessus. Je suis content car c’est un beau bouquin. De toute façon, je ne crois pas que je vais encore faire plusieurs BD. Ce n’est pas que je déteste ça, au contraire, mais je préfère faire ce que je suis en train de faire maintenant.
Tu seras plus dans l’illustration, désormais ?
TL : Oui des illustrations, des tableaux, des dessins et des choses comme ça. Je pourrai faire des Bd sous forme d’histoires courtes. J’aime bien au début faire de la BD, mais quand il faut commencer à encrer, à colorer, ça me tue. C’est vraiment beaucoup de travail. Pour moi, les dessinateurs de BD, ce sont les derniers vrais artistes qui restent. Les autres, les grands artistes contemporains, je ne sais même pas où sont les crayonnés. J’ai peut-être un discours réactionnaire là-dessus mais c’est ce que je pense.
Résumer ton style à du trash, de la violence et du sexe, c’est réducteur ?
TL : Ce n’est pas vraiment du trash. Quand on a fait RanXerox dans les années 80, on voulait montrer ce que l’on pouvait vivre à Rome tous les jours. Ce n’était pas un point de vue trash mais c’était presque la réalité. On a un peu exagéré avec un futur proche mais c’était presque du réalisme. En plus, il y a à l’intérieur plusieurs scènes qui ont vraiment existé. Je ne pense pas être un dessinateur trash. Peut être violent, mais pas trash. Je pense être un dessinateur réaliste car je ne vois pas le monde moins dur que ce que je dessine moi. Au contraire, je pense qu’il est encore pire. Quand tu vois aujourd’hui que les gens sont prêts à tuer juste pour qu’on parle d’eux dans les réseaux sociaux. On tue maintenant pour tuer, sans cause ni idéologie.
Effectivement, je pense que la puissance de ton dessin est aussi très poétique et va bien avec l’illustration de grands auteurs littéraires.
TL : Je suis tout à fait d’accord avec toi. Avec Les onze mille verges, je pense avoir réussi mon pari qui est de mettre en scène la réalité violente de l’écriture mais sans faire dans la vulgarité ou le trash. La chose qui me sauve, c’est ma passion pour le dessin. Il y a toujours derrière une recherche de l’esthétisme. C’est peut-être poétique comme tu dis, ce qui apaise un peu le sujet.
Est-ce que tu choisis toi-même le format de tes ouvrages ?
TL : Non, le grand format est presque un choix obligé. Avant, j’étais pratiquement un miniaturiste : je faisais un graphisme tout petit. RanXerox était presque en format A4. Maintenant, presque tous mes dessins et tableaux sont au minimum à la taille de 70 pour 1 mètre 15. C’est donc plus difficile d’en faire un format album.
As-tu de nouveaux projets d’illustration ou d’adaptation ? Peut-être une nouvelle collaboration avec Alain Chabat ?
TL : Il ne faut jamais dire jamais dans la vie mais je commence à avoir un certain âge maintenant et je suis plus lent quand je travaille. Je n’ai pas vraiment de projets pour l’instant. J’ai dans l’idée de faire un ensemble de tous mes plaisirs et de tout ce que j’ai voulu faire de fou dans ma vie et de l’illustrer mais pas sous une forme BD. Je dois encore réfléchir. On me dit que je suis très lent mais ce n’est pas vrai : je dessine très vite. Cependant, j’ai besoin de temps pour trouver le bon sujet, le bon cadrage … Après, pour le réaliser, je vais vraiment vite. Il faut donc d’abord que je trouve la bonne forme pour ce projet.
Si on te donnait le pouvoir cosmique de rentrer dans le crâne d’un auteur, qui serait-ce et pour y trouver quoi ?
TL : J’aimerais bien rentrer dans la tête d’une femme plus que d’un auteur ! Je suis moi-même un auteur donc cela m’intéresse moins. J’aime bien laisser les auteurs tranquilles car on est tous différents et j’aime bien la diversité. Par contre, comprendre une femme, ça j’aimerais bien !
Merci Tanino !