Originaire du Laos, imprégnée de culture fantastique, Lui Hui Phang a été une première fois mise en lumière lors de l’édition d’Angoulême 2006, où son Prestige de l’uniforme (avec Hugues Micol au dessin) était nominé. Curieuse et innovante par nature, elle aime l’expérimentation et trouve souvent les justes biais créatifs, comme celui qui a permis de révéler le Louvre Lens en BD, à travers la dramaturgie de son passé (L’art du chevalement)… et – évidemment – les fantômes !
interview Bande dessinée
Loo Hui Phang
Bonjour Loo. Peux-tu raconter en quelques mots tes débuts en bande dessinée afin de mieux faire connaissance ?
Loo Hui-Phang : Auteur, écrivain et scénariste, je suis arrivée à la bande dessinée par accident. J’ai fait des études de lettres modernes et j’ai étudié la théorie du cinéma en faculté. La narration visuelle – presque physique – m’a toujours beaucoup intéressée. Après mes études à Caen, je suis montée à Paris. J’y ai rencontré des auteurs de l’Association (Ph. Dupuy, Ch. Berberian, David B…) et j’ai commencé à fréquenter le petit milieu de la bande dessinée. En parallèle, les éditions Casterman m’ont proposé d’écrire des livres pour enfant (avec Jean-Pierre Duffour au dessin). Mais je souhaitais réaliser quelque chose de plus adulte où je pourrais coucher mes obsessions (sic). Est arrivée la collection Tohu-Bohu et Panorama (avec Cédric Manche aux éditions de l’Atrabile), mon premier roman graphique et premier tome d’une trilogie, poursuivie depuis avec J’ai tué Geronimo et qui se terminera bientôt par L’île nue…
La consécration est venue avec la nomination au festival d’Angoulême 2006 du Prestige de l’uniforme album de superhéros décalé réalisé avec Hugues Micol au dessin…
Loo Hui-Phang : Les premières bandes dessinées que j’ai lues ont été des revues américaines, Strange, Titans, auxquelles étaient abonnés mes cousins. Ces lectures de garçon et ces histoires de métamorphoses me fascinaient. Moi qui connais personnellement cette question de double identité – je suis d’origine sino-vietnamienne, née au Laos, arrivée en France à l’âge de 1 an – je m’y retrouvais complètement. J’ai donc toujours eu le fantasme d’écrire une histoire de super héros, mais à ma manière, en privilégiant la psychologie des personnages (a contrario du « tout action » habituel). J’ai voulu montrer les difficultés de vivre une double identité de super héros au quotidien.
Le fantastique – et le lien intime qu’il entretient avec la réalité – est omniprésent chez toi, voire incontournable…
Loo Hui-Phang : Dans la culture bouddhiste, les frontières entre rêve et réalité sont beaucoup plus poreuses qu’en Occident. Par exemple, mon père – qui est pourtant quelqu'un qui ne s’intéresse qu’aux faits, actualités et ne regarde jamais de fiction – raconte le plus simplement du monde qu’il a vu des fantômes. Au Laos, d’autres gens m’ont dit aussi des choses semblables, comme si elles faisaient partie intégrante de leur réalité quotidienne. Cette sensation étrange de vivre une fiction, de toucher l’impalpable, c’est fascinant ! Peut-on attendre une vérité de ces moments-là ? Une chose est sûre pour ma part : j’atteints mieux la vérité par la fiction. Je ne pourrai jamais écrire une stricte autobiographie (au sens factuel du terme). Les histoires fantastiques que j’écris m’aident à dire les choses. Cent mille journées de prières (avec Michaël Sterckeman) c’est un peu de moi, mais beaucoup de fiction…
Ta collaboration avec Philippe Dupuy a débutée avec Une élection américaine>, une sorte d’ovni…
Loo Hui-Phang : Une élection américaine est arrivée un peu par accident. Lors d’un voyage ensemble en 2004 aux Etats-Unis, nous nous sommes retrouvés en pleine campagne présidentielle. A l’origine, j’étais partie pour rencontrer le monde des drag-queens. Mais les événements nous ont dépassés et les gens nous ont dit et montré beaucoup plus que cela, sur eux et sur la politique en particulier. A notre retour, on a donc décidé de réaliser un livre sous une forme très libre mêlant photos, dessins, textes, etc. afin de coller au plus près de ce qu’on avait vécu. Philippe a dessiné de manière différente qu’à son habitude, presque comme une sorte d’écriture. Puis, lorsqu’on a réalisé Les enfants pâles, je l’ai poussé encore à faire évoluer son trait au fil des pages, à trouver des codes moins académiques, plus personnels et novateurs. J’avais des références comme celle des peintres Balthus, Gustave Doré…
Votre dernier album L’art du chevalement donne une idée de l’intérêt que vous portez à l’art en général…
Loo Hui-Phang : L’art du chevalement c’est à l’invitation des éditions Futuropolis et du Louvre autour du projet d’ouverture d’une annexe à Lens. Nous avons trouvé intéressant cette sorte d’oxymore entre la ville de Lens et l’image véhiculée par le musée. Le projet semblait recéler en lui-même une dramaturgie comme un mélange des contraires. Mais nous avons eu rapidement l’intuition que des choses se rejoignaient et que de là naissait une rencontre. L’image de la descente des mineurs au fond de la mine, pour remonter ensuite dans la difficulté à la lumière, fait ainsi penser au travail de l’artiste qui va chercher au plus profond de lui quelque chose de caché dont il accouchera avec une certaine âpreté.
Tu as participé en 2012 à une expérience atypique en gare de Val d’Europe RER : quelle relation as-tu avec ton lecteur ?
Loo Hui-Phang : C’est important pour moi de ne pas refaire les mêmes choses. On ne raconte pas la même chose au cinéma, au théâtre, en bande dessinée, etc. ou du moins de la même manière. Le type de support artistique induit un type de narration. Souvent j’ai des histoires en tête et je me demande quelle serait la manière la plus pertinente de les raconter (…). L’expérience à la station RER de Val d’Europe a été dirigée par un artiste argentin, Mariano Pensotti, et avait pour thème la perception de la réalité. Plusieurs auteurs – dont moi-même – étaient assis à observer les quais très fréquentés à imaginer des histoires autour des inconnus qui défilaient devant nous. Nos textes étaient projetés en direct sur grand écran et tous pouvaient alors découvrir ce qu’on écrivait sur lui-même ou sur son voisin d’à côté. Cela a bien fonctionné et créé une sorte d’interaction complice – un processus de séduction presque – entre auteurs et public, modifiant tour à tour leur manière de se conduire et notre manière d’écrire (…). C’était très différent de ma manière traditionnelle d’écrire enfermée dans un bureau. Ce qui m’intéresse d’habitude c’est d’atteindre une sorte de vérité quelque peu égocentrique. Ensuite, je fais confiance au lecteur pour recevoir et comprendre mon œuvre. Si la rencontre ne se fait pas, je le regrette, mais cela ne dépend plus de moi. La fiction est pour moi un processus de création avant tout et non de séduction.
Quelles sont tes références et sources d’inspiration ?
Loo Hui-Phang : En bonne littéraire, je citerai d’abord des écrivains comme Rimbaud pour la manière dont il a eu de vivre jusqu’au bout son écriture, Duras pour l’Indochine qui résonne en moi, Anaïs Nin pour le fait d’assumer étrangement et pleinement sa féminité. En bande dessinée, j’aime donc les comics américains, les auteurs de l’Association et je citerai Daniel Clowes et l’album Comme un gant de velours pris dans la fonte (Edition Cornelius, 1999).
Si tu avais le pouvoir de te téléporter dans la tête d’un autre auteur, chez qui élirais-tu domicile ?
Loo Hui-Phang : J’aimerai bien être dans la tête de David Lynch. Ses films me donnent l’impression d’une certaine radicalité expérimentale jusqu’à procurer des sensations vertigineuses. Et moi, ce que j’aime en bande dessinée, c’est lorsqu’elle s’échappe d’elle-même. La bande dessinée devient d’autant plus intéressant qu’elle ne se replie pas sur elle-même et s’accouple avec d’autres formes d’expressions artistiques. Ceux-sont les gens qui osent qui m’intéressent le plus !
Merci Loo !