Son nom est synonyme de légende pour les amateurs de comics. Depuis les années 70, Richard Corben s'est construit un monde personnel, où l'effroi et le fantasme se côtoient au travers d'un travail graphique inédit. Avec des techniques aussi différentes que l'aérographe, l'informatique ou la peinture, il a révolutionné la narration visuelle sans se départir de lisibilité, à une époque où certains prônaient la technique au détriment de l'histoire. Ses titres sont légendaires : Den, Temps déchiré et des participations à la revue Métal Hurlant. Ces dernières années, il s'est aussi illustré par des collaborations prestigieuses avec Brian Azzarello (Cage, Hulk, Hellblazer), Garth Ennis (The Punisher) et Mike Mignola (sur Hellboy). On a tout dit sur ce génie : qu'il était fou, qu'il vivait en ermite ou qu'il était insociable. Il n'en est absolument rien, puisque cet artiste qui esquive parfois les mondanités a accepté de répondre fort gentiment à nos questions, pour ses fans français. Profitez-en car il est aujourd'hui très rare d’entendre Mister Corben parler aussi sincèrement de son métier et de ce qu'il aime…
interview Comics
Richard Corben
Parmi les auteurs de votre génération, vous avez connu moult modes d'édition (fanzine, underground, éditeurs pour adultes auto-édition, mainstream) et pourtant vous semblez avoir toujours choisi vos sujets. Comment avez-vous fait vos choix ? Par instinct, pour la complexité morale qu'ils présentent ?
Richard Corben : Dans le meilleur des cas, je choisis toujours le sujet que je veux faire. Dans ma carrière, cela a été le cas à de très nombreuses reprises et je suis conscient que cela soit une vraie chance. Mais en d'autres temps, il y eut des temps difficiles, et j'ai dû dénicher du travail pour des raisons économiques. Mes choix se portent habituellement sur des histoires d'épouvante et des aventures fantastiques, pour mon plus grand plaisir.
Votre style est toujours original. Comment le décririez-vous ?
Richard Corben : J'ai toujours peur lorsque quelqu'un me demande cela. Vous êtes attachés à une réponse entière. Tout le monde voudrait penser que nous avons un style propre… mais il est avant tout un mélange de beaucoup d'influences, dont certaines qu'on ignore nous-même. Je crois pouvoir dire que j'ai un style réaliste, mais comme j'entre dans une histoire par le dessin, je suis souvent excité par une certaine action, un caractère ou même une émotion qui permet ainsi de mettre l'accent sur des choses ou même de les exagérer, comme ses yeux ou ses mains par exemple. Je ne vois pas les changements que je concrétise comme une variation du réalisme.
Vous êtes une source d'inspirations pour beaucoup d'auteurs. Mais vous, qui vous inspire ?
Richard Corben : Mes goûts concernent surtout des personnes disparues. En ce moment, je suis inspiré par M. R. James, Ramsey Campbell, H. P. Lovecraft et Clark Ashton Smith.
Vous considérez vous d'abord comme un conteur ou comme un dessinateur ? Le dessin est-il le véhicule de la narration d’une histoire un prétexte pour dessiner ?
Richard Corben : Je crois que je pencherais plutôt pour être un narrateur et pas un artiste visuel. Toutes mes attentions vis à vis d'une histoire concernent la meilleure façon de décrire l'action de la scène. Si cela doit être proche ou éloigné, l'angle de vue, l'éclairage, je choisis tout ça à la façon d'un réalisateur de film. Il y a un temps où j'ai essayé de lutter contre tout ça pour ne plus penser qu'au dessin. Je me suis donc mis à enchaîner des images en altérant les événements qui se produisent auparavant et après. Il y a d'autres artistes, que j'admire profondément, qui se concentrent uniquement sur la qualité de leur dessin. Ils réussissent à disposer ainsi plusieurs images sur une page avec une qualité intemporelle. Je ne pense pas que cette approche est la bonne. Elle ne fonctionne pas avec tout le monde et représente ainsi une qualité de leur art.
On vous retrouve souvent et récemment sur Hellboy. Vous avez réalisé un excellent épisode se déroulant au Mexique (dans le tome 12), votre narration y est très différente...
Richard Corben : J'ai un énorme privilège de travailler avec Mike sur Hellboy. J'ai appris beaucoup de choses sur l'écriture et sur le dessin au travers de cette expérience. Les scripts de Mike sont quelquefois très précis et à d'autres, ils me permettent d'insérer mes propres idées. Dans le cas de cette histoire, Mike m'a fait parvenir beaucoup d'articles, de références et de documents en lien avec la « culture Lucha Libre ». J'ai moi-même approfondi mes recherches. J'ai regardé beaucoup de films sur le catch acrobatique qui m'ont aidé à illustrer les mouvements des lutteurs. J'ai apprécié faire ce livre, énormément.
Pour beaucoup, votre nom est légendaire, une référence dans les comics fantastiques ou horrifiques. Que pensez-vous d'un tel statut et de la passion des lecteurs à votre encontre ?
Richard Corben : Je suppose que si vous pouvez vivre assez longtemps et que vous êtes le dernier de vos contemporains, à ce moment-là, vous devenez une légende. J'apprécie vraiment les gens qui suivent mon travail. Sans eux, je ne serais pas capable de dessiner les comics que j'aime. Je ne suis pas une personne publique et je suis timide depuis toujours. Je vais rarement à des conventions et lorsque j'y vais, j'y suis incognito. Je ne donne jamais d'interviews. Au début de ma carrière, je participais à beaucoup de festivals locaux et régionaux, où on me parlait de choses que j'ignorais ou sur lesquelles je n'avais pas beaucoup réfléchi. J'ai rapidement pensé qu'il serait mieux de ne plus m'y rendre parce que voir certains de mes propos dans des médias, me rappelait le cancre que je suis.
Durant votre carrière, vous avez travaillé sur différents types d'histoires (horreur, fantastique, science-fiction, thriller, super héros...). Reste-t-il un genre que vous n'avez pas exploré et que vous rêveriez d'approcher ?
Richard Corben : J'ai surtout fait les histoires que j'ai voulues, avec quelques belles exceptions. Je ne pense pas être le meilleur dans le registre des super héros ou de la jeunesse. A certaines périodes, j'ai dû m'essayer à ces genres qui m'étaient proposés et j'ai essayé de faire le meilleur. Aujourd’hui, j'ai eu beaucoup de chance et j'ai pu m’adonner à des récits qui me plaisaient, ou encore mieux, que j'ai pu écrire. Maintenant que je repense à votre question, cela peut être le moyen d'inventer de nouvelles techniques ou une nouvelle façon de raconter les histoires. Les éditeurs et les maisons d'édition attendent souvent quelque chose de très précis de ma part. Si je suis audacieux, que j'utilise une technique différente ou apporte un nouvel angle de vue, ils n'aiment pas. Donc au final, je peux être créatif et essayer de nouvelles choses mais pas trop nouvelles quand même.
Lisez-vous des bandes dessinées ?
Richard Corben : Dernièrement, je n'ai pas lu de bandes dessinées. Je n'ai pas trouvé le moyen de découvrir des albums disponibles et susceptibles de me plaire. Il y a des années, quand mon travail était distribué en Europe, mon éditeur à Barcelone m'envoyait des albums. Dans ceux-ci, j'ai découvert certains génies comme l'argentin Alberto Breccia ou El Toppo. Malheureusement, leurs travaux ne sont pas distribués aux USA.
Quelle est la question que l'on ne vous a jamais posée et à laquelle vous mourrez d'envie de répondre ?
Richard Corben : Je voudrais que l'on me demande sincèrement comment vous, Monsieur Corben, vous êtes devenu multimillionnaire grâce à votre dessin. Hélas, on ne peut me poser cette question que comme une blague, car aujourd'hui, si on me la pose, je demanderais de quelle planète vous pouvez venir !
Si vous aviez le pouvoir cosmique de visiter le crâne d'un autre auteur pour comprendre son art, ses techniques... qui choisiriez-vous ?
Richard Corben : Les techniques artistiques utilisées dans les bandes dessinées sont bien connues, de même qu'en peinture. Ce qui serait le plus intéressant serait de comprendre le processus de pensée et l'inspiration conduisant au résultat final. Par exemple, les artistes historiques ont une idée claire de ce qu'ils voulaient et des techniques à employer. Le peintre néerlandais Jan Vermeer en est un très bon exemple. Beaucoup d'ouvrages ont décrit ses travaux et tous concordent que Vermeer est un artiste brillant et unique. Mais que se passait-il dans sa tête lorsqu'il peignait ? Tous les imitateurs ont échoué. Il peut être plaisant de parler indéfiniment de techniques, mais je ne crois pas que nous puissions jamais comprendre pleinement son art.
Merci énormément Richard !
PS : Un remerciement tout spécial à Étienne Le Roux, l'un de ses plus grands fans, qui a participé à l'élaboration de cette interview ! !