L'histoire :
En 1996, à Longjing, ville de la province de Jilin, en Chine. Dans la petite chaumière d'Oksun et de son mari, il règne ce jour une agitation inhabituelle. La vieille dame a décidé de quitter temporairement son mari malade. Elle quitte également son fils, qui est sourd, et s'inquiète du sort de sa belle-fille qui va avoir bien du travail : compenser le handicap de son mari, faire face au peu d'autonomie de son beau-père... Mais elle a confiance, sa belle-fille est une femme de devoir. Oui, ce jour-là est si particulier que bon nombre de villageois sont venus la saluer et lui témoigner leur respect. Oksun va en effet retourner en Corée, son pays natal qu'elle a quitté il y a 55 ans et dans lequel elle n'est jamais revenue. Deux heures de vol. 55 ans... Oksun a en effet accepté d'aller vivre un temps dans la maison de partage de Gwangju, un établissement dans lequel logent celles qui ont servi comme esclaves sexuelles de l'armée japonaise, situé à quelques heures de Séoul. On y trouve également un musée : The Museum of Sexual Slavery by Japanese Military. Là-bas, Oksun ira témoigner de son histoire, même si plus d'un demi-siècle s'est écoulé...
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Initialement publié en 2018 chez Delcourt, l'ouvrage était depuis épuisé... Le revoici dans une nouvelle édition chez Futuropolis ! Keum Suk Gendry-Kim est une autrice coréenne venue assez tardivement à la BD. En France, avant cette parution, elle s'est fait connaître par son travail de traductrice (plus de 100 mangas traduits) et comme auteur par le biais des éditions Sarbacane. Avec Les mauvaises herbes, elle signe à l’époque chez Delcourt et délivre un bouquin d'environ 480 pages, aussi épais que profond. Son regard de femme contemporaine et celui qu'elle porte sans doute aussi sur l'histoire de son pays ne peuvent être que les sources de cette histoire de vie à la violence inouïe. Une violence subie mais jamais admise par Oksun, enfant vendue et revendue qui connut la faim et les privations constantes avant d'être exploitée, alors qu'elle n'avait pas encore 16 ans, comme un corps mis à disposition des soldats japonais ayant envahi son pays. C'était en 1943, mais les Japonais occupaient le pays depuis déjà plus de 10 ans... Alors on remonte le cours de la vie de souffrance de cette femme, mais sans jamais sombrer dans le pathos. Le dessin épuré, les formes rondes des visages, tranchent avec des paysages ruraux aux encrages épais, qui traduisent la désolation de cette enfant et de l'immense majorité de la population de son pays. Le sort qu'on lui réserve est tellement atroce que le procédé narratif en appelle à la suggestion : le visage des soldats est sans trait, leur corps se réduit à des silhouettes fantomatiques, comme si la psyché d'Oksun niait leur existence pour ne pas sombrer dans la folie autodestructrice... Alors le prisme de cette vie violée des milliers de fois conduit aussi l'auteur à nous rappeler les faits : les centaines de milliers de morts par le travail forcé, les centaines de milliers d'exilés au Japon, les 100 000 coréens tués quand les deux bombes atomiques ont frappé l'Empire du Soleil Levant, parce qu'ils étaient prisonniers de guerre malgré leur statut de civils. L'horreur de la guerre, l'horreur que les hommes se réservent, n'épargnant ni femmes ni vieillards, ni même les enfants. Et la dignité de cette femme devenue vieille, qui puisa la force on ne sait où pour survivre et ne pas succomber à la tentation du suicide. Voilà, cette histoire ne peut laisser personne insensible. Partout dans le monde, il est nécessaire de ne pas renoncer au devoir de mémoire. Keum Suk Gendry-Kim honore la mémoire des coréennes que leur pays a mis à disposition des soldats japonais et, ce faisant, participe au devoir de mémoire de sa nation. Elle amène une pierre aussi sombre que belle à ce devoir universel. Un livre beau et puissant qui véhicule également beaucoup d'humanité, l'histoire d'une survivante... Un de ces bouquins remarquables et tout simplement inoubliables.