L'histoire :
En février 1993, la jeune Valérie Mangin fait une prépa au lycée Henri IV pour entrer à l’Ecole des Chartes parisienne. Malgré la pression des études, elle trouve le temps de farfouiller dans les rayonnages des occasions BD chez Gibert. Elle y trouve un album qu’elle ne connaissait pas, dont le dessin est signé Griffo et le scénario signé d’un homonyme ! Cela semble raconter une mise en abyme de la vie de Balzac. Curieuse, elle l’achète, rentre à son foyer, le feuillette et s’endort, assommée par les antidépresseurs. A son réveil, l’album a disparu… Dans les semaines et les mois qui suivent, elle essaie de le retrouver dans les bacs des libraires… en vain. L’album n’existe même pas dans la base de données de la Bibliothèque de France ! La vie de Balzac la pique néanmoins au vif et elle en fait le sujet de sa thèse, qu’elle déroche brillamment au printemps 98. A la même époque, elle déniche pourtant avec stupeur le tome 2 d’Abymes chez son libraire : même scénariste homonyme, même principe de la mise en abyme, mais cette fois avec Loïc Malnati au dessin et racontant un film de Clouzot portant sur… la vie de Balzac. Alors qu’elle s’apprête à l’acheter, le bouquin disparait une nouvelle fois ! Quelques jours plus tard, elle rencontre un auteur de BD, Denis Bajram, en dédicace. Elle en tombe immédiatement amoureuse, s’arrange pour obtenir son téléphone et lui donne un rencart…
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Bien que vertigineux, le processus de mise en abyme est relativement simple à comprendre… beaucoup moins à embrasser dans toute ses dimensions. L’ambition de Valérie Mangin et de Denis Bajram, auteurs partenaires et couple à la ville, était donc énorme avec Abymes. Il s’agissait de jouer pleinement du procédé, au sein d’une trilogie dans la collection de prestige Aire Libre de Dupuis. Pari gagné avec ce troisième opus qui pousse dans ses extrêmes le jeu de miroirs. Rappelons que le premier tome mettait Balzac en proie au récit feuilletonesque et non désirée de sa propre vie. Le second volume montrait Clouzot filmant cette histoire de Balzac, lui-même victime d’une mise abyme. Comme le promet la couverture et pour satisfaire totalement à l’exercice, les auteurs se mettent donc eux-mêmes en scène depuis le début de leurs vies d’adultes, jusqu’à nos jours, en passant par l’intimité de leur histoire d’amour. Et ils sont la cible d’un destin pré-écrit par la BD que le lecteur est lui-même en train de lire ! Ils assument donc leurs prétentions avec une logique implacable… En soi, le cadre du récit n’a donc rien de spectaculaire : les deux auteurs évoluent dans leur vie de tous les jours, et vivent les pérégrinations professionnelles que leur fan-club a découvert dans Bajram, destructeur d’univers : à Paris, Bruxelles et Bayeux. La tension psychologique requise par la promesse du thriller est donc de nouveau injectée par le phénomène mystérieux de leur propre vie qu’ils découvrent retracée dans une œuvre… de BD, cette fois. Encore logique. Or plus on avance et plus on se demande comment, après autant de pirouettes intrigantes, Mangin va pouvoir retomber sur ses pieds. Inattendu, le final est astucieux et somme toute cohérent ! La boucle est bouclée et avec la manière ! Le final culotté et jouissivement mégalo n’est pas rappeler aussi une certaine autre série culte de SF signée du sieur Bajram… Cette trilogie fait d’ailleurs sens avec les précédentes œuvres de Bajram, telles que UW1 (les paradoxes temporels) ou Trois Christ (le parallélisme des possibles). Elle s’inscrit dans un processus global de réflexion autour du médium BD et de la confusion de la fiction avec la réalité. Certains regretteront peut-être que le dessinateur ait pris cette fois le parti de retoucher et recomposer allègrement des clichés photos de son environnement. Mais là encore, le procédé fait pleinement écho au principe de mise en abyme ; et le traitement infographique englobe le tout sous une « patine » légèrement granuleuse tout à fait raccord et cohérente. Peu de bidouilleurs ‘toshopiens savent parvenir à un résultat aussi probant et c’est bien sur ce plan que se situe aujourd’hui la virtuosité du dessinateur. Au passage, il livre moult caricatures de son petit monde. Les gros amateurs de BD s’amuseront ainsi de croiser Griffo, Arleston, Thierry Bellefroy, Mourad Boudjellal ou leur libraire du coin… et peut-être vous, regardez bien !