L'histoire :
Palma de Majorque, années 80… Gabi aime dessiner. Il aime aussi laisser gueuler son copain Benjamin pendant plusieurs minutes dans la rue avant de daigner poser son museau à la fenêtre pour savoir ce qu’il veut. Cette fois, il propose un billard ou un baby-foot. Et puis fumer quelques cigarettes qu’ils achètent à l’unité. Pour tout ça, il faut toujours un peu d’argent. Benjamin et Gabi ont une combine incroyable pour en glaner un peu : ils proposent aux nombreux marins nord-américains dont les porte-avions font escale dans l’île, de leur trouver une femme pour une heure ou deux. Les deux amis connaissent en effet parfaitement le quartier où l’on peut trouver des prostituées : ils y vivent toute l’année et la plupart des mères de leurs copains le sont ou l’ont été. A eux les dollars, mais pas seulement. Il s’agit aussi de fuir l’appartement, les scènes de ménages et l’enfermement galopant. Et puis parfois, on peut même tomber sur des marins sympas qui offrent gîte, couvert et évasion. Et s’évader du quartier, c’est le seul moyen de ne pas y crever. Benjamin l’apprendra, lui, quelques 15 années plus tard, en finissant sa vie au fond des toilettes d’un parking, victime d’une overdose…
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Un peu comme l’avait si habilement fait Carlos Gimenez avec sa poignante série Barrio. Ou encore comme le fait Samuel Benchetrit dans Chroniques de l’asphalte, une série de romans particulièrement balancés prévus en 5 mouvements. Gabi Beltrán se met lui-même en scène pour nous gifler ses souvenirs d’ado. Des souvenirs qui ont l’odeur de son quartier. Pas celle du Barrio de Madrid des années 50 de Gimenez, ni celle de l’asphalte de banlieue de notre romancier français. Mais celle du « barrio chino » de Palma de Majorque au début des années 80. Mêmes odeurs en tous cas : celle de la nostalgie douloureuse ; celle de l’emprisonnement ; celle de l’amitié et du tourbillon d’emmerdes dans lequel il est difficile de ne pas se laisser entraîner. Beltrán, lui aussi, décline son récit à la faveur d’anecdotes découpées en chapitres, pour une immersion totale et sans concession. Il pioche à volonté dans ses souvenirs. Ni les plus glorieux, ni les plus sordides mais ceux, sans conteste, capables de bien sertir son adolescence au sein du quartier. Ainsi Gabi combine avec les marins américains, dessine, livre des bouteilles de blanc au vieux Paco. Il travaille dès l’aube, roule et fume des joints, vole, boit, se frotte aux différences sociales et passe sa première nuit entre les cuisses d’une prostituée. Il y a surtout les copains à l’espérance de vie éphémère et la famille, premiers piliers de l’emprisonnement au sein de ce trou sans lumière. Enfin, il y a cette inexorable envie de liberté, ce besoin d’aller nager plus loin que le fil de l’horizon pour laisser l’île se démerder sans lui… Sensible, l’ensemble capte avec émotion, laissant suggérer progressivement la courbe qu’aurait pu prendre la destinée de l’auteur. On aime alors cette manière de faire, confidente, livrée à une voix-off écrite avec soin et laissant le trouble du souvenir nous dicter sa partition. Un sentiment renforcé par le travail de Bartolomé Segui qui pose son dessin avec justesse sans chercher à voler la vedette au récit. Et qui prouve ainsi, une fois encore, son incroyable capacité d’adaptation.