A peine quelques jours après la sortie de leur dernier album Lumière Noire, nous avons profité du festival Quai des Bulles de Saint Malo, pour partir à la rencontre de Claire Fauvel et de Thomas Gilbert. Dans leur dernier roman graphique, ils explorent un univers riche en thématiques, qu’ils ont entièrement réalisé à quatre mains, tant dans le scénario que dans les illustrations. Deux artistes qui mélangent leurs influences, leur art, pour créer une œuvre unique, où l’on retrouve leurs styles, mais où nous ne parvenons pas à distinguer qui a fait quoi exactement. Nous avons voulu en savoir plus sur leur collaboration !
interview Bande dessinée
C.Fauvel & T.Gilbert
Réalisée en lien avec les albums Lumière noire, Les Filles de Salem, Nos corps alchimiques, Phoolan Devi, reine des bandits, La Guerre de Catherine, La Nuit est mon royaume
Bonjour Claire Fauvel, bonjour Thomas Gilbert, avant de commencer est-ce que vous pouvez vous présenter pour les lecteurs qui ne vous connaissent pas encore ?
Thomas Gilbert : Oh ! Commence toi !
Claire Fauvel : Claire Fauvel, autrice de bande dessinée, et voilà, ça fait quelques années que je fais de la bande dessinée. Je sais même plus, je crois que c'est mon 5ème album. J'ai une formation dans le cinéma d'animation à la base, mais très rapidement je suis partie dans la bande-dessinée, parce que j'avais envie de raconter mes propres histoires. Voilà. Et première collaboration dessinée avec Thomas !
Thomas Gilbert : Donc moi, Thomas Gilbert, auteur de BD depuis un certain temps en fait, quand même, maintenant, hélas... et je fais plein de livres, parce que j'ai besoin de faire des livres, et que je sais faire que ça ! Donc voilà c'est pas mal !
Vous avez signé ensemble Lumière noire, un roman graphique publié chez Rue de Sèvres, est-ce que vous pouvez nous en parler un petit peu ?
Thomas Gilbert : Alors Lumière noire je dirais que c'est un livre qui parle de comment s'engager dans le monde, dans un premier temps, est-ce qu'on est d'accord ?
Claire Fauvel : Oui jusque-là tout va bien !
Thomas Gilbert : Qui parle aussi d'art, comment l’art s'engage dans le monde, et comment ne pas se faire déborder par ce qui se passe en ce moment dans nos sociétés, on va dire.
Claire Fauvel : Oui, c'est un album qui mêle plusieurs thématiques, je trouve que tu as bien résumé les questionnements des artistes. En période de crise quel est le rôle des artistes, comment s'engager, comment ne pas céder à la peur. C'est une histoire d'amour aussi, en plus de ça on peut ajouter, teintée de fantaisie.
Vous abordez pas mal de thématiques, c'est très riche, avec des thématiques très contemporaines comme l'écologie notamment. C’étaient des sujets qui vous tenez à cœur ?
Thomas Gilbert : Vas-y toi...
Claire Fauvel : Non mais vas-y toi !
Thomas Gilbert : Disons que c'est ce qu'on disait un peu tout à l'heure, et que ça a mis un peu le focus, pour moi en tout cas, c'est qu'en fait ça a l’air riche parce que toutes ces thématiques elles se rejoignent. Donc on a l'impression qu’on picore un peu des idées, qu'on parle à la fois du capitalisme, de la crise aujourd'hui, sociale, du rapport qu'on a aux migrants, à l’Etat qui se durcit. Mais en fait, on dirait qu’on met ça un peu comme ça, mais en fait pour nous c'était une même énergie de dire que, bah ouais, comment notre monde est en train de devenir très sombre, et je pense que ce sont les mêmes enjeux au final.
Claire Fauvel : On est dans un système global qui est inégalitaire, on a le sentiment avec Thomas que toutes les luttes se rejoignent, et que c'est que en luttant, en faisant converger les luttes qu'on va réussir à faire changer les choses. Et du coup on a chacun plusieurs thématiques qui nous tiennent à cœur, mais voilà on a eu envie de parler un petit peu de tout, et surtout aussi des thèmes qui touchaient particulièrement Paris, vu que l'histoire se passe là. Donc c'est pour ça qu'on insiste notamment pas mal sur, par exemple, les violences policières, parce qu’ayant vécu des manifestations à Paris, on était très touchés par ça par exemple.
Comment avez-vous fonctionné pour créer ce livre, qui est comme une fusion de vos talents…
Claire Fauvel : En tout cas déjà, je pense qu'on avait envie de travailler ensemble à la base, parce qu'on avait des thèmes communs, des choses qu'on aimait tous les deux. Et par exemple, dès le départ on savait que même si on voulait aborder des thèmes un peu contemporains, on ne voulait pas que ce soit une BD sociale, trop réaliste, donc on avait envie de mettre du fantastique, de la magie, du rêve. Je pense que c'est des choses qu'on aime bien tous les deux, ce côté fantastique, pas trop réaliste, et voilà du coup déjà, on a parlé de nos envies communes. Et très rapidement je pense, on a trouvé les thèmes qui nous plaisaient à tous les deux et ensuite l'histoire précise on l'a construite un peu au fur et à mesure en s'inspirant du quotidien, de ce qu'on voyait autour de nous, et de notre quotidien à nous aussi je pense pour raconter le rapport entre les artistes.
Thomas Gilbert : Ouais je pense que pour ce qui est de la structure vraiment du récit, ça s'est fait comme ça, donc c'était quand même assez précis vu qu'après on a travaillé tous les deux chacun sur une partie. On devait avoir une base assez précise pour ensuite travailler chacun avec plus de liberté sur nos parties, quitte à y revenir dans un troisième temps, pour après faire que tout se tienne en un seul récit quoi. Ça c'était vraiment en amont, on a fonctionné comme ça.
Claire Fauvel : Je pense que c'est aussi pour ça que c'est un récit un peu éclaté, parce qu'on l'a construit comme ça, en apportant chacun des envies, des idées, et forcément c'est un peu un récit à tiroirs, ça vient du fait qu'on l’a écrit à deux.
Et ce n’était pas un exercice trop compliqué de synthétiser toute cette somme d'informations, que vous pouviez avoir chacun indépendamment ?
Thomas Gilbert : Pour moi c'était vraiment dans l'idée, comme on le fait déjà pour nos projets perso au final. Tu as souvent trop de données et il faut un peu trier, et essayer de mettre vraiment ce qui est essentiel. Donc au final là c’était pareil, sauf qu'on était à deux, et on arrivait assez vite à trouver ce qui était important pour le récit je trouve.
Claire Fauvel : Oui ça va, je pense qu'on a pas eu beaucoup plus de difficultés que quand on était seuls. On était vraiment d'accord dès le début, il n'y a pas eu de grosse opposition, sinon on aurait pas travaillé ensemble. Après, comme on a des façons de travailler différentes, par contre, pour la partie dessin, et là il a fallu qu'on se mette d'accord. Mais pareil, on a fait tous les deux des petits compromis et on s'en est sortis.
Thomas Gilbert : C'est quand même un album du compromis mine de rien, à la fois graphique, atténuer chacun un peu son style pour arriver à un style plus global, qui correspond aux deux. Je trouve que c'est ça aussi qui est intéressant, atténuer un peu le côté autrice ou auteur, former une autre entité.
Claire Fauvel : Du coup, je pense que les gens qui connaissent nos albums solos on va dire, peut-être qu'ils vont être un peu étonnés, parce que je pense qu'on nous reconnaît, mais il y a pas tout ce qui fait Claire Fauvel ou Thomas Gilbert. On reconnaît un mélange, on arrive pas trop à savoir qui a fait quoi.
Thomas Gilbert : Oui de toute façon, pour la lecture je pense qu’il fallait quand même être moins perso, il fallait la jouer collectif.
Quand on regarde l'ouvrage de côté, il y a une ligne noire qui sépare le roman graphique en deux parties. Et dans l'histoire, cela marque vraiment un tournant pour le personnage, il y a un avant et un après. Est-ce que c'était un choix éditorial dès le début, où est-ce que c’était une petite surprise à la réception de l’album ?
Claire Fauvel : Ben non, en tout cas on savait qu'on voulait couper le récit avec ce conte. Pour ceux qui n'ont pas lu l’album, il y a un conte inséré dans l'histoire, et qui fait sens un peu avec le reste de l'histoire. Mais par contre on s'attendait pas à ce que visuellement ça marque une rupture, juste en regardant l’objet livre. Ca c'était la petite surprise. Mais pourquoi pas, c'est pas mal !
Thomas Gilbert : Bah oui carrément ! C'est les hasards heureux de l'édition. On voulait juste les bords noirs pour délimiter. Moi j'aime pas en général, quand justement il y a tout le bord qui est noir. Je trouve que ça respire peu. Mais bon, là ça correspondait, parce que c'était vraiment un autre récit, il ne fallait pas trop embrouiller le lecteur. Donc on a mis un fond noir, et ça donne ça.
Claire Fauvel : Et après, on est assez curieux de voir la réaction des lecteurs par rapport à ce récit imbriqué. On se dit : est-ce que ça va les perdre ? Est-ce que, au contraire, ça va leur plaire ? Mais on avait très envie de mélanger du merveilleux dans cette histoire, mais on ne sait pas trop comment les gens vont réagir. Ça va être la surprise !
Pour l’un des personnages centraux, il est question de la perte d'inspiration, dès le début de l'ouvrage. Est-ce que c'est quelque chose qui vous est déjà arrivé ?
Claire Fauvel : La perte d'inspiration je pense pas. Mais la perte de motivation, je pense que c'est quelque chose qu'on a connu. Non mais la perte de motivation, d'élan vital, et aussi la perte d'énergie des débuts, oui, c’est peut-être plutôt ça.
Thomas Gilbert : Créer prend beaucoup d'énergie, enfin tout type de création prend beaucoup d'énergie. Et le personnage arrive à un point où il a perdu cette énergie de création là. Je pense que ça peut arriver à tout le monde.
Claire Fauvel : Il a perdu la flamme...
Thomas Gilbert : Ouais un peu. Mais la page blanche, je ne sais même pas si ça arrive vraiment. Je pense que ça arrive à des moments de vie où tu as des choses qui prennent le dessus sur l'art, et elle c'est carrément ça. L’envie elle se fane. Mais la page blanche, je sais pas si ça peut arriver, en tout cas dans notre cas. On a encore des bêtises à raconter !
Claire Fauvel : Oui on a encore plein d'idées !
Il y a quelques planches qui sont assez libres, assez ouvertes, on sort des cases, on n'est pas dans un découpage très formel. C'est quelque chose qui vous laisse plus de libertés, que vous aimez faire, sortir des codes traditionnels de la BD ?
Claire Fauvel : On l'a fait très peu dans l'album, mais je crois qu'on l’a fait presque exclusivement pour les scènes de danse...
Thomas Gilbert : C'est tout je crois.
Claire Fauvel : Ou alors, sans trop spoiler, il y a la double page du rêve de Yann aussi. C'étaient vraiment les moments qu'on voulait rendre forts visuellement. Et surtout pour la danse, c'est vrai peut-être pour pouvoir se lâcher au niveau du dessin.
Thomas Gilbert : En fait moi c'est pas du tout un truc que je fais, Claire je pense que c'est plutôt un truc que toi tu fais. Moi je l'ai jamais fait quasiment dans aucune BD. J'ai toujours des bords de cases, j’ai quasi pas de bords perdus. Je pense que c’était vraiment encore une des choses que Claire a amené, et en fait ça marche bien, mais moi j'ai jamais eu l'habitude de faire ça donc c'est rigolo. C'est très nouveau pour moi de faire comme ça des grandes cases éclatées.
Claire Fauvel : Bah même pour moi c'est nouveau, je crois que je l'ai peu fait, mais j'avais envie sur cet album, je ne sais pas pourquoi.
Justement vous abordez la thématique de la danse. Vous dessinez les corps en mouvement, en torsion. Est-ce que vous avez fait de l'observation pour vous approprier le sujet ?
Claire Fauvel : Malheureusement on voulait faire beaucoup plus d'observation, et comme il y a eu le confinement, on n'a pas pu voir de spectacles en direct, donc on était très déçus. Mais par contre on s'est inspirés quand même de pas mal de spectacles de danse qu'on a vu en vidéo. Mais c'est vrai que j'ai l'impression qu'au final, on s'est un peu détachés de tout ça pour dessiner, et on s'est plutôt laissé guider par notre instinct, à l'un et à l'autre.
Thomas Gilbert : Et puis par la beauté des images. Par exemple, quand tu regardes un spectacle de danse, il y a plein de poses qui ont aucune gueule. Si tu mets en arrêt et que tu la dessines, ça peut être juste un corps qui fait une boule : en vidéo c'est hyper beau mais en BD ça ne rend pas bien. Donc là au final, on a un peu triché, pour faire des belles poses ou des poses grotesques ou des élongations pour déformer un peu le corps.
Claire Fauvel : On a plutôt pensé à des images qu'on trouvait belles, et pas forcément qui étaient des mouvements de danse en soi, mais qu'on trouve esthétiques.
Si vous aviez le pouvoir cosmique de rentrer dans le crâne d’un autre auteur, chez qui iriez-vous voir le monde, et pour y trouver quoi ?
Claire Fauvel : J’irais voir dans la tête de Thomas Gilbert !
Thomas Gilbert : Nan mais attend je réfléchis…
Claire Fauvel : Je crois que j'ai déjà fait une interview pour Planète BD, et qu'on m’a déjà posé cette question, mais j'ai oublié la réponse que j'ai donnée...
Thomas Gilbert : Non mais genre, il y a qui, qui fait de la BD ? Je sais pas… Manara ! Pour voir s'il est vraiment cochon ou pas ! Non je sais pas, qui d'autre... Il y a qui a qui fait de la BD à part les libidineux ?
Claire Fauvel : C'est pas évident... Ou un auteur un peu foufou pour essayer de comprendre ?
Thomas Gilbert : C'est vrai qu'il y a plein d’auteurs trop cools dont tu aimerais être dans la tête…
Claire Fauvel : Ou je pense aussi à Emilie Gleason, j'aimerais bien savoir comment c'est dans sa tête, mais vaut peut-être mieux pas savoir !
Thomas Gilbert : Ou mieux Émilie Plateau ! Moi je choisis Emilie Plateau et toi tu choisis Émile Gleason !
Claire Fauvel : Oui comme ça, on a choisi deux Émilie qui nous fascinent et qu'on n’arrive pas à comprendre !