Ian Gibson est surtout connu du public français pour avoir illustré La ballade de Halo Jones, un des chefs-d’œuvre - malheureusement inachevé - d'Alan Moore. Mais ce serait oublier la longue et fructueuse collaboration qui a longtemps associé Ian au scénariste John Wagner, le créateur de Judge Dredd. Tous les deux, ils ont fait les beaux jours de la revue de comics de science-fiction britannique 2000AD à travers des titres comme Judge Dredd, bien sûr, mais aussi Ace Trucking Co. (avec la participation d'Alan Grant) et surtout Robo-Hunter. Depuis, Ian a pris sa retraite mais il nous a rendu visite il y a quelques temps, au détour du Lille Comics Festival. Nous avons alors eu le plaisir de le rencontrer et de l'écouter nous raconter un nombre affolant d'anecdotes sur sa carrière, sur 2000AD et sur ses anciens collaborateurs. Une interview-fleuve qui ne nous a pas laissés indemnes...
interview Comics
Ian Gibson
Bonjour Ian Gibson, peux-tu te présenter et nous dire comment tu as commencé à travailler dans l'industrie des comics ?Ian Gibson : Oh merde. Je m'appelle Ian Gibson et je travaille dans les comics depuis 1972. Ce qui m'a incité à réaliser des comics a été de voir la vision de l'univers qu'avait Jack Kirby quand il illustrait Thor, dans les années 60. Et avec tout l'acide que je m'envoyais, à l'époque, je me disais "Il en prend de la bonne !". J'ai commencé à dessiner mes propres comics quand j'étais à la fac des beaux-arts et que je pouvais donc faire à peu près tout ce que je voulais. J'ai découvert les comics sur le tard. J'avais lu des comics quand j'étais petit, Lion et, comment ça s'appelait, déjà, The Eagle. Occasionnellement, on pouvait lire The Eagle parce que ça coûtait quand même six pence ! [rires] Ce qui, dans les années 50, était une sacré somme ! Ce n'est donc que durant ma dernière année de fac que j'ai réellement découvert les comics. Et je me suis alors dit "Ces gens font des images plutôt jolies !". J'étais à l'époque entouré d'hypocrites faisant "de l'art" sur d'immenses toiles vierges et toute cette merde. J'ai commencé à dessiner des petits trucs, à l'échelle des comics, en neuf pouces sur six, et des gens sont venus y jeter un oeil et m'ont dit : "Ces petits dessins en dégagent plus que toutes ces grosses merdes qu'on trouve ici !" et moi : "Ouais, c'est ça le truc !" et j'ai commencé à écrire des histoires. Et une fois que j'avais écrit mes histoires, j'ai aussi voulu les illustrer. Au final, un nombre suffisant de personnes m'ont harcelé, en me répétant que je pouvais gagner ma vie avec ça. J'ai donc commencé à montrer mon travail à droite et à gauche et j'ai fini par rencontrer les bonnes personnes, celles pouvant me faire entrer dans l'industrie des comics. Tout ça étant une manière assez tordue de dire que j'y suis arrivé un peu n'importe comment. [rires]
Tu as mentionné Jack Kirby mais as-tu eu d'autres influences ?
Ian Gibson : Oh oui. Des gens comme Esteban Maroto. En voyant son travail, tu te disais : "Mon dieu, que merveilleuse façon de dessiner !" alors que d'autres te faisaient dire : "Quelle foutue perte de temps !". J'ai eu de la chance, la première étape dont je me souvienne c'était... Frank... Oh. Frank Hampson dessinait Dan Dare mais... Oh.. J'ai perdu la mémoire. Le mec qui a fait Garth. Frank Bellamy ! J'ai le vague souvenir d'avoir vu quelques uns de ses dessins. Il avait travaillé pendant un moment dans The Eagle, sur Dan Dare, entre autres. Ce n'est que plus tard que j'ai appris qu'il travaillait directement à l'encre. "whoosh", "whoosh", "whoosh". Une qualité à couper le souffle ! La profondeur, l'expertise dans l'application de l'outil, ça te coupait le souffle. D'autres dessinateurs peinent, ils ont tendance à sur-travailler leur dessin et on peut voir qu'ils l'ont torturé à mort. Et lui avait ce don, celui de pouvoir faire "Whoosh. c'est bon !". Ça fait penser à ces merveilleux artistes chinois ou japonais dont la philosophie est de considérer et de dire "Chaque trait que tu traced doit l'être comme s'il était le dernier que tu traceras de toute ta vie". Il faut que ce soit parfait. Et Bellamy avait ça. Chaque trait était parfait. Un type génial, aussi. Il aurait été incapable de dessiner une femme, même si ça vie en dépendait. Il dessinait des garçons avec des nichons, pas de hanches. Mais les textures avec lesquelles il s'exerçait et sa capacité à créer et à concevoir, c'était incroyable. Et il faisait aussi de bons cow-boys, il aimait bien illustrer des histoires de cow-boys de temps à autre. On a tous grandi en voulant devenir Hop-along Cassidy ou le Lone Ranger donc avoir l'occasion de faire une histoire de cow-boy, c'était marrant. [rires] Et je radote. N'hésitez pas à couper tout ça.
[fascinés] Oh non. S'il y a trop de "fucks" on coupera [en notre for intérieur: "pour une fois qu'on se marre."]...
Ian Gibson : Vous me ferez du chantage plus tard. [rires]
Tu as participé aux débuts de 2000AD. Trouves-tu que le futur d'alors, imaginé dans le magazine, et le présent d'aujourd'hui, se ressemblent ou bien différent ?
Ian Gibson : Le truc, avec la bonne science-fiction, est que ça avertit la société de ce qui va se produire, de la direction qu'elle prend. Une de mes histoires préférées de Judge Dredd était "Letter from a Democrat" qui m'a vraiment tiré les larmes. C'était incroyablement émouvant. J'aurais aimé l'illustrer mais je ne pense pas que j'aurais fait du bon boulot parce que celui qui l'a illustré n'était pas un de ces artistes aux dessins spectaculaires. Il était un peu comme John Ridgway, très sobre [NDT: l'artiste en question était John Higgins]. Comment dirait-on ? Un "bon faiseur". Tu n'attendais rien de spectaculaire de sa part. En tous cas, pas moi. Je suis probablement en train de me faire des ennemis, là. [rires] Mais là, c'était le niveau d'intensité adéquat et ça collait parfaitement à l'histoire. Si ça avait été quelqu'un comme moi, je serai allé dans l'audacieux, le spectaculaire, j'aurais fait plus de gros plans, ce genre de conneries. Mais là, le mec l'a quasiment mis en images à la manière d'un documentaire, ce qui était très intelligent. Bravo à lui pour ça.
Je me rappelle que dans les aventures du Robo-Hunter, Sam Slade avait ce cigare-robot, Stogie. Et aujourd'hui, tout le monde se balade avec des cigarettes électroniques.
Ian Gibson : Oui, on peut en acheter partout de ces saloperies. Le seul truc qu'ils n'ont pas réussi, c'est à leur coller un accent mexicain [rires]
[rires] Ça ne devrait plus tarder "Ay, senior !"
Ian Gibson : [rires] Mais pour en revenir à ta question, on n'avait plus eu de comics de science-fiction depuis la mort de The Eagle, au tout début des années 60. Quand j'ai débuté, en 1972, il n'y avait rien qui ressemblait à un comics de science-fiction, au Royaume-Uni. Les seuls jobs que j'arrivais à obtenir, c'était dans les comics d'horreur parce que je dessinais des femmes trop minces pour la presse comics destinée aux jeunes filles. J'ai quand même fini par travailler dans cette presse pour adolescentes. Je dessinais et un collègue encrait. Je ne pouvais pas travailler dans ce milieu sur mon seul nom car, là-bas, ils n'aimaient pas le fait que, quand j'illustrais une histoire d'aventure, je ne montrais que le dos du vilain de l'histoire, pour générer du mystère. "Pourquoi est-ce qu'on ne voit pas son visage ?" Putain ! Et tu te considères comme un éditeur ? Abruti... J'admets, je n'éprouve de respect que pour très peu de gens, dans cette industrie. Trop de poids morts qui ont décroché leurs postes pour de mauvaises raisons, on devrait les virer. Quand un éditeur te transmet un script qu'il n'a pas édité... "Pardon ? C'est quoi l'intitulé de ton poste, déjà ?" [rires] Tu vois ce que je veux dire ? Malheureusement, certaines personnes arrivent, précédées d'une bonne réputation, comme Andy Helfer. Quand je travaillais sur Mister Miracle, un jour, il m'a dit : "Ian, on voudrait pouvoir reconnaître le script qu'on t'a confié dans ce que tu nous rends" je lui ai répondu "Si tu avais fait ton boulot dès le départ, je n'aurais pas eu à changer quoi que ce soit !". Tu vois. Faut être honnête. Si tu n'as pas fait ton boulot, si tu n'as pas fait ce qu'il fallait alors, putain, ne viens pas te plaindre quand quelqu'un le fait à ta place. Je ne vais pas prendre un mauvais script et le laisser comme tel. Je met assez de fierté dans mon travail pour faire en sorte de faire de mon mieux. Si c'est de la merde, je vais essayer de l'améliorer. Mais bon, c'est moi. D'autres vont se contenter de sortir de la merde. [rires] Non, pas de noms, pas de noms, merci.
De toutes les collaborations auxquelles tu as pris part, laquelle t'as le plus marqué ?
Ian Gibson : Oh, John Wagner. C'est un type merveilleux. Et son imitation d'un éléphant est fantastique. [rires]
Je ne veux pas savoir comment il fait !
Ian Gibson : Oh mais c'est un garçon costaud ! La première fois, non, en fait la seule fois où je l'ai vu faire, c'était en la présence de l'éditeur artistique de l'époque, Alan Grant. John est sorti de la cuisine et c'est un mec massif et il a mis son bras au dessus de sa tête, comme ça avec l'autre à ses côté et il a fait ce son de trompette [rires] J'étais soufflé. Mais je crois qu'on avait fumé, aussi. [rires] Oui, c'est généralement une habitude, chez les artistes.
Parmi tes travaux, en France, on te connait aussi pour ta collaboration avec Grant Morrisson sur Chapeau melon et bottes de cuir...
Ian Gibson : Quel dommage.
La ballade de Halo Jones, aussi, bien sûr. Mais Chapeau melon et bottes de cuir est sorti assez récemment.
Ian Gibson : Je ne crois pas que c'était Grant, le souci. Je n'ai jamais lu ce qu'il a fait d'autre mais là, sur ce coup, il ne m'a pas impressionné en tant qu'auteur. Hum, est-ce que je me fais encore d'autres ennemis ? [rires] Mais Anne Caufield, qui a écrit l'autre histoire de ce truc, j'avais trouvé qu'elle y avait mis beaucoup plus d'efforts et d'énergie. Elle avait ravivé mon intérêt pour la culture maya. Quand j'étais à la fac, on m'a dit, dès la première année "On peut vous donner votre diplôme maintenant, en fait, mais pour la forme, vous allez devoir rester trois années supplémentaires" Bon, ok. Alors j'ai occupé mon temps. Je suis allé étudier la musique indienne, je me suis fabriqué des instruments de musique indiens et j'ai étudié la culture maya, l'anthropologie, tout ça. Et, donc, quand elle a présenté son histoire, sur les gens de l'arc-en-ciel, ça m'a renvoyé à plein de souvenirs de mes études sur la culture maya. Je me suis dit "Ouais, je vais écrire l'introduction de l'histoire sous la forme d'un codex maya". ça ne faisait pas partie du script, c'était juste ma décision d'en prendre l'aspect maya et dire "On va commencer ça à la manière d'un codex maya puis en faire un comics puisqu'un codex maya, c'est à la base comme un comics". J'ai ensuite créé mes propres glyphes, basés sur les personnages. Certains glyphes étaient de simples parodies mais d'autres, je les ai pensés suivant ma vision de ce qu'en aurait été une interprétation maya. Et cette histoire, au final, est bien plus profonde que les gens ne le croient, car j'explorais mon propre passé. Morrisson, lui, il a juste joué avec ça en écrivant cette merde incompréhensible. Non, vraiment, il était nul ! J'ai signé sur le projet parce que j'aimais beaucoup la série télé.
J'ai effectivement trouvé que la seconde histoire était plus inscrite dans le côté dingue de la série télé.
Ian Gibson : Oui, avec ce tout petit peuple vivant dans des boites d'allumettes, oui. Je me suis bien amusé à faire ça, ce peuple de l'arc-en-ciel. Tandis que Morrisson est parti dans ce trip merdique avec son jeu, là, avec des bâtons et des billes, genre "gniiii" mais tiré par les cheveux. Et ça n'allait nulle part ! Ça se finit avec ce cinglé qui se fait sauter avec sa propre bombe ! Il nous a fallu deux numéros et demi pour raconter ça ?
Corrige-moi si je me trompe, mais tu es revenu sur Robo Hunter sur la fin après que la série ait été enterrée puis ressuscitée puis ré-enterré, etc. Qu'est-ce qui t'avais poussé à y revenir ?
Ian Gibson : Le problème était que les éditeurs voulaient ramener Sam Slade mais John [NDT: Wagner, scénariste sur la série] était occupé par d'autres projets. Il leur a dit : "Je ne peux pas mais demandez à Ian". Ils sont venus m'en parler et j'étais disponible. Je leur ai dit "Je suis d'accord, tant que c'est John à l'écriture". Mais comme on n'arrivait pas à être disponibles tous les deux au même moment, ils ont confié ça à quelqu'un d'autre. Ce qui, aux dires de certains, s'est avéré désastreux. Je ne ferais aucun commentaire à titre personnel car je ne l'ai jamais lu. Je ne peux donc pas dire si c'était bien ou mal. Je crois en avoir vu une page et que c'était bien suffisant ! [rires] Finalement, John m'a contacté et m'a demandé si j'étais intéressé pour faire de nouveaux Robo-Hunter. John et moi, on s'entend bien et ce depuis longtemps. Quand j'ai illustré l'histoire [NDT: de Judge Dredd] se déroulant pendant les jeux olympiques - comment ça s'appelait, déjà, ah oui "Le retour du Taxidermiste" -, John m'a appelé et m'a demandé "Où devrait-on localiser ces JO ?" et moi je lui ai dit "Il faudrait que soit une catastrophe écologique, qu'un site merveilleux se fasse bétonner" parce qu'à l'époque, un petit village français venait de se faire dévaster par les jeux olympiques d'hiver, l'environnement alentours avait été détruit "Il faudrait donc que ce soit désastreux pour l'environnement" et c'est comme ça qu'on a fini avec [NDT: pas compris], ce genre de conneries... C'était la manière de John - et aussi la mienne - de dire "on défonce cette planète du mieux qu'on peut !". Par dessus tout ça, John a cette humour de dingues avec des trucs comme une compétition de pets ou de sexe en individuel. C'est d'ailleurs Anton Djerkimov [NDT "jerk him off"] qui a remporté la médaille d'or de cette épreuve. Je me demande pourquoi. Mais là, c'est là qu'il a fallu que j'édite ce qu'écrivais John parce qu'il allait trop loin. A un moment, un type devait plonger dans la piscine en plein milieu de l'épreuve de nage synchronisée et je me suis dit "Non, je vais pas montrer ça directement, je vais plutôt montrer l'expression de l'annonceur à la vue de cette scène". On voit donc des gros plans de 3/4 du type et rien qu'en jouant là-dessus, on sait ce qui se passe au loin. Tu as une réaction, de l'émotion en lieu et place de gore. Je faisais ça aussi sur Robo-Hunter. Dans l'histoire intitulée "Verdus", il y avait ce gigantesque robot dans lesquels Sam et Kidd s'étaient fait capturer. D'après le script "alors voilà ce qu'il se passe dans les prochaines cases, bla bla, et là, ils ressortent déshabillés". Je me suis dit "On veut montrer la taille de ce robot" alors en fin de compte le robot fait la taille de la page entière et, à travers des plans de coupe, on voit les personnages passer par les différentes étapes du processus. Je reprends l'idée de John et je la traduis dans des concepts individuels. Pareil avec l'usine de robots, là où les robots se font recycler et se retrouvent sur d'immenses tapis roulants. Sam et Kidd regardent ça d'en haut et contemplent ça depuis une perspective tout droit sortie d'un dessin d'Escher. C'était décrit sur 4 ou 5 cases. Et je me suis dit "non, on peut le faire d'un coup". C'est encore une fois moi qui prend une bonne histoire et essaie de l'améliorer. J'adore faire ça, apporter ma touche personnelle pour améliorer. Et donc... J'ai oublié de quoi je parlais... J'aime quand une histoire me laisse suffisamment de champ pour pouvoir faire ça. Et c'est l'inverse qui se produit quand j'ai à travailler avec des auteurs américains, comme DeMatteis. Il me donne un script avec écrit dessus "pages 14 à 17 : combat" et moi je me dis "Bon sang, tu t'es vraiment donné à fond pour écrire ça !" [rires] Pourquoi se battent-ils, avec quoi, où, quand ? On sait juste que ça se passe dans une rue. C'est super intéressant. Est-ce qu'il y a des voitures ? De la verdure ? T'as pas mis un début d'effort dans l'écriture de ce script. Il n'y a rien. Ce que j'avais apprécié, dans un des derniers scripts pour Judge Dredd que John avait écrit pour moi, on pouvait trouver dans une des descriptions "une foule comme tu sais les faire". Pas "une foule" mais "une foule comme tu sais les faire" et ça voulait dire, pour moi, qu'il avait remarqué. Il avait remarqué que, quand j'illustre une foule, les gens interagissent les uns avec les autres. Ce ne sont pas juste des têtes interchangeables à la Dave Gibbons, un moyen de remplir la page. Ce sont des gens dont tu peut lire l'histoire, à la façon dont ils interagissent. C'est ce que j'avais aimé, dans Halo Jones : tu avais toutes ces races d'aliens et, quand le Glory Barge arrive, dans le troisième épisode, on voit tous les aliens et aussi les humains qui se rassemblent. Et ils interagissent tous entre eux : les bébés de Proxima se courent les uns après les autres, des groupes se forment, la vie s'anime. Et aucun détail n'est perdu : ils font tous quelque chose de significatif. Voilà à quoi doit ressembler une foule, les gens sont impliqués et interagissent. En tant que dessinateur de comics, quand tu donnes ça aux lecteurs, tu les captives, c'est la vie. Tu n'arnaques personne. J'ai fait ma part d'arnaques, attention. La saga du Droïd Gardien en est un exemple... Est-ce que je parle trop ?
Non, non !
Ian Gibson : Le début de la saga du Droïd Gardien parlait... Pfff... Du syndicat des droïds animés, mené par Molotov, le droïd à cocktails. Il y avait ces grandes parades dans la rue, des scènes immenses et complexes à travers lesquelles courait Sam Slade, cigare aux lèvres - c'est le moment où Stogie est arrivé -. En Amérique, à ce moment là, ils venaient de lancer une campagne anti-tabac et, donc, les personnages ne pouvaient plus fumer, on ne pouvait plus faire la promotion du tabac. Et comme ce sont de gros copieurs, 2000AD a aussitôt décidé d'appliquer une politique anti-tabac. Ils ont donc pris le cigare de Sam. Mais Borgia... Tu connais Borgia ? Peut-être devrais-je expliquer aux gens. Borgia est le type armé de peinture blanche, celui qui fout en l'air tes dessins. Il agit en tant qu'éditeur artistique. Il a eu ce job parce qu'il n'était pas assez doué pour être dessinateur. Mais il a de la peinture blanche. Il en a même en trop. Et donc Borgia est arrivé et a balancé de la peinture blanche sur le cigare de Sam. Alors j'ai donné à Sam une barbe de trois jours pour camoufler le blanc. Mais ils avaient oublié de recouvrir la fumée. Et voilà Sam parcourant la ville précédé de bouffées de fumée. Et quand ils ont vu ça, ils ont voulu corriger les problèmes sur le visage et ils en ont remis une couche. Ce qui a fait que Sam s'est retrouvé avec un visage dénué de traits, livide, comme un clown maquillé seulement de blanc. Ils ont complètement détruit le personnage. Tout ça parce que ça les emmerdait de me renvoyer le tout pour que je corrige le tir. Ils ont appelé Borgia à la place. Je me suis senti sacrément insulté. Je me sens facilement insulté. Avec les éditeurs, on a ce truc, entre nous, où on s'insulte mutuellement [rires] Tu m'insultes ? Je vais t'insulter en retour, andouille.
Est-ce qu'Alan Moore était très directif, dans ces scripts pour Halo Jones ?
Ian Gibson : Alan ? [énorme rire] Attends, je finis avec ce qui s'est passé avec Robo-Hunter et je te parles d'Alan. J'avais fait tous ces beaux trucs complexes et là, j'ai commencé à ne plus m'en préoccuper. Je me suis dit "dans ta gueule !" et j'ai plus ou moins laissé tomber. J'allais jouer de la musique avec un ami, cinq jours par semaine et je faisais cinq pages de Robo-Hunter le reste du temps. Et la qualité a piqué du nez. Plutôt. Et j'avais aussi un problème avec le script parce que John était parti dans une histoire de dinosaures, avec des droïdes dinosaures et j'étais pas vraiment emballé. Là où j'ai craqué, c'est quand on en est arrivés aux ballerines, les danses de bal... Dieu sait d'où lui est venu cette idée. Peut-être que si j'avais été branché télévision, à l'époque... Mais je n'en n'avais pas. Ce sont des objets plutôt nuls. Bon pour regarder du golf mais macache pour le reste. Et, hum... J'ai perdu tout intérêt dans l'histoire. En partie à cause de cette histoire de censure, en partie à cause de ce laps dans l'histoire, quand John a perdu mon enthousiasme, enthousiasme qui n'est revenu qu'après un très long moment. C'est pour ça que, pendant un temps, j'ai pris le pseudo d'Emberton, le temps des quelques histoires de Dredd qui ont suivi. Je pensais avoir sali le nom de Gibson. [rires]; Mais pour en revenir à ta question concernant Alan. Oui, il va t'envoyer une page entière de détails et de descriptions. Le truc, c'est que t'es pas obligé de l'écouter. Il y avait une scène, dans le troisième chapitre, je crois, où Halo est dans une scène précédant le conflit, peut-être à Moab, et la description d'Alan était "On voit l'expression horrifiée de Halo et elle laisse tomber un objet important à ses yeux". Voilà. Il ne dit pas quoi. Et elle a quoi ? Que dalle, en réalité. Elle a été clocharde pendant des lustres. alors qu'est-ce qu'elle va laisser tomber ? Et il poursuit avec d'autres trucs ultra-détaillés, ce trou du cul. Crétin. J'ai alors décidé que cet objet serait une photo de Rodice qui était l'amie de Halo depuis leur enfance. Mais on n'avait pas besoin de voir son visage, on avait seulement besoin de voir son expression corporelle. Donc tout ce qu'on voit, ce sont ses jambes et la photo de Rodice tombant au sol. ça, ça raconte une histoire autrement mieux que la version d'Alan. Et j'ai du faire ça tout le long. Parce qu'Alan te ramenait de ces conneries... La gravité est tellement forte que la lumière est déviée et pourtant ils se tirent des projectiles dessus ? Hein ? Ok, continue. On est dans la nébuleuse de la tarentule, on a donc des toiles d'araignées partout. Alan ? Le truc c'est qu'on m'a probablement mis ça sur le dos. On a du penser que je casais des toiles d'araignées sous couvert de ma licence artistique. Ouais, sûr. Mais c'était là, dans le script. Alan voulait des toiles d'araignées partout ! Les tarentules ne tissent pas de foutues toiles, Alan ! Tu endommages ma réputation, là ! Mais la première fois qu'Alan est venu me présenter une idée, c'était la suivante : "Halo est sur une sorte d'astéroïde et elle découvre un vaisseau spatial abandonné" et j'ai dit "Alan ? C'est comme ça qu'on commence l'histoire ? Qu'est ce qu'elle fait là ?" "Elle fuit" "Elle fuit quoi ? "La société" "Quelle société ? Bon, écoute, le meilleur moyen de comprendre une société, c'est d'y faire du shopping. Emmenons-la faire du shopping !". Je lui ai expliqué "Si Tesco s'est fait exploser, s'il y a une prise d'otages à Sainsbury's ou si des terroristes se sont emparés du Tout à Deux Euros du coin, tu devras planifier ton shopping comme une opération militaire, ce sera une question de survie". Une fois que j'ai expliqué ça à Alan, il était partant. Tout le truc avec le Hoop... Il me dit "Ils vivent dans ce truc appelé The Hoop, fourni en énergie par Manhattan" je lui ai répondu "Pardon ? Manhattan ne va pas alimenter une prison. C'est la prison qui va devoir alimenter Manhattan. Faisons ça bien" et toute l'histoire avec ces trucs flottant au large "Ce sont des générateurs employant les vagues, Alan. Tu ne peux pas trouver de meilleur exemple de système alimenté par les esclaves s'y trouvant. Ils sont là pour la maintenance du système, ce sont des rebuts de la société qu'on a collé là-bas. C'est eux qui alimentent Manhattan, pas le contraire". J'ai du lui expliquer la vie parce que sinon, on allait se retrouver avec une histoire pas possible. Donc le coup du shopping, ouais, c'est ma faute.
As-tu des projets à l'horizon ?
Ian Gibson : J'ai pris ma retraite ! Mais, dans les années soixante, j'ai commencé comme auteur. Et c'est uniquement à cause du fait que je faisais de jolis dessins - occasionnellement jolis, en tous cas - que j'ai officié en tant qu'illustrateur depuis quarante et quelques années. Et j'ai un stock d'histoires que je n'ai jamais racontées parce que j'ai passé mon temps avec des gens comme John Wagner et d'autres moins bons que lui. Quand j'ai essayé de raconter mes histoires, on m'a purement et simplement ignoré. J'avais soumis un projet à 2000AD, une histoire dans laquelle Judge Dredd se déguisait en criminel pour infiltrer un réseau. Eux m'ont dit "Non, on n'aime pas trop l'idée" et, deux mois plus tard, ils sortent une histoire où Judge Dredd se déguise en criminel, en modifiant chirurgicalement ses traits, pour infiltrer... [ricane] Ils ont simplement repris l'idée pour la refiler à un autre. Ils ont fait pareil avec une histoire de Samantha Slade. Au départ, Samantha Slade apparaissait dans un jeu Playstation, tu le savais, ça ?
Ah ? Non.
Ian Gibson : Ils sont venus me voir "On aimerait faire une histoire autour des enfants du Robo-Hunter" et moi "Chouette idée ! Voyons voir... On va les faire naître sur Mars et on va en faire un garçon très bête et une fille très forte qui passe son temps à le sortir du pétrin, etc" et j'ai sorti plein d'idées, conçu les personnages... Ils sont ensuite allé voir 2000AD pour acheter les droits sur les personnages et le titre mais comme les gens de Rebellion ont leurs têtes bien enfoncées dans leurs culs, ils ont demandé un montant tellement hallucinant que les gens de Playstation ont dit "Merci beaucoup mais le projet vient de rendre l'âme. Merci encore". On en reste là puis, quelques mois plus tard, Alan Grant surgit de nulle part avec l'idée des aventures de la petite-fille du Robo-Hunter. Putain, mais d'où est-ce qu'il a sorti ça ? Ils te piquent tes idées. Mais j'ai eu un sacré bol parce que j'avais écrit une série pour la BBC, un projet qui ne s'est jamais concrétisé car la compagnie d'animation - dont je tairais le nom car on est en France, là, et la France est reconnue pour son industrie de l'animation - a mis un tel prix sur le projet que la BBC a laissé tomber après que j'ai passé un an à travailler sur le script. Mais j'ai eu le droit d'utiliser mon histoire et de la publier dans le Times. C'était Annie Droid, une histoire racontant ce qui se passait dans ton ordinateur. J'avais travaillé sur un projet similaire avec The Mill [NDT: une compagnie d'effets spéciaux et d'animation] avec la série télé Reboot, qui y ressemble beaucoup et j'avais été impliqué dans le design original de la série, le design de la ville et les idées de base des jeux s'y déroulant. J'y ai mis pas mal de boulot. Mais je ne voulais pas signer de contrat avec eux car leur contrat disait en substances "Tiens, voilà un mars, dégage !". Je leur ai dit "Je vous propose un accord à l'amiable, si vous aimez mon boulot : vous me payez", hop, poignée de main. Ils ont dit Ok. J'ai donc sorti pas mal de designs pour eux et, bien entendu, ils ont fini par changer d'avis me concernant et ils m'ont dit "On ne retrouve pas votre contrat", "C'est parce qu'on n'en n'a pas signé, vous pouvez donc me dire d'aller me faire foutre, n'est-ce pas ?", "Exact". Et je n'ai plus entendu parler d'eux. Jusqu'à ce qu'il produisent le premier épisode. Quand je travaillais pour eux, j'étais un fana des ordinateurs. J'ai travaillé dans l'informatique avant les comics, c'était le seul moyen de trouver du boulot en sortant de la fac des beaux-arts, celle-ci ne te préparant à rien tu prends le premier job venu et pour moi c'était l'informatique. Et, donc, alors que je travaillais pour The Mill, j'avais des idées comme par exemple celle d'un personnage nommé Hexadecimal. La sorcière, *Hex* - adecimal [NDT: "Hex" = mauvais sort, en vo] et eux "Non, on ne veut pas d'un personnage appelé Hexadecimal...". Et la première chose que je vois, dans ce premier épisode : "La cruelle Hexadecimal". Je leur ai dit "Euh, pardon, les gars. Vous me devez quelque chose, là" [bruit de porte s'ouvrant, entre l'organisateur du festival, se demandant où était passé Ian Gibson] non, non, je ne suis pas asthmatique, c'est le bruit de la porte. [rires] Je leur ai donc dit qu'ils me devaient quelque chose sur ce coup-là. Ils ont fini par me payer une somme symbolique pour les différents designs que je leur avais livrés. [NDT: passage incompréhensible, notamment parce qu'on nous explique le plus poliment du monde qu'il serait bien que l'on libère Ian tandis qu'entrent le prochain interviewé, qui poireaute depuis vingt minutes] Oh, salut ! Et, quand le Times... [nous essayons de négocier la libération de Ian contre deux cocas tièdes et des sandwichs au fromage, en vain] Je termine cette histoire ? Oui ? Ok. Donc, quand j'ai eu la possibilité d'écrire l'histoire d'Annie Droid pour le Times, je l'ai écrite de la manière dont j'aurais écrit Reboot. Le personnage d'Annie Droid était l'invention de quelqu'un d'autre, cette personne est venue me voir en me disant "J'ai un concept, mais je n'ai pas d'histoire pour aller avec. Le Times veut bien du personnage mais je ne sais pas quoi en faire, je n'ai pas ce qu'il faut pour concevoir ça. Tu peux me filer un coup de main ?" et, en gros, j'ai pris en charge l'écriture et le design. J'ai écrit "Le bug du millénaire" où Annie Droid nous sauve tous. On était alors en 1998 et les britanniques paniquaient à l'idée de ce qui allait se produire. Je me doutais que ce n'était qu'un gros bidonnage de chez Windows. Ils avaient ces putains de vieux systèmes et ils avaient été trop fainéants pour utiliser 4 chiffres pour implémenter les dates. Ils sont bons à rien pour la programmation. Je n'ai aucune considération pour Windows. Je devrais dire Microsoft, pas Windows. Je les ai appelés Microshaft, dans Annie Droid. Voyez comment Microshaft détruit votre ville. Il y avait aussi un vendeur de Windows, il avait ces échantillons sous la forme de petits trucs triangulaires avec des morceaux de verre à l'intérieur "17.5 millions de couleurs mais je ne peux pas vous les donner parce que la sécurité est défectueuse". C'était le genre de piques que j'adressais à Microsoft... Bien entendu, vers la fin, tout le monde est sauvé par Linux, le pingouin. Je pense que je me suis mis pas mal de gens sur le dos parce que Bill Gates est un des gros actionnaires du Times. J'avais ce poisson rouge nommé Gill Bates [NDT: "Gill" = branchie] qui avait des plans machiavéliques pour conquérir le monde. Mais ça a été l'occasion pour moi de raconter comment fonctionnent les ordinateurs et oui, j'avais pas mal de trucs très cons dans cette série.
Si tu avais le pouvoir cosmique de visiter le crâne d'un autre auteur pour en comprendre le génie, qui irais-tu visiter ?
Ian Gibson : Oh bon sang. Caravage, pour comprendre sa perception de la lumière. Grand artiste. Mais si je devais choisir quelqu'un œuvrant dans les comics, ce serait Victor de la Fuente. Victor de la Fuente pouvait prendre une planche et en concevoir chaque case à la perfection. Le rythme, le flux, tout... C'était un plaisir. Et ses histoires étaient aussi très bonnes. Les cases s'enchaînaient en parfaite harmonie. La page est une suite, une explosion d'inspiration en plus d'une merveilleuse narration visuelle. Comment peut-on être aussi bon ?
Merci Ian !
Remerciements à Arno et à l'organisation du Lille Comics festival..