Cela fait maintenant quelques mois que le nom de Jason Latour se multiplie sur les comics publiés en France. Ce scénariste et dessinateur s'est très vite retrouvé sous le feu des projecteurs en succédant chez Marvel sur des séries populaires comme Winter Soldier ou Wolverine and the X-Men mais aussi en intervenant sur des récits cultes comme Scalped ou B.PR.D.. En s'associant avec son ami Jason Aaron, il a créé Southern Bastards et a rencontré un succès totalement mérité. Jason Latour a le vent en poupe et cela ne semble pas près de s'arrêter puisqu'il est aux commandes de Spider-Gwen, une des récentes séries hype de la Maison aux idées. De nombreux sujets à aborder avec cet auteur complet lors de son petit détour par la France au Salon du livre.
interview Comics
Jason Latour
Bonjour Jason Latour, peux-tu te présenter ?Jason Latour : Je m'appelle Jason Latour. Je suis dessinateur et auteur. Je suis co-créateur et illustrateur du comics intitulé Southern Bastards et j'écris plusieurs titres pour Marvel Comics dont un intitulé Spider-Gwen dans lequel Gwen Stacy se voit dotée des pouvoirs de Spider-Man. Comment ai-je débuté ? Hmm. J'ai toujours dessiné. J'ai toujours aimé les cartoons et raconter des histoires à travers des dessins et ce depuis ma plus jeune enfance. Et j'ai eu la chance d'être encouragé par mes parents ainsi que d'avoir un très bon magasin de comics à proximité de chez moi. Il se trouve à Charlotte, en Caroline du Nord et, quand j'étais petit, c'était une ville bien plus petite qu'elle ne l'est aujourd'hui. Cependant on avait la chance que le propriétaire de la boutique de comics tenait, chaque année, sa propre convention comics. Et, donc, caque été, à HeroesCon, il faisait venir des dessinateurs de comics et ils exposaient leur travail. Très jeune, donc, alors que j'avais peut-être dix ou douze ans, j'ai pu apporter mon propre travail, le montrer à divers artistes et prendre en compte leurs remarques. Et après un long et tortueux chemins, quelques 25 ans plus tard, j'ai 37 ans et je travaille depuis maintenant dix ans dans l'industrie des comics. Voilà, c'est la version condensée. Je suis tombé dedans quand j'étais petit et j'ai tenu bon.
Quelles sont tes influences ?
Jason Latour : A la base, je pense que mes influences proviennent de ce que je lisais enfant et, heureusement, c'était une ère durant laquelle il y avait encore fameux tandems d'auteurs et d'artistes, dans les comics. Une des raisons pour lesquelles j'aime encore aujourd'hui les histoires de super-héros est que ce sont ces histoires qui m'ont en quelque sorte permis de découvrir d'autres formes artistiques. Dans les années 80, vers la fin de celles-ci, il y avait encore beaucoup de dessinateurs travaillant chez Marvel ou encore des équipes comme Walt et Louise Simonson, Frank Miller et Dave Mazzucchelli, Mike Mignola... C'était une époque très riche et c'est ce qui a fait que j'ai toujours voulu faire ce métier, faire ce genre de comics. J'étais enfant mais j'avais déjà, un peu, des goûts de « vieux » [rires] C'est difficile de pouvoir pointer du doigt une personne en particulier. Je lisais beaucoup de comic-strips. Aujourd'hui, je suis très influencé par mes amis, par bon nombre de mes pairs et je ne voudrais exclure personne. C'est très agréable de faire partie d'une telle communauté et de pouvoir s'en inspirer.
Pour autant que je sache, tu as souvent officié soit en tant que dessinateur, soit en tant qu'auteur mais jamais les deux en même temps. Est-ce ce que tu prévois de le faire un jour ?
Jason Latour : Je ne l'ai jamais fait sur le long terme. ça m'est arrivé, brièvement, sur, par exemple, un comic-strips. J'ai appris à dessiner en réalisant des comic-strips dans la presse. J'écrivais les scripts et je les illustrais. J'ai fait ça pendant des années. C'est juste que je me suis retrouvé dans une situation où j'ai commencé à gagner ma vie en illustrant les histoires d'autres auteurs tout en continuant d'écrire et ce que j'écrivais a fini par intéresser Marvel et DC. Tout d'un coup, je me suis retrouvé avec deux carrières parallèles. J'ai eu la chance de pouvoir passer de l'illustration sur commande à l'écriture sur commande tout en pouvant illustrer des titres comme Southern Bastards.
Est-ce facile de séparer les deux ?
Jason Latour : Non [rires] ça ne l'est jamais mais c'est quelque chose de naturel. Un peu plus tôt, je disais à un autre intervieweur que quand j'étais petit, je ne faisais pas la différence. Je me doutais que quelqu'un écrivais le script mais je voyais chaque comics comme une histoire et aujourd'hui, même si je connais tous les trucs et processus de la chose, j'envisage les comics comme quelque chose de cohérent, en une seule pièce. Illustrer un script est une tâche exigeante, quelque chose de très difficile, de physique et, quand j'écris un script, j'aime aborder ce processus dans ma tête. C'est très proche du travail d'illustration en soi mais c'est aussi très agréable de pouvoir passer le script à quelqu'un d'autre et de voir ce qu'ils arrivent à en faire. C'est en particulier le cas quand on travaille avec un très bon dessinateur. C'est amusant de voir les changements qu'ils peuvent apporter et de voir comment ils interprètent le script.
Comment fais-tu ton choix parmi les différents projets que te communiquent les éditeurs ?
Jason Latour : Tu essaies de choisir les projets qui t'intéressent. Il arrive que, dans le cadre du boulot, on accepte un projet afin que celui-ci nous mène à un autre. Néanmoins, je m'efforce de m’investir complètement dans chaque projet, même s'il s'agit d'un projet que j'ai accepté afin de me rapprocher d'un autre. J'ai une profonde affection pour divers types de comics et, donc, une de mes activités préférées est de parvenir à écrire une histoire pour n'importe quel type de projet. Je pense que ça aide à grandir, en tant qu'auteur, en proposant un réel défi. Quand il s'agit d'un titre tel que Southern Bastards, tu choisis de travailler sur un tel projet parce que tu le peux. Parce que c'est une histoire que tu te dois de raconter, quelque chose de très personnel.
Tu connais Jason Aaron depuis des années, bien avant Southern Bastards et même Scalped. Comment est-ce que Southern Bastards a vu le jour ? Comment se déroule votre collaboration et participes-tu à l'écriture ?
Jason Latour : J'ai eu la chance de connaitre Jason Aaron avant qu'il ne se laisse pousser la barbe [rires] Je le connais depuis longtemps et j'ai vraiment apprécié de voir sa carrière prendre un tel essor. En ce qui concerne la mienne, de carrière, ça a pris plus de temps. Je suis dessinateur donc ça ne s'est pas fait sur le même rythme. Mais on a toujours cherché de trouver un moyen de travailler ensemble. Scalped – ou bien peut-être le one-shot qu'on a fait ensemble sur Wolverine – a été notre première collaboration. Comme on a un background assez similaire et plus ou moins les mêmes centres d'intérêt, il nous a semblé clair qu'on ferait une bonne équipe. Et, à l'occasion de projets assez limités dans le temps, on s'est rendu compte qu'en effet, on faisait une bonne équipe. Et j'ai donc toujours cherché le moyen de décrocher un projet sur lequel on pourrait travailler ensemble. Heureusement pour nous, Image Comics a connu une sorte de résurgence, ces 5 dernières années qui, combiné au fait que je suis dorénavant aussi connu comme auteur, m'a permis de m'assurer de toujours avoir un job, même si ce que je dessinais à côté ne me rapportait rien. Mais, bon, les comics de chez Image se vendent bien, au final, et le marché s'est avéré viable. Je me suis donc baladé avec cette histoire sous le bras pendant un long moment quand, un jour, l'occasion s'est présentée. En ce qui concerne la conception même de Southern Bastards, c'est une œuvre essentiellement collaborative. Je passe beaucoup de temps au téléphone avec Jason, probablement plus qu'il ne le souhaiterais [rires] On a créé l'histoire à deux et, ensemble, on en a tracé les grandes lignes mais Jason en est l'auteur officiel et c'est un excellent auteur, aussi. Il a donc toute l'autonomie nécessaire pour en produire le script. On échange beaucoup au sujet de la trame de fond mais, quand vient le moment d'écrire le script et que celui-ci m'arrive, c'est vraiment le script que Jason a écrit. De la même manière, je tâche de voir avec lui tout ce qui touche à l'illustration mais, à la fin de la journée, ce sont bel et bien les miennes, d'illustrations. On essaie en tous cas d'être le plus ouverts, honnêtes et de communiquer au maximum l'un avec l'autre quand on travaille dessus.
Envisagerais-tu Southern Bastards comme une série régulière ?
Jason Latour : Oui. J'hésite à donner un chiffre exact quant au nombre de numéros éventuels. On sait tous les deux quelle va être la conclusion de la série, c'est juste que l'on ne sait pas combien de temps il va nous falloir pour y parvenir. Je compare toujours ça à un voyage en voiture. On peut choisir de prendre l'autoroute ou bien les petits chemins pour voir le paysage. Je crois qu'en réalité on se situe entre les deux. J'aimerais que le comics occupe une place conséquente dans ma bibliothèque, notamment parce que je considère que c'est un récit d'envergure – probablement la plus vaste que j'ai jamais tenté de raconter – mais ça ne veut pas dire pour autant que je vise la centaine de numéros. Ce sera peut-être un trentaine, au final, tout en étant restant un long récit.
L'atmosphère poisseuse et poussiéreuse de Southern Bastards est une composante majeure de la série. As-tu mis un effort particulier dans la retranscription de cette atmosphère ?
Jason Latour : J'ai été en quelque sorte aidé du fait que ma grand-mère vivait dans une zone isolée et très rurale de Caroline du Nord. Quand j'étais gosse, je pouvais donc passer de mon environnement relativement urbain à celui de ma grand-mère, en allant lui rendre visite. Je pense que ça m'est resté, le fait de pouvoir comparer ces deux univers très distincts. Quand j'illustre le comics, j'essaie de canaliser l'ambiance, ce que ces paysages me faisaient ressentir, bien plus que je n'essaie d'en retranscrire une vision réaliste. ça me vient tout naturellement et j'a eu beaucoup de chance de pouvoir naviguer suffisamment longtemps entre ces deux eaux pour pouvoir me rendre compte quand quelque chose n'est pas à sa place. Dès que je trace un trait qui na vas pas ou bien que je fais porter une chemise douteuse à un des personnages, je le vois généralement tout de suite. C'est pareil en ce qui concerne la partie du bouquin dédiée au football américain. Il n'y a pas beaucoup de comics dédiés au sport, aux États-Unis, malgré notre obsession nationale vis-à-vis du sujet [rires] et j'ai moi-même joué au football américain. Il est donc aussi très important pour moi de pouvoir retranscrire correctement cet univers dans le comics.
Tu travailles aussi pour Marvel Comics, notamment avec Wolverine and the X-Men. Comment s'est effectué la transition entre Jason Aaron et toi ?
Jason Latour : C'était très bizarre de me retrouver dans ses pompes ! Heureusement, il s'est trouvé que je connaissais son éditeur et que celui-ci m'avait toujours donné beaucoup de projets à réaliser. Je pense qu'il s'est dit que ce relais serait opportun. Mais quand Jason s'est décidé à partir, cet éditeur s'est retrouvé à travailler dans les bureaux consacrés à Spider-Man et, donc, on n'a pas pu travailler ensemble. ça a été un honneur, pour moi, que de pouvoir travailler sur les X-Men. J'ai toujours été un fan de la série, depuis mon enfance. J'essaie de ne pas copier ce qu'a fait Jason mais je suppose que, suivant la personne à qui tu demandes si j'ai réussi ou non, la réponse peut changer. Mais, oui, c'était chouette, amusant en plus d'être un honneur.
Tu as aussi conclus le run de Brubaker sur The winter Soldier...
Jason Latour : En effet.
Est-ce que ça a été facile, du coup, de te mettre comme tu l'as dit, dans les pompes d'un tel auteur ?
Jason Latour : Concrètement, non, ce n'est pas simple. Mais, si tu as de la chance, tu vas te retrouver à prendre la suite de gens très talentueux. Si ta carrière bat de l'aile, par contre, on ne va pas te demander de faire ce genre de relais. C'est donc quelque chose qui peut s'avérer très intimidant. Mais il faut voir ça comme une chance, une opportunité. Et prendre la suite d'Ed Brubaker ou de Jason Aaron... Ce sont tous les deux de grands noms des comics américains et, si ma carrière allait mal, on ne m'offrirait certainement la possibilité de prendre leur suite. Pas si les gens n'appréciaient pas ce que je fais moi-même. Donc même si l'exercice est difficile en soi, c'est aussi quelque chose que j'aime particulièrement. Je veux être celui qu'on appelle pour prendre leur suite. Mais les nouveaux titres sur lesquels je travaille en ce moment, pour Marvel, sont des titres à la création desquels j'ai participé. Par conséquent, ils me sont plus personnels et plus uniquement le travail d'autres auteurs que je devrait reprendre. C'est bon de pouvoir travailler sur des titres sur lesquels, un jour peut-être, c'est quelqu'un d'autre qui prendra ma propre suite.
Tu écrit aussi sur Spider-Gwen. La série n'étant pas encore publiée en France, pourrais-tu nous en dire quelques mots concernant les personnages et les aventures qui les attendent ?
Jason Latour : Dans la série Spider-Gwen, l'héroïne s'appelle en fait Spider-Woman. Spider-Gwen est le titre de la série car c'est ainsi que, sur Internet, les lecteurs ont décidé de l'appeler. Il s'agit d'un univers alternatif, à part, dans lequel l'histoire de Spider-Man suit un cours différent et Gwen Stacy – que vos lecteurs connaissent sans doute soit à partir des anciens comics soit à partir des films – a été un des premiers amours de Spider-Man. Dans les comics, Gwen Stacy connait une fin tragique et désormais célèbre, en 1968 ou quelque chose [NDT: 1973 en fait], aux mains du Bouffon Vert. Aux Etats-Unis, ça a été considéré comme un des moments-clés de l'histoire de Spider-Man et ce pendant des décennies. ça a été une épreuve que Peter Parker a eu beaucoup de mal à surmonter. Dans notre histoire, c'est Gwen Stacy qui est mordue par l'araignée radioactive, ce qui a bouleversé les choses, dans cet univers. Sans trop en dire, Peter Parker, lui, est mort et Gwen – ou plutôt Spider-Woman – est celle que l'on blâme pour cette mort. Le père de Gwen est capitaine de police et pourchasse donc Spider-Woman, sans savoir qu'il s'agît de sa fille. Gwen se retrouve donc à devoir jongler entre le fait de se comporter comme une super-héroïne digne de ce nom et laver sa réputation et le fait qu'elle fait partie d'un groupe de rock nommé les Mary-Janes composé d'autres personnages plus ou moins connus de l'histoire de Spider-Man. Spider-Gwen est donc une sorte de mélange entre un récit de super-héros au ton assez léger et un récit plus sombre, teinté de polar.
Si tu avais le pouvoir cosmique de visiter le crâne d'un autre auteur, qui irais-tu visiter ?
Jason Latour : Ma réponse va être typique, pour un américain. J'opterais pour Jack Kirby ! Notamment parce que je me vois comme le genre de personne qui se réveille avec un million d'idées en tête, le matin. Mais, je ne sais pas si c'est un problème de manque de confiance en moi ou de doute, mais il y a une part de moi qui m'emp^che de me lancer et de concrétiser ces idées. Et, si on regarde bien la carrière de Kirby, il était prolifique, imaginatif et aussi innovateur de par l'abstraction que l'on trouve dans son oeuvre. Et moi, j'aimerais bien voir comment se passait une de ses journées [rires] Comment pouvait-il se lever, un matin, et, comme ça, créer les Inhumains. Ce serait génial de pouvoir ressentir et expérimenter cette créativité débridée. Voilà, comme ça, de but en blanc, je dirais Jack Kirby.
Merci Jason.
Remerciements à Louise Rossignol et à Clémentine Guimontheil pour l'organisation de cette rencontre, et à Alain Delaplace pour la traduction !.