En fin d'année 2010, l'éditeur belge l'employé du moi publie un drôle d'ouvrage avec Monsters. Ce comic book présente un récit semi-autobiographique dans lequel son auteur, Ken Dahl, surprend en évoquant un sujet grave : l'herpès. De façon aussi drôle que peu ragoûtante, il en présente les multiples aspects avec un talent fou. Captivant, Monsters a fait si forte impression que durant plusieurs années, l'album fut introuvable. Réédité dans une superbe édition incluant une postface dessinée inédite, Monsters permet de redécouvrir un ouvrage indispensable. Et pour nous, l'occasion de questionner son auteur, le mystérieux Ken Dahl...
interview Comics
Ken Dahl
Bonjour Ken Dahl, peux-tu te présenter et nous dire comment tu as débuté dans l'industrie des comics ?
Ken Dahl : Je m'appelle Gabby Schulz (ou "Ken Dahl"). Je suis né et j'ai grandi à Honolulu, Hawaii. J'ai commencé à dessiner des mini comics dans les années 90 mais je ne m'y suis pas mis sérieusement avant la fin des années 2000 quand, alors que je vivais dans un camion, on m'a proposé un poste d'enseignant au Centre d'études de Dessins [NDT: Center for Cartoon Studies, un institut d'enseignement, dans le Vermont]. Avant ça, je travaillais dans des restaurants.
Pourquoi Gabby Schulz et pourquoi Ken Dahl ? Qui es-tu vraiment ? :)
Ken Dahl : Ah, le véritable moi est compliqué. J'ai commencé à utiliser le nom "Ken Dahl" comme une blague (Ken Dahl=Ken Doll [NDT: soit "poupée Ken]) et aussi afin que mes proches (surtout ma famille) n'apprennent pas que je dessinais pour un journal. J'apprécie l'anonymat. J'ai conservé le pseudonyme pour Monsters car le livre est très personnel, c'est une confession embarrassante. Mais je suppose que, maintenant, tout le monde sait que je l'ai dessiné et, en plus, employer un pseudonyme complique les choses (j'en ai plus d'un, en fait).
Quelles ont été tes influences ?
Ken Dahl : Quand j'étais plus jeune, j'adorais les dessinateurs les plus populaires : les frères Hernandez, Chris Ware, Daniel Clowes, Julie Doucet, Marc Bell, Robert Crumb. J'ai aussi été inspiré par des écrivains tels que Samuel Beckett, Sartre, Camus, JM Coetzee, Tolstoy, les Situationistes, Derrick Jensen, et Michael Taussig.
Peux-tu présenter Monsters aux nouveaux lecteurs ?
Ken Dahl : C'est un livre sur l’herpès, écrit pour les personnes qui ont à souffrir de cette infection banale, ennuyeuse, et qui génère beaucoup d'embarras et de drôlerie. Le livre démarre dans l'ignorance, passe par l'horreur et le dégoût et se conclut sur l'acceptation tacite. Je l'ai dessiné à la façon d'une autobiographie afin de rendre le récit plus réel et aussi pour que les lecteurs s'y identifient plus facilement.
L'histoire traite d'une maladie plutôt sérieuse. Comment as-tu trouvé l'équilibre narratif entre les faits plutôt sérieux et des choses plus drôles à raconter ?
Ken Dahl : Je me suis contenté de mettre de côté tous les faits barbants pour les ressortir après avoir traité tout les aspect effrayants et dégueu ! C'était difficile de faire un traitement sérieux parce qu'au fond, l'herpès est une maladie bénigne. Il y a tellement de choses plus graves dans le monde.
Monsters est un récit très documenté. Quelle est la part de réel dans le récit ? As-tu vécu tous ces événements ?
Ken Dahl : Pour la plupart, oui. Certains événements et personnages sont en fait des combinaisons de différents événements et personnes que j'ai connus dans ma vie et ce afin que le récit ne se continue pas indéfiniment. Il y a beaucoup de choses que je n'ai pas pu inclure dans le livre parce que certaines personnes l'auraient mal pris (d'autres personnes l'ont mal pris, de toute manière).
Qu'est ce qui a été le plus difficile, au moment de la publication de Monsters ?
Ken Dahl : Parfois, je me dis que je n'aurais jamais du l'écrire, à cause de la manière dont les gens me perçoivent, maintenant. Je suis satisfait du livre et beaucoup de gens m'ont dit que ça les avait aidé à gérer leurs propres problèmes avec les MST mais je n'ai pas envie de me voir coller l'étiquette du Mec à l'Herpès. Mais ça a quand même été un soulagement de le publier, je suppose.
Quelles sont les réactions des lecteurs que tu rencontres lors des conventions ?
Ken Dahl : La plupart pense qu'il s'agit juste d'un bon livre avec de bons dessins mais il s'en trouve toujours un, de temps à autre, qui souhaite me faire savoir qu'il a vraiment, vraiment aimé le livre. Je suppose que c'est parce qu'il traverse une expérience similaire et qu'il apprécie de voir quelqu'un en parler publiquement. Arrivé à un certain moment, j'ai réalisé que les réactions des gens par rapport à ce livre sont très différentes de celles qu'ils peuvent avoir vis-à-vis d'un autre comics parce qu'avec ce livre, il est difficile de dire "j'ai aimé ce bouquin !" sans avoir l'air de dire "j'ai de l'herpès !". Je peux comprendre ça, je pense.
En France, on ne te connait que pour Monsters. Qu'as-tu publié d'autre ? Je sais que tu as créé beaucoup de comics indé comme Drenched...
Ken Dahl : Il y a aussi Welcome To The Dahl House, qui n'est rien d'autre qu'un recueil de mes premiers récits courts. Il y a aussi Weather, à propos d'un type dans un avion. Sur mon site web (www.gabbysplayhouse.com), je constate des pics dans le nombre de vues, de temps à autre, sur certains trucs que j'ai pu dessiner. Pour le moment, je travaille sur l'adaptation d'un comics intitulé Sick qui a été très populaire sur mon site. Par contre, ça me prend un temps de dingue ! Ce ne sera probablement pas publié avant l'année prochaine.
Penses-tu que le comics autobiographique a ses limites ?
Ken Dahl : Pour en avoir fait quelques uns, oui, définitivement ! Tout d'abord, il est très facile de se fâcher avec ses proches, dès lors qu'on les inclut dans l'histoire. J'ai perdu quelques amis après Monsters. Je réalise maintenant que c'est la raison pour laquelle la plupart des auteurs connus écrivent de la "fiction", il suffit de changer quelques noms et descriptions pour bénéficier d'une certaine liberté à s'inspirer de son propre vécu. De plus, pouvoir retenir l'attention du lecteur tout au long d'une histoire requiert de "mentir" au sujet de certains événements ou encore de trafiquer ceux-ci juste assez pour les rendre vraisemblables" une fois traduits dans ce qu'on pourrait nommer les conventions narratives du comics. On commence par transformer la réalité afin qu'elle se conforme à notre version des événements puis on la transforme une nouvelle fois pour que cela fasse un bon livre. Il est impossible de transposer le réel dans une unique narration, c'est en particulier vrai pour les comics. Je pense que la seule manière de réaliser une "autobiographie" est de donner au lecteur un frisson de voyeurisme en sous-entendant que tout cela a vraiment eu lieu et qu'on les lui révèle dans son propre intérêt (et aux dépens de l'auteur). En tant que voyeur, ça me parle.
Quels sont tes futurs projets ?
Ken Dahl : Sick me prend tout mon temps, vu que je redessine l'ensemble, que je le colorie sur des planches énormes et que j'ajoute PLEIN d'éléments à l'histoire. Ce comics va être un désastre.
Connais-tu des comics français ou bien des auteurs français ? Si oui, que penses-tu d'eux ?
Ken Dahl : J'ai eu la chance d'enfin pouvoir me rendre en France il y a quelques années et j'ai pu découvrir nombre d'incroyables artistes, aussi bien français qu'originaires d'autres pays européens, comme Vincent Perriot, Winschluss, Franky Ravi, Blutch, Joseph Falzon, Nylso, Sebastien Lumineau, Remi Lucas, Pierre Maurel, Amanda Vahamaki, Arne Bellstorf, Ville Ranta... Il y a tant de grands artistes que l'on n'a pas la chance de voir ! (Bien que bien plus d’œuvres européennes soient traduites et republiées aux Etats-Unis, maintenant). Le comics que je veux réaliser aujourd'hui a bien plus de points communs avec ces artistes qu'avec la plupart des choses que je lis aux Etats-Unis aujourd'hui.
As-tu un comic-book préféré ? Lis-tu toujours des comics ?
Ken Dahl : Je lis beaucoup moins de comics de nos jours parce que je suis vraiment fauché. Je suis récemment passé par une période où j'adorais Winschluss (ce qui est plutôt banal) et j'aimerais beaucoup lire plus d'histoires d'Amanda Vahamaki. J'aime aussi les comics de Sammy Harkham et je voudrais qu'il y en ai plus (mais je ne peux pas m'en plaindre). Mais, ces dernières années, j'ai lu beaucoup d’œuvres qui n'étaient pas des comics. Les comics peuvent être très insulaires et, afin de pouvoir avoir quelque chose d'intéressant à dire dans mes propres comics, je m'efforce d'apprendre en dehors de ce vase clos. Tout le monde s'en moque, à l'exception d'autres dessinateurs de comics, et je hais les comics de super-héros made in U.S.A. de toute façon.
Si tu avais la possibilité de rendre visite à l'esprit d'un auteur, vivant ou décédé, afin de pouvoir mieux comprendre son art ou encore t'approprier ses techniques, quel artiste choisirais-tu et pourquoi ?
Ken Dahl : J'ai toujours nourri le rêve d'être l'élève de clodos professionnels du genre de Diogène, Lao Tseu, Basho, Jack London, Thoreau ou encore Richard Schultes. Mais pour ce qui est des dessinateurs, j'aimerais juste pouvoir observer Maurice Sendak ou Edward Gorey en train de dessiner. Ou bien apprendre à dessiner très vite, comme Lewis Trondheim. Mais en réalité je voudrais juste réduire la civilisation à néant et apprendre comment vivre auprès de ceux qui ont réalisés les peintures dans des lieux comme Lascaux, Chauvet ou Altamira.
Merci Ken... euh Gabby !
Remerciements spéciaux à Alain Delaplace pour sa traduction chirurgicale.