Robin Recht est un grand artiste exigeant et prodigieux de talent. Passionné par les mondes imaginaires, il devient l’un des auteurs fer de lance de l’heroïc fantasy avec des séries comme Totendom, Le dernier rituel mais aussi le magnifique Elric. Mais saviez-vous que ce dessinateur hors pair est aussi le scénariste de Notre Dame de Paris ? Connaissiez-vous l’album Désintégration où le dessinateur campe une histoire ciselée sur un conseiller de Matignon ? Robin Recht revient maintenant à ses premiers amours avec un personnage incontournable de l’heroïc fantasy : Conan ! Son adaptation est prodigieuse de beauté visuelle et de puissance graphique. Nous avons eu la chance de le rencontrer lors du festival d’Angoulême, entretien fructueux où Robin nous donne quelques secrets sur son art…
interview Bande dessinée
Robin Recht
Bonjour Robin Recht. Pour les lecteurs qui ne te connaissent pas encore, pourrais-tu te présenter rapidement ?
Robin Recht : Je m’appelle Robin Recht. Je suis auteur de bandes dessinées. J’ai 44 ans. Je suis parisien et je fais de la BD depuis une petite vingtaine d’années.
Tu démarres dans un genre qui te colle à la peau : l’heroïc-fantasy.
RR : Ce sont mes racines d’imaginaire : c’est là d’où je viens. J’ai toujours aimé les mondes parallèles, la science-fiction et la fantasy. Cela me vient très naturellement car c’est un genre dans lequel je me coule avec plaisir et avec passion.
Comment es-tu rentré dans la bande dessinée ?
RR : Je ne saurais pas quoi faire d’autre. J’ai aimé la bande dessinée de manière très naturelle, quasi génétique. C’est un média qui m’a parlé tout de suite. J’ai beaucoup lu de BDs et j’ai été très fan avant de passer de l’autre côté de la barrière. Je n’ai jamais imaginé faire autre chose même si ce n’était pas non plus un objectif vrillé au corps. C’est plus quelque chose que je devais faire. Ça n’a d’ailleurs pas été une bagarre pour y accéder même si j’ai beaucoup bossé. Je devais faire de la bande dessinée.
Peux-tu nous raconter comment tu as participé à la préquelle Le troisième testament ?
RR : Avant ça, j’ai travaillé sur la série Totendom aux Humanoïdes Associés avec Gabriel Delmas au scénario. Pendant que je faisais cela, j’étais en atelier avec Mathieu Lauffray qui m’avait un peu mis le pied à l’étrier et on s’était bien entendus. Je me suis intégré petit à petit et j’ai trouvé ma place dans cet atelier. Ils ont eu la gentillesse de m’accepter car ce n’est jamais si évident. En les voyant travailler, je me suis moi-même mis à faire mes propres projets. De fil en aiguille, j’ai signé chez les Humanos pour Totendom et je me suis ensuite approché petit à petit d’Alex Alice. Quand les Humanos ont eu des problèmes et qu’ils m’ont demandé d’arrêter la série - non pas parce qu’elle ne marchait pas mais parce qu’ils étaient eux-mêmes en difficulté comme un grand malade à la renverse - Alex m’a dit qu’ils étaient en train de faire la préquelle et qu’ils avaient besoin d’un dessinateur. Je me suis dit que c’était une belle opportunité. J’étais très fan de la série Le Troisième Testament et je me suis lancé là-dedans grâce à Alex qui m’a fait ce beau cadeau en m’intégrant dans le projet.
Pourquoi n’as-tu dessiné que le premier tome ?
RR : Parce que je suis tombé malade et je l’étais depuis un petit moment sans le savoir. La maladie m’a empêché de passer plus de temps sur le premier tome que je l’aurais voulu. J’ai eu beaucoup de mal à me mettre aux pages pour le deuxième tome pour les mêmes raisons. Eux ont eu besoin que l’album avance et donc il a fallu que je quitte la série malheureusement.
C’est pour cela que tu t’es mis ensuite au scénario avec Notre Dame de Paris ?
RR : Non. C’était en fait une rencontre avec Jean Bastide. J’avais envie de faire Notre Dame de Paris et je pensais à ce projet là pour le faire quelques années après. Il se trouve que Jean Bastide, que j’avais rencontré lors d’un festival, avait un peu la même idée. On s’est appelé pour s’engueuler mutuellement en se disputant pour savoir qui a eu l’idée avant l’autre ! Finalement, on a décidé de le faire ensemble ! Je trouve qu’il a beaucoup de talent et donc l’aventure a commencé un peu par hasard.
Ce n’est pas trop dur de faire du scénario en démarrant par Victor Hugo ?
RR : Justement ce n’est pas du scénario mais de l’adaptation. L’adaptation d’un roman n’est pas écrire du scénario quand même. On ne part pas d’une feuille blanche mais on part d’une belle image et de quelque chose de bien abouti dans lequel on fait un travail pour l’amener vers un autre média. Je ne peux pas mettre ce travail sous le même plan qu’un scénario de BD. Il y a du travail bien sûr mais cela ne demande pas tout à fait les mêmes compétences. Je ne suis pas scénariste. Je le serais peut être un jour si je démarre d’une feuille blanche mais pour l’instant, je ne l’ai pas fait.
Tu prends un sacré virage ensuite avec Désintégration- journal d'un conseiller à Matignon ?
RR : Il y a eu entretemps Elric. Sans le savoir à l’époque, j’étais en train de créer ce qui maintenant est ma manière de travailler. J’adore l’heroïc fantasy mais je me lasse vite. Donc il faut que je passe de l’heroïc fantasy à autre chose pour me rappeler que j’ai besoin de faire de l’heroïc fantasy. De plus en plus, de manière systématique, je vais faire un projet qui va vers les mondes imaginaires puis faire une respiration pour revenir ensuite dans les mondes imaginaires. J’alterne du coup sans arrêt entre ces deux tendances. J’ai besoin de me régénérer ailleurs pour retrouver le plaisir de faire ces mondes imaginaires que j’adore mais que je ne peux pas faire tout le temps sinon je m’assèche.
Dans Désintégration, ton style est totalement différent, à tel point qu’il est difficile d’imaginer que tu en es le dessinateur.
RR : J’adore la BD et je trouve que c’est dommage de se limiter à un style même si c’est nécessaire quand on travaille sur une série. Je trouve ça très frustrant car je ne crois pas avoir un style que j’ai établi comme étant ma signature. Du coup, je me sens libre de vagabonder en fonction des projets et de m’adapter à chaque récit. Je ne suis pas très attendu sur une écriture particulière et j’ai donc le droit de voyager un peu. En tant que créateur, c’est hyper rafraichissant de découvrir toujours quelque chose de différent. Est-ce que ça va me plaire ? Est-ce que ça va m’ennuyer ? Est-ce que je vais m’amuser ? Est-ce que je vais galérer ? C’est toujours nouveau pour moi. Puis, je reviens à l’heroïc fantasy dans mon langage plus habituel.
Adapter Conan le barbare, c’est un rêve ?
RR : Oui, c’est un rêve, un plaisir égoïste enfantin. C’est le droit de jouer avec les jouets qu’on a eus pendant l’enfance et l’adolescence. L’espace d’une année, on me donne carte blanche pour aller jouer avec ça. C’est un luxe inimaginable d’avoir le droit dans une vie de reprendre des jouets qui nous ont fait rêver à un âge où l’on rêve beaucoup. Pour d’autres personnes, ça aurait été écrire un Harry Potter, jouer dans un Star Wars. Moi c’était dessiner une BD sur Conan.
Pourquoi adapter cette nouvelle ?
RR : Le concept de la collection de Glénat est de donner carte blanche à des auteurs qui sont attirés par cet univers. Le choix se porte sur une nouvelle de Robert E. Howard quand il était en activité d’écrivain dans les années 30 et il y a un corpus de 30 nouvelles qui ont été écrites avec le personnage de Conan qui sont validées comme étant strictement de lui. Quand je me suis proposé, c’était pendant l’élaboration du tome 3 d’Elric. J’avais envie de m’éloigner de la série pour des raisons de différent artistique avec le scénariste. J’avais envie de faire un Conan car je sentais que j’avais des choses à dire mais d’une manière assez nébuleuse : je ne savais pas très bien quoi mais le personnage m’avait beaucoup marqué quand j’étais ado. L’éditeur m’a simplement envoyé une liste de nouvelles qui étaient encore disponibles car, à l’époque, il y avait déjà sept ou huit nouvelles qui étaient soit en chantier soit en préparation soit déjà finies. Celle qui m’intéressait au tout début et dont je me souvenais était Une sorcière viendra au monde mais c’est Thimotée Montaigne et Jean Luc Istin qui étaient déjà dessus donc raté ! J’ai commencé par relire les plus courtes nouvelles pour des soucis de temps et aussi car je pense qu’en BD, les récits vont très vite. C’est un art de la nouvelle plus que du roman. Du coup, je pensais qu’il fallait s’éloigner des nouvelles les plus longues. La plus courte était La fille du Géant du Gel qui fait une dizaine de pages. Je me suis arrêté là et je me suis dit qu’il y avait tout ce que je voulais de Conan. J’étais certain que je n’aurais rien trouvé de mieux dans toutes les autres nouvelles. J’ai envoyé un mail dans les dix minutes pour dire que je voulais adapter cette nouvelle. Benoit Cousin, l’éditeur, m’a répondu très vite : « Prends en une autre : celle-là ne peut pas être adaptée. Elle est trop courte et il n’y a rien à en faire. Il n’y a pas assez de matières. » J’ai réfléchi pendant la soirée et j’ai relu la nouvelle. Je me suis endormi en étant convaincu que c’est cela qu’il fallait faire et le lendemain, je suis revenu à la charge. Ils ont essayé de me faire changer d’avis car ils pensaient que c’était juste une rêverie mythologique qui dure dix pages, qu’il n’y avait pas d’intrigue et que du coup, il faudrait rajouter des éléments, ce qui ne correspond pas au projet d’adaptation. J’ai réussi à les convaincre ou à les user en étant obtus et en leur disant : « J’ai quelque chose à dire avec cette nouvelle : elle me parle ». Je ne savais pas encore à quel point elle me parlait…
Ton travail graphique est impressionnant et très inventif. Comment as-tu réalisé la partie dessin ?
RR : Le plus dur a été la narration et définir les choix de narration. Au début, j’étais parti sur une option beaucoup plus proche de Rosinski, je dirai. L’album faisait 46 pages et j’étais parti sur quelque chose de plus posé dans la narration en reprenant les qualités de Rosinski, c’est-à-dire l’incarnation : le fait de bien poser les choses et de raconter assez simplement avec des plans simples mais efficaces. Ça marchait mais j’ai été vite frustré parce que la dimension mythologique avait du mal à s’envoler dans un format pareil. C’était beaucoup plus adapté à l’aventure. J’ai envoyé ce premier montage à l’éditeur qui a apprécié mais moi, pendant une semaine, ça m’a « gratté ». Je me suis alors remis au travail en ne me mettant plus aucune barrière de choix narratifs ou de pages. J’ai donc repris à zéro en changeant quasiment tout le story board et en faisant comme j’en avais envie, en malaxant les langages sans me poser de questions. Je me suis déplacé vers un mélange hétéroclite de tout ce qui me venait par rapport à des problématiques de scènes et non plus en ayant des choix clairs dans ma tête. Après, ce n’était pas des références mais j’avais juste des problèmes de scènes à résoudre et un tout à faire en même temps qui donne une cohérence à tout ça. C’est venu avec, je pense, une espèce de maturité à force de travailler pendant des années. Là, je me suis autorisé à lâcher les chevaux. La nouvelle était tellement épurée que j’avais de la place pour autre chose. Quand la narration est beaucoup plus dense, la narration des anecdotes prend beaucoup de place. Là, il y avait très peu de choses à raconter donc j’avais toute la place possible pour que les langages de narration s’expriment. La trame était tellement pure que j’avais possibilité de faire tout le reste. Ça m’a permis aussi d’expérimenter au sens premier du terme en faisant des expériences et en me disant : « on verra à la fin si ça passe ». Par exemple, le moment où les onomatopées bouchent l’écran, tout le monde autour de moi me disait qu’il ne fallait pas faire ça et que ce n’était pas une bonne idée. J’ai tenu bon de manière un peu crâne en me disant que je ne voyais pas comment faire mieux. L’enjeu n’étant pas si énorme que cela, ils m’ont laissé faire. Je me suis autorisé une liberté car l’histoire m’y autorisait.
Cette liberté colle bien aussi avec le personnage de Conan. Tes couleurs sont égalementi très travaillées. Ça a été difficile à faire ?
RR : Non parce que je n’ai pas essayé de faire un album hyper naturaliste même s’il y a certains passages qui le sont. J’ai essayé d’amener dans les couleurs des codes symboliques qui participent à la narration. Comme il n’y a pas énormément à raconter, je peux m’aider de plein de choses qui peuvent être intégrées par le lecteur car il n’est pas focalisé sur une intrigue à suivre et qui monopolise son attention. Là, comme il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent, je peux ramener plein de choses par d’autres biais que juste l’intrigue. Si cela avait été plus serré et plus dense, je n’aurais pas eu cette liberté et j’aurais été amené, comme beaucoup de mes confrères, à être beaucoup plus resserré dans les langages et options graphiques pour que cette intrigue puisse se développer.
Conan montre son visage plus tard dans l’album. C’est parce qu’il était difficile à dessiner ?
RR : Non, je voulais créer l’évènement mythologique. Quand on arrive sur le personnage, il fallait que ce soit une émotion particulière. J’ai fait en sorte d’écrire pour que la mythologie du personnage puisse se faire d’abord sur les impressions. Je voulais faire un bouquin impressionniste et pas figuratif. Il fallait donc qu’on ait des impressions et non la façon dont se dévoile l’action. On peut me reprocher qu’il n’y ait pas assez de détails et on ne voit pas assez les choses mais c’est ma proposition. Je voulais que ce soit plus la sensation qu’a la Déesse de ce personnage plutôt qu’une caméra qui le regarde ou qui le dévoile. J’ai donc repoussé le plus possible ce moment là. Pareil à la fin : je ne voulais pas rendre le combat figuratif pour plusieurs raisons mais, entre autre, pour laisser aux spectateurs le loisir de l’imaginer plus que l’imposer. Je ne voulais pas faire de belles images qui auraient figé l’action et cela aurait été dans une tradition graphique que l’on connaît trop bien avec Frazetta. Je voulais court-circuiter ça pour aller vers l’impression. La BD peut le permettre et des auteurs comme Otomo ont fait cela mais en franco-belge, on le fait peu.
Il y a aussi une grande audace avec la Déesse avec une scène érotique osée, non ?
RR : En fait, non. Quand on regarde Game of Thrones, le sexe est beaucoup plus crû que ce que j’ai mis moi. Cela reste érotique. Dans la BD classique franco-belge qui n’est pas déclarée comme érotique, j’ai été plus loin que la plupart, c’est vrai. Mais c’est le sujet du livre : si je ne faisais pas ça, je ne traitais pas le sujet du livre qui est le désir. Il fallait d’une manière ou d’une autre le faire frontalement et pour moi, ce n’est pas un univers dans lesquelles les choses se font par la bande ou par le côté. Ce n’est pas comme dans Les liaisons dangereuses où la séduction n’est qu’évoquée ou suggérée. Là, je voulais quelque chose qui soit frontal, direct et où les gens assument leurs désirs et la sexualité. Je pense qu’il ne fallait pas aller trop loin car cela ne sert à rien mais ça me paraît être le dosage juste qui permet de bien comprendre les choses sans choquer inutilement. C’est une scène dont on me parle beaucoup alors que finalement, ça n’a rien de choquant. C’est plus l’imaginaire qu’on en a par rapport au genre où l’héroïc-fantasy est normalement quelque chose de très adolescent. Là, je propose une héroïc-fantasy peut-être plus adulte, divertissante mais qui va vers le symbolisme et l’impressionnisme et qui assume la sexualité.
As-tu envie de prendre une autre « respiration » après ce Conan ?
RR : Il faut ! J’en ai assez de faire de l’ heroïc fantasy et je ne peux plus voir le genre en peinture ! Je vais aller voir ailleurs et je sais que dans six mois, je vais en avoir envie. Pour l’instant, mon projet suivant sera une comédie macabre contemporaine en huis clos. Ce sont deux personnages qui se détestent cordialement et qui sont obligés de cohabiter ensemble dans une maison. Donc rien à voir !
Tu ferais ensuite un nouveau Conan ?
RR : Non, je pense que j’ai fait ce que j’avais à dire avec le personnage. Je ne pense pas que d’autres nouvelles m’inspirent autant. Je crois que là, c’était idéal. Je suis sûr que d’autres auteurs vont donner d’autres visions très intéressantes du personnage. Je reviendrais probablement vers la fantasy mais la forme n’est pour l’instant pas très claire. C’est encore un peu loin et il y a plusieurs idées mais je vais y revenir, c’est sûr.
Si je te donnais le pouvoir (magique) de rentrer dans la tête d’un auteur, qui choisirais-tu et pour y trouver quoi ?
RR : Il y en a trop parce que notre imaginaire est constitué de plein de choses subtiles et qui se mélangent. Il y a des choses qui ont plus d’importance que d’autres mais on est fait d’un cocktail d’influences très subtil qui change avec le temps. Le lundi, je peux être amoureux de tel auteur et le mardi de tel autre… Il y a tellement de gens qui m’ont plu. Je viens d’avoir une signature de Frank Miller : je redeviens un enfant heureux d’avoir eu sa dédicace. J’ai croisé Loisel tout à l’heure et je redeviens un enfant heureux de rencontrer un immense narrateur. Je n'ai jamais eu l’occasion de croiser Otomo. J’aurais aimé être l’enfant qui redécouvre Akira. J’aurais aimé comprendre comment ces gens-là ont pu avoir l’audace qu’ils ont eue au moment où ils l’ont eue, avoir la clairvoyance de ce qu’il fallait faire. Ce ne sont pas forcément les meilleurs dessinateurs mais ils ont la clairvoyance d’un projet et c’est ça qui me plaît dans mon métier : s’accaparer un projet et avoir une clairvoyance. Ces auteurs ont su avoir une clairvoyance formidable sur plusieurs pages ou parfois un album ou deux. Là, il y a une exposition sur Manara et la clairvoyance de Manara sur L’été indien, c’est magique. Il y en a trop... Aujourd’hui, peut être Frank Miller parce que je l’ai croisé tout à l’heure et c’était magique pour moi.
Merci Robin !