Dans l'industrie du comics, les scénaristes et les dessinateurs sont souvent ceux dont le nom est reconnu par les lecteurs. Pour tenir des délais toujours plus courts, d'autres acteurs comme les coloristes et les encreurs entrent en scène. Dans le cas de ces derniers, il n'est pas simplement question de repasser soigneusement le crayonné original mais bel et bien de compléter celui-ci voir même de le sublimer. Parmi les experts dans le domaine, nous avons Stefano Gaudiano, un artiste qui a encré des styles très différents et qui, dernièrement, a rejoint l'équipe créative de Walking Dead. Réussissant à reprendre le style atypique de Charlie Adlard avec une efficacité rare, lui qui n'était venu que pour quelques numéros est finalement resté depuis. Avec une carrière riche et variée, l'envie de questionner Stefano Gaudiano sur son métier devenait un peu plus obligatoire à chaque jour qui passe...
interview Comics
Stefano Gaudiano
Réalisée en lien avec les albums Walking Dead T24, Gotham Central T4, Lazarus T1, Bloodshot – édition librairie, T1
La traduction de cette interview a été réalisée par Alain Delaplace.
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Stefano Gaudiano : Je suis né en Italie, en 1966, puis je suis parti aux États-Unis en 1981. J'étais un fan des comics Marvel et je me suis mis à la tâche dès l'adolescence dans le but de devenir dessinateur de comics professionnel. Après quelques travaux dans des fanzines ainsi qu'une excursion infructueuse dans l'univers de l'auto-publication, j'ai été engagé par Deni Loubert et Steve Seagle pour dessiner la série Kafka, pour Renegade Press, en 1987. La série a été bien accueillie et, par la suite et alors que je n'étais encore qu'un tout jeune adulte, ma carrière a peu à peu pris son envol.
Quelles ont été tes influences en termes artistiques ?
Stefano Gaudiano : Dans l'ensemble, j'ai été influencé par l'environnement que j'ai connu durant mon enfance. L'Italie des années 70 était un savant mélange de littérature, de films et de programmes télévisés, le tout implanté dans le socle historique et culturel du pays : les rues pavées, les façades anciennes, des bâtiments en ruine venus d'époques diverses. Il y avait aussi ces merveilles presque banales telles que la Fontaine du Triton de Lorenzo Bernini, sur la piazza Barberini, à Rome. Et, bien entendu, les comic-books de l'époque ont eux aussi eu une grande influence sur moi.
Étais-tu un lecteur de comics plus jeune ? Si oui, quels étaient tes séries phares ?
Stefano Gaudiano : Ça a commencé avec les histoires de Donald Duck et de Mickey Mouse, celles produites en Italie mais aussi les classiques de Floyd Gottfredson et de Carl Barks. Je lisais aussi, chaque semaine, Il Giornalino, où on trouvait des histoires de tous genres, réalisées par des artistes allant de Morris et Uderzo à Sergio Toppi ou encore le brillant Gianni De Luca. Il y avait un magazine intitulé Il Mago qui recueillait les histoires de gens comme Philippe Druillet, Roy Crane, Chester Gould, Jacovitti et beaucoup d'autres et ce toutes les deux semaines. Le travail d'Alberto Breccia sur Mort Cinder sortait vraiment du lot. De manière plus générale, j'étais exposé à l'incroyable variété de titres que l'on pouvait trouver dans les kiosques : les comics Bonelli, Diabolik, les écrits de Magnus et Bunker, les premiers travaux d'Andrea Pazienza... Pas étonnant
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Tu as commencé dans les comics en faisant de l'encrage pour d'autres artistes mais aussi en tant que dessinateur. Pourquoi t'es-tu spécialisé dans l'encrage ?
Stefano Gaudiano : L'encrage a toujours été un de mes centres d'intérêt en ce qui concerne le dessin. J'avais une grande admiration pour les rendus nuancés des cases d'Alberto Breccia. Et comme les comics Marvel étaient ma grande passion, l'encrage était pour moi un art à part, méritant d'être mentionné séparément des autres. J'admirais les encreurs qui semblaient tirer le meilleur du potentiel des dessins. J'étais abasourdi de l'amélioration notable des dessins de Paul Gulacy dès lors qu'il s'encrait lui-même. Les chemises en velours que l'on pouvait voir dans Master of Kung-Fu avaient vraiment l'air d'être en velours. La tonalité et les subtilités de son encrage me donnaient l'impression de me trouver au sein des pages, parmi les personnages et je pouvais sentir l'odeur des cigarettes et de l'alcool. D'autres encreurs faisaient du bon travail à partir des dessins de Gulacy mais il était le seul a pouvoir concrétiser sa propre vision. À l'inverse, même si j'étais bien conscient que Gil Kane n'était pas satisfait de l'encrage assez lourd de Romita, l'encrage de ce dernier est la raison pour laquelle j'étais tant investi dans leurs récits de Spider-Man. Et puis, bien entendu, il y avait l'encrage de Joe Sinnott sur les dessins
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Que faut-il pour faire un bon encreur ?
Stefano Gaudiano : De la sensibilité et du respect. Ça et l'habituelle combinaison d'inspiration et de talent nécessaire à toute forme d'artisanat. La capacité à être inspiré à la vue des dessins d'un autre est au coeur de l'encrage. En premier lieu l'encreur doit comprendre et apprécier les crayonnés aussi bien que l'histoire que les illustrations s'efforcent de raconter. La technique et le style peuvent alors se développer naturellement à travers l'expérience et la pratique. Étant donné que l'encrage requiert une bonne compréhension de la structure sous-jacente, il est nécessaire de pratiquer non seulement le traçage et la copie mais aussi chaque aspect du dessin. Sachant comment on dessine, l'encreur peut alors comprendre ce qu'il a devant lui, sur la planche. Aimer et apprécier l'art des comics en général permet aussi à un encreur de comprendre des choses qui ne se trouvent pas toujours sur la page mais qui sont aussi très importantes et utiles quant à décider de comment on va encrer. Les fondamentaux de l'encrage ont été définis par la discrète sublimation des dessins de Kirby par Joe Sinnott jusqu'à leur état absolu, par Tom Palme encrant Gene Colan, par Mark Morales encrant Jim Cheung. Par ce travail sans esbroufe qui accomplit ce à quoi on peut arriver avec des magnifiques illustrations, dans notre medium.
Le métier d'encreur n'est pas assez souvent reconnu dans l'industrie du comics. Comment juges-tu cette position injuste ?
Stefano Gaudiano : Pour faire court : non, je ne pense pas que ce soit injuste. Le travail d'un encreur revient fondamentalement à mettre la meilleure lumière possible sur la vision d'autres artistes. L'encrage facilite le regard sur le dessin ce qui, en retour, facilite l'immersion du lecteur dans l'histoire. Je suis content qu'il y ait des récompenses pour les directeurs photos, au cinéma, ils méritent le plus grand respect. Mais je ne suis pas non plus fâché du fait que les acteurs, les réalisateurs et les auteurs reçoivent plus d'attention. Depuis la dernière décennie, un peu plus ou un peu moins, et pour des raisons diverses et variées au sein même de l'industrie du comics, il est devenu fréquent que les dessinateurs parachèvent leurs crayonnés. Pendant ce temps, les coloristes ont gagné en notoriété grâce aux progrès techniques. Dans un tel contexte, le modeste degré de reconnaissance dot bénéficient les encreurs professionnels semble approprié.
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Parmi tous les artistes que tu as encrés, lequel t'a donné le plus de fil à retordre ?
Stefano Gaudiano : Les plus gros défis se sont posés dans des situations où les choix en matière de style n'étaient ni simples, ni évidents. Il y a quelques années, Tony Harris a laissé tomber Spider-Man : With Great Power, une série écrite par David Lapham. Lapham a dû dessiner le dernier numéro lui-même, faisant de son mieux pour adapter son style, et on m'a appelé pour en faire l'encrage. Il est difficile de trouver les noms de trois artistes plus différents, à l'époque, que nous l'étions les uns des autres. Mais avec David et aussi avec Matt Milla aux couleurs, on est quand même parvenus à faire en sorte que le style ait l'air assez consistant pour que le lecteur moyen ne soit pas distrait dans sa lecture. Après que Michael Lark ait quitté Gotham Central, j'ai illustré quelques numéros de la série avant de retourner à l'encrage quand Kano a repris le dessin. J'adore ce que fait Kano mais, du fait de l'habitude, ma toute première approche était alignée avec l'esthétique de Michael. Avant d'aborder le dernier arc de la série, j'ai rendu visite à Kano, en Espagne, et j'ai eu l'opportunité de pouvoir mieux comprendre comment il dessinait ce qui m'a permis d'améliorer la qualité de mon travail sur ces derniers numéros. Sur X-O Manowar, Lee Garbett n'avait pas le temps de peaufiner ses crayonnés et je n'arrivais pas à saisir son style. Comme cela arrive, les jobs les plus hardus peuvent néanmoins se révéler les plus productifs et du très bon travail peut être tiré d'une telle collaboration. Je me suis dit que je devais penser à lui comme j'aurais pensé à Jack Kirby, que je devais respecter la force de ses crayons et employer mon propre style pour augmenter cette force plutôt que de m'y opposer.
Et qui, aurais-tu rêvé d'encrer ?
Stefano Gaudiano : Ce serait génial que de pouvoir encrer les idoles de mon enfance : Steve Ditko et John Romita tout comme les regrettés Gene Colan, Jack Kirby et Gil Kane. Je ne pourrais pas encrer Paul Gulacy mieux qu'il ne le fait lui-même. Cela dit, ce serait rigolo de m'y essayer. Steve Epting et Scott Eaton sont deux artistes de ma génération qui travaillent dans des styles qui me parlent immédiatement et, malheureusement, je n'ai pas encore eu l'opportunité de travailler avec eux. Mais, sorti de ça, j'adore être surpris et inspiré par l'art qui est novateur ou bien qui ne m'est pas familier.
Gotham Central a été la série sur laquelle tu as longtemps réalisé le plus d'épisodes. Quel regard portes-tu sur cette série et sur la manière dont vous avez tous collaboré (Michael Lark, les scénaristes et toi) ?
Stefano Gaudiano : Gotham Central demeure une des meilleures séries sur lesquelles j'ai travaillé. Tout a été mis en place par Ed Brubaker, Greg Rucka, Michael Lark et les éditeurs pour faire en sorte que cette série soit une des oeuvres les plus mémorables de notre médium. C'est super de voir que les recueils continuent de ressortir et se vendent aussi bien. Quand on m'a confié ce job, le courrier électronique était encore quelque chose de relativement nouveau et les éditeurs devaient choisir entre encourager ou bien en décourager l'usage au sein des équipes créatives. Matt Idelson et Nachie Castro ont donné leur aval et le processus créatif a été pleinement collaboratif. La qualité du résultat s'en est ressentie. Cette énergie s'est étendue à Daredevil, sur lequel Warren
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Tu es souvent sollicité pour encrer des artistes ayant un style très reconnaissable comme Michael Lark, Charlie Adlard ou Butch Guice. Est-ce que tu te plies à leur trait ou au contraire tu parviens à glisser un peu de ton style dans chacune de leur approche visuelle ?
Stefano Gaudiano : Pour en revenir à mes observations précédentes : le but est de servir le dessin aussi bien que l'histoire et la façon d'y arriver dépend des spécificités de chaque job. Les projets où l'on me demande d'exercer mon propre style peuvent être fun mais parvenir à compléter la vision puissante d'un autre est, en quelque sorte, plus gratifiante. Michael Lark s'était arrêté sur une idée bien précise de ce que devait être un encrage idéal de ses dessins, juste avant que je n'arrive sur le projet. C'est ironique mais c'est peut-être la raison pour laquelle on m'a appelé car il lui a fallu plus de temps que prévu pour compléter cet ultime numéro J'ai observé de très près les copies noir et blanc de ses dessins encrés quand j'ai commencé a encrer les nouvelles illustrations. Les dessins de Michael étaient globalement un excellent cas d'étude pour moi, en tant qu'encreur. Au fil de sa carrière, son style était parti d'un aspect énergique façon Ted-McKeever sur Airwaves pour aller vers la ligne claire de Terminal City pour finir sur des noirs audacieux inspirés d'Alex Toth (entre autres) qui se sont retrouvés sur Gotham Central. Ce n'est qu'en encrant son travail que j'ai réalisé que le génie de Michael tenait dans sa manière de cadrer les séquences, son emploi d'une caméra virtuelle sur la page du comic-book. Pour moi, c'était révolutionnaire de voir quelqu'un employer de cette manière la plus grande partie de son temps à la conception et à la mise en scène dramatique plutôt qu'à simplement s'amuser avec ses planches. Un de mes échecs en tant qu'illustrateur est que bien que j'aie un certain talent pour la narration, je n'y consacre pas la moitié des efforts que je consacre au nuances du rendu. Quoi qu'il en soit, afin d'augmenter le réalisme requis par l'histoire, Michael employait des références photographiques. Il prenait des photos et prenait souvent lui-même des poses. La vision n'en était que plus la sienne.Avec un tel procédé en place, il lui fallait s'assurer que les encrages mettent en place l'atmosphère adéquate. Et c'est arrivé au 12e numéro de Gotham Central qu'il a mis le doigt dessus et il a pu alors me fournir un solide modèle stylistique à suivre. Avec Butch Guice, là encore, ses dessins qu'il avait lui-même encrés peu avant fournissaient un exemple concret de ce à quoi ses illustrations
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Ces derniers temps, tu as été happé par la vague Valiant Comics. Comment es-tu arrivé sur des séries comme Bloodshot, Harbinger ou XO-Manowar ?
Stefano Gaudiano : Après que mon éditeur, Warren Simons, ait quitté Marvel, je suis passé d'un titre à un autre sans arriver à réellement me poser sur un job. Puis, en 2011, Marvel à commencer à réduire les tarifs de ses pages et j'ai décidé de me lancer dans le freelance. J'ai pu faire des animations, des storyboards, des illustrations, etc. Mais, après quelques mois, la routine de l'encrage mensuel a commencé à me manquer. Warren avait été engagé par Dinesh Shamdasani pour relancer Valiant Comics et j'avais déjà donné mon accord pour travailler sur X-O Manowar à temps partiel. J'ai contacté Warren et il a augmenté ma charge ainsi que mon tarif à la page. Cela m'a permis de revenir à l'encrage à plein temps et, après quelques années, je me suis retrouvé à travailler sur quasiment chacun de leurs lancements.
Que penses-tu de cet univers ?
Stefano Gaudiano : Je l'adore. Une des illustrations les plus marrantes
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Cela fait maintenant plus d'un an que tu as rejoint l'équipe de WALKING DEAD. Etais-tu familier avec les comics, la série télé ?
Stefano Gaudiano : Je lis le comic comme tout à chacun. Je dévore trois ou quatre TPBs lors de sessions sporadiques. J'avais regardé la première saison de la série tv mais j'ai laissé tomber au début de la seconde, quand le Shane de John Bernthal’s Shane a commencé à devenir très flippant. Le côté obscur de l'histoire était nettement plus marqué à l'écran que sur les pages. Mais j'ai fini par reprendre le train en marche avec les dernières saisons.
J'ai eu le plaisir d'interviewer Charlie Adlard qui m'a dit tout le bien qu'il pensait de ton travail et combien tu lui étais indispensable. A t-il tout de même eu des exigences particulières lorsqu'il t'a confié ses planches au tout début ?
Stefano Gaudiano : Juste les prérequis implicites nécessaires pour respecter ce qui a été fait. Charlie a très simplement dirigé mon travail en crayonnant plus précisément qu'il ne l'aurait fait pour lui-même et Robert Kirkman m'a donné quelques indices alors que je m'efforçais encore de saisir le style de Charlie dans les premiers numéros, ce qui m'a bien aidé.
Lorsque tu es arrivé sur la série, tu as du te mettre très vite dans les clous, puisque 2 épisodes sortaient chaque mois. Comment as-tu tenu le rythme ?
Stefano Gaudiano : Ça s'est avéré bien plus facile que je ne le pensais. Je croyais que j'aurais à finir des crayonnés grossiers et j'ai appelé le talentueux David Lee Ingersoll pour m'aider à bien saisir l'essence même du travail de Charlie et aussi pour, éventuellement, m'aider. Mais, en
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Dans Walking Dead, il arrive parfois que certaines scènes soient très violentes visuellement parlant. Comment appréhendes-tu cette violence ?
Stefano Gaudiano : Quand les gens se font décapiter, je fais en sorte de prévenir les enfants et je leur dis de ne pas regarder mes dessins. Cela étant dit, rien de ce qu'on peut trouver dans la série ne m'a posé de problème, personnellement. Je pousse parfois un hoquet de surprise mais tout ça s'inscrit parfaitement dans le contexte de la série.
J'ai lu dans une interview que tu adorais dessiner les zombies. Es-tu un fan du genre ? Et si oui, quels sont les meilleurs titres, films les mettant en scène ?
Stefano Gaudiano : Ce que j'aime dans le fait de dessiner et d'encrer des zombies est l'effet de pourriture ou d'usure que prennent les textures sur l'être humain. Ca combine mon amour pour l'art classique avec des murs usés, de la mousse, la salissure. La beauté des choses anciennes s'en trouve magnifiée et ça si c'est effectivement horrifique, ça reste très beau. Je ne suis pas
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As-tu le temps de travailler sur d'autres projets ?
Stefano Gaudiano : En ce qui concerne les comics, je préfère réserver tout mon temps à The Walking Dead, dont le rythme de parution est d'à peine plus d'un mois entre deux numéros depuis un moment. En dehors des comics, je m'efforce de me concentrer sur certaines choses : lire des livres et des articles et aussi de faire des efforts afin d'améliorer ma compréhension des dynamiques sociales. Je suis aussi une sorte de consultant sur une histoire écrite par mon frère, Franco, et d'autres choses, encore, sur d'autres sujets. J'aimerais être plus concentré et, chemin faisant, apprendre ce que signifie réellement être concentré sur quelque chose. L'encrage est de toute évidence une discipline parfaite pour s'exercer à la concentration et encrer les illustrations de Charlie m'a été aussi bénéfique en la matière que de faire du yoga.
Sur le site, nous avons une question métaphysique. Si tu avais le pouvoir de visiter le crâne d'un autre artiste pour en comprendre le génie, qui irais-tu visiter et pourquoi faire ?
Stefano Gaudiano : Pythagore. Je ne sais pas grand chose de lui mais j'ai l'impression que si on pouvait avoir un aperçu de son esprit, on en tirerait des perspectives intéressantes quand à des notions très générales.
Merci Stefano !