Après avoir passé plus d'une dizaine d'années à raconter les aventures de Courtney Crumrin, Ted Naifeh a de nouveau choisi une héroïne pour sa nouvelle série.Princesse Ugg est en quelque sorte la fille de Conan le barbare qui évoluerait dans le monde de Walt Disney. L'auteur s'amuse comme un petit fou à jouer sur les paradoxes entre deux mondes opposés mais qui doivent se forcer à cohabiter. Alors que le premier album était disponible en avant-première au festival d'Angoulême, nous avons questionné Ted Naifeh sur cette nouvelle aventure.
interview Comics
Ted Naifeh
Bonjour Ted Naifeh, peux-tu nous présenter Princesse Ugg ?Ted Naifeh : Princesse Ugg parle d'une princesse barbare qui se retrouve dans une académie de princesses finlandaise. Que se passerait-il si la fille de Conan finissait dans une école de princesses sorties tout droit de l'univers Disney ? Une école où on t'apprendrait à te comporter comme une princesse Disney ? Le premier recueil comporte quatre numéros et ce sera pareil pour le suivant.
Quelles sont tes inspirations sur Princesse Ugg ?
Ted Naifeh : J'ai été pendant longtemps un fan de Claire Wendling. J'adore les images qu'elle a créées. Et je me suis demandé quelle pouvait être l'histoire derrière ces images. Elle dessinait souvent des princesses barbares, ce genre de choses : des centaures sauvages tuant des chevaux... Et je regardais ses princesses barbares et je me disais "mais quelle est son histoire ?". Je me suis alors dit que je n'avais qu'à créer la mienne, de princesse. Quelle serait leur histoire ? Et il me paraissait évident qu'en tant que princesse barbare, il lui faudrait rencontrer des princesses Disney car je ne voyais rien de plus drôle. Et je voulais aussi corrompre l'ensemble du genre, celui des princesses Disney. Car, partout dans le monde et en particulier aux Etats-Unis, l'archétype de la princesse Disney est devenu la définition de la féminité, de manière globale, et c'est quelque chose de très limitatif. C'est une limite imposée à la définition qu'ont les gens, et surtout les enfants, de la féminité. Ce n'est pas en soi quelque chose de négatif mais c'est une influence très forte à laquelle j'aimerais opposer un autre point de vue : "Et si ?". Qui suis-je pour m'arroger le droit de définir la féminité ? Je n'en n'ai pas le droit mais je souhaite juste m'essayer à l'exercice.
Princesse Ugg sera t-elle une série continue ?
Ted Naifeh : Oh, j'adorerai continuer sur cette série mais je ne voudrais surtout pas m'en dégoûter en faisant la même chose d'année en année. J'y ai consacré une année et voilà, pour moi, c'est fini. Je met les dernières finitions au dernier numéro. Et je veux passer à autre chose afin de pouvoir faire des choses différentes, expérimenter de nouveaux concepts. Et je reviendrais sur Princesse Ugg mais cette fois avec un enthousiasme renouvelé car je serai alors fatigué du projet que sur lequel je m’apprête à me lancer aujourd'hui. Je n'arrive pas à me concentrer sur le même projet sur plusieurs années d'affilée, comme bon nombre d'artistes.
Tu l'as pourtant fait sur Courtney Crumrin ?
Ted Naifeh : C'est vrai mais je m'accordais de trèèèèèès loooongues pauses. J'ai fait les trois premiers volumes, puis j'ai fait un break au cours duquel j'ai travaillé sur Polly et les Pirates, puis je suis retourné sur Courtney Crumrin pour 4 volumes et j'ai pris une pause durant laquelle, cette fois, j'ai sorti un livre intitulé Le Cercle, qui est sorti ici en France sous un titre différent, je ne me rappelle plus.
Dans la majorité de tes séries, tu optes pour des héroïnes. Pourquoi ?
Ted Naifeh : Je ne sais pas. Il y a sans doute une raison à ça. Je pense que quelque part, il avait une niche dans le marché. Personne ne faisait d'histoires avec des filles où il n'y ait ni romance, ni nichons. Il y en avait, mais pas tant que ça. En tous cas, aux Etats-Unis. J'ai donc vu cette faille dans le marché et ce lectorat féminin déjà vaste et toujours en expansion. Et ce lectorat, il n'y avait pas beaucoup de titres qui lui étaient destinés. J'ai donc essayé de combler ce vide mais, bien entendu, j'ai du apprendre qu'il faut aussi plaire à d'autres types de lecteurs, on ne peut pas se contenter de viser un marché aussi ciblé, il faut pouvoir généraliser. Tu sais, en plus, une fois qu'on sort quelque chose qui marche bien, les gens s'attendent à ce que tu refasses la même chose et j'ai fini par créer ma propre niche commerciale et par caractériser mon propre style. Et je crois, je vais me la jouer franchement, que je suis plutôt bon, pour ça. Je crois que ma voix, ce que j'exprime, est assez unique en soit et qu'une partie de ça consiste à écrire des histoires de filles. Et le fait d'écrire avec des héroïnes rend les histoires plus intéressantes qu'avec des héros. Prend Courtney Crumrin, j'aurais très bien pu remplacer Courtney par un garçon, mais le personnage était plus intéressant en tant que fille. ça fonctionnait mieux comme ça. Si ça avait été un garçon, on aurait perdu certains aspects de la dynamique du personnage sans pour autant en gagner d'autres.
Maintenant que Courtney Crumrin est terminée, quel regard portes-tu sur cette série ?
Ted Naifeh : Oh, j'en suis tellement fier. Je ne suis pas encore sûr que le fait de ne pas lui avoir donné de nez était une bonne idée. Mais je crois que j'ai fait quelque chose de bien, là. Je n'avais pas la moindre idée de ce que je faisais et j'ai improvisé tout du long et je crois que du fait que j'apprenais ainsi comment écrire, comment m'exprimer, avec quelle voix et que je définissais aussi ce que cette voix devait être, je m'autorisais à faire des choses que je m'interdirais de faire aujourd'hui. Le premier album, en soi, est plus drôle que tous les autres. Je n'ai pas consciemment rendu les suivants moins drôle, ça s'est juste fait comme ça. Et c'était intéressant pour moi d'avancer et de trouver ainsi ma voie, en tâtonnant. Je suis content aujourd'hui de pouvoir regarder en arrière et de me dire "Wow, il s'en est passé des choses extraordinaires, dans tout ça". Et j'en suis fier ! Peut-être que ça ne concerne que moi mais je n'ai aucune idée de ce que je fais. J'essaie de m'organiser, de planifier mais bon, mon travail finit par être comme ça et je n'en n'ai pas vraiment le contrôle.
Quels sont les retours des lecteurs américains sur Princesse Ugg ?
Ted Naifeh : Les gens ont vraiment aimé. C'est intéressant, aux Etats-Unis parce que... Ce qui s'est passé c'est qu'au départ, j'avais écrit l'histoire comme un graphic novel, en un seul bloc qui a fini par être éclaté en plusieurs parties. Donc, quand on lit le deuxième numéro, on se dit qu'il ne s'y passe pas grand-chose. Les gens ont remarqué ça parce que j'étais occupé à mettre en place la situation. Le deuxième chapitre se concentre entièrement sur le fait que Ugg est mise à l'écart. Mais, quand le troisième chapitre est sorti, là tout le monde s'est dit "ça y est, ça démarre !" . C'était intéressant parce quand j'ai lu les critiques, je me suis dit "ils comprendront quand j'aurai tout sorti". Je ne peux pas m'attendre à ce que les gens soient systématiquement emballés par chaque bout de récit, chaque chapitre, chaque élément que je produis, ce serait stupide. Je prends les choses comme elles viennent. L'autre truc, c'est qu'il y a une scène, dans le deuxième chapitre, où les princesses sont toutes sous la douche. Et là, les princesses observent Ugg et on voit qu'elle est toute en muscles, et elles sont là "aaaah!". Et les lecteurs américains qui pensaient que je faisait encore un livre pour enfants , comme l'était Courtney Crumrin, ont été choqués par la nudité dans cette scène. Et la série s'intéresse aussi à l'éveil de la sexualité, le regard des femmes sur les autres femmes, les jugements qu'elles portent sur leurs corps, etc. Des thèmes plus matures et aussi des observations plus matures. Bien sûr, aux Etats-Unis, tout le monde s'est arraché les cheveux en criant, "C'est bien trop adulte pour moi !" et ça, ce sont des adultes qui le disaient ! Bien entendu, mon éditeur français, lui, a dit "Pfff! Personne ne va s'en offusquer !". Vous n'êtes pas des puritains, comme aux Etats-Unis. Quand j'ai eu cette réaction négative, là-bas, je me suis dit "Pff, c'est votre problème".
As-tu le temps de développer d'autres projets ?
Ted Naifeh : C'est ce qui se passe quand on passe trop longtemps dans ce business. A chaque instant, on se demande quel va être le prochain projet sur lequel on va travailler. Pendant des années, j'ai rêver de travailler sur Princesse Ugg et, maintenant que je fais ça, je ne peux pas m'empêcher de me demander ce que je vais faire après. J'en ai une bonne douzaine et une bonne partie d'entre elles parlent de filles. Pas nécessairement de jeunes filles mais, cela étant dit, le prochain projet sur lequel je vais travailler sera très certainement à propos d'une jeune fille. Ne me demande pas pourquoi mais c'est comme ça que je l'envisage, dans ma tête. Je n'ai pas d'explication à ça.
Merci Ted !
Remerciements à Alain Delaplace pour la traduction, à Sandrine Chatelier pour l'organisation.
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