L'histoire :
Un bébé maghrébin dans les bras, un chien bruyant au bout d’une laisse, un septuagénaire tente d’acheter du lait en poudre premier âge dans une pharmacie. Intrigué par le bonhomme et par sa maladresse, la pharmacienne lui demande sa carte d’assuré sociale… ce qui provoque la fuite du papy, couverte par les aboiements menaçants du chien. C’est ensuite dans un bar, où il a aperçu une jeune femme en train d’allaiter, que Monsieur Letignal décide de pauser avec son équipage. Le topo est identique lorsqu’il insiste pour que la maman donne de son sein à son nourrisson : on le presse de s’expliquer, sous réserve d’appeler la police. Cette fois, Letignal s’exécute, en commençant sa longue histoire par le début. Il aborde tout d’abord sa situation familiale : il a une femme, très maternelle, qui n’a jamais réussi à avoir qu’un seul enfant, Laurent. Couvé et chéri, ce dernier est aujourd’hui âgé de 23 ans, et s’apprête à donner des cours d’alphabétisation et à aider à l’insertion des étrangers sans repères, dans la cité où il a grandi. Un gentil gars dévoué à son prochain, comme l’est d’ailleurs sa maman…
Ce qu'on en pense sur la planète BD :
Luc Brunschwig fait une entorse à ses habitudes narrative, qui associent en général un habile examen de l’humanité des personnages, à une trame de polar (Makabi, Le sourire du clown, L’esprit de Warren). Il s’affranchit cette fois du thriller, pour se concentrer sur ses sujets, parmi lesquels les conditions de vie et le stress permanent des sans-papiers. Des papiers, pourtant, l’un des héros en a plein les poches, sur lesquels il inscrit ses souvenirs pour ne pas les oublier (c’est d’ailleurs le titre de la série). Tout en restant d’une grande cohérence narrative, le synopsis de La mémoire dans les poches brasse donc large en matière de société : au-delà du statut critique des expatriés sans droits, cette histoire aborde également le thème du conflit des générations. Laurent est ce qu’on appelle un « enfant de vieux », doublé d’un fils unique. Malgré sa bonne éducation, ce fils adulé et précieux continue à 23 ans d’être couvé par sa môman (et prisonnier de ses normes). Cette dernière n’est pourtant pas décalée par rapport aux réalités urbaines contemporaines, car elle a passé une vie de dévouement au cœur des cités. Mais de profonds principes sont ancrés en elle – comme en chacun d’entre nous, en fonction de nos cultures – et resurgissent de manière épidermique au plus mauvais moment. Les acteurs et les ingrédients sont alors en place pour que se joue une tragédie familiale légitime et inéluctable. Pour Laurent, c’est la révolte, la frustration. Pour ses parents, un pathétique sentiment de gâchis. On a certes l’habitude d’être bluffé par la capacité de Brunschwig à toucher juste et vrai, mais là, il nous donne véritablement le coup de grâce. L’autre aspect bluffant revient au dessin d’Etienne Le Roux, radicalement différent de ce à quoi il nous avait habitués sur le Serment de l’ambre ou Amenophis IV. A l’aide d’un trait sensible et maîtrisé, d’une colorisation sobre et pastel, ce professeur de dessin à l’école Brassart colle ici parfaitement au ton intimiste du récit. Sans rien gâcher de son formidable talent, il livre 88 planches de haute volée, qui seront complétées par un second et dernier tome.