Lorsque l'on évoque la bande dessinée américaine, il est inconcevable de ne pas citer le nom de Jack Kirby. Dessinateur légendaire ayant participé à la création de nombreux super-héros populaires comme Captain America, les Fantastic Four, les X-Men ou les Avengers, sa longue carrière lui a valu d'être surnommé le King. Alors qu'il nous a quitté le 6 février 1994, il nous était impossible de vous proposer un entretien avec une telle icône. Grâce au journaliste américain Gary Groth et à sa gentillesse, nous pouvons vous offrir aujourd'hui la dernière interview de l'artiste dans la langue de Molière. Extrêmement riche et complet, cet entretien a une véritable valeur historique, celle du regard de Jack Kirby (et de son épouse Roz) sur sa carrière et sur une vie pleine de moments aussi réjouissants que difficiles. Devant l'honnêteté de ses réponses et le ton parfois polémiques de certaines, nous avons cru bon d'apporter quelques notifications tout au long de cette interview et ce, avec la participation d'un expert sur le sujet en la personne de Jean Depelley, qui apporte en plus un éclairage en préambule ainsi qu'en conclusion, mais également tout au long de celle-ci par des précisions indispensables. Passionnante et très longue, cette interview est divisée en cinq parties. Pour débuter, nous vous proposons de recontextualiser cet entretien en compagnie de l'homme qui a réalisé la biographie la plus complète sur Jack Kirby...
interview Comics
Jack Kirby
Réalisée en lien avec les albums Le Quatrième Monde T2, Jack Kirby - Le super-héros de la bande dessinée T1, Le Quatrième Monde T1, O.M.A.C., Fighting American
Tout d'abord, nous vous invitons à recontextualiser cet entretien publié dans The Comics Journal n°134 avec notre expert en la matière et dont vous pouvez également retrouver une interview ici.
Jean Depelley : Né en janvier 1977 sur les cendres du fanzine New Nostalgia Journal, The Comics Journal analyse les nouveautés comics, avec un goût prononcé pour les BD expérimentales et les graphic novels. Son rédacteur en chef Gary Groth s'intéresse assez vite aux démêlés de Kirby avec Marvel, après le départ de ce dernier de la maison d'édition en 1978.
En préambule, deux points semblent importants à rappeler.
D’abord, la méthode de travail utilisée à Marvel. À partir de 1958, lorsque Kirby revient chez l’éditeur Martin Goodman, Stan Lee est directeur de publications et scénariste des comic books. Kirby propose de nombreux concepts (récits de SF, de guerre, de monstres géants...) et dessine également des histoires sur scénarios écrits par Lee (des westerns, des romances...). Lorsque Goodman décide de relancer les super-héros en 1961, Kirby réalise des dessins de présentation de nouveaux personnages conçus seul ou en collaboration avec Lee au cours de leurs réunions de travail. Le problème consiste à savoir lesquels... Dès la fin de l’année 1963, l’association Kirby - Lee évolue drastiquement pour devenir à ce qu’on appelle aujourd’hui la « Marvel Method ». Chaque épisode est pitché en quelques lignes (ou pas !) par Lee, puis mis en page, dessiné et co-écrit sur les marges des planches par le dessinateur, avant que Lee ne rédige les dialogues finaux. Grâce à cette méthode, toute l’énergie créatrice des dessinateurs (principalement Kirby et Steve Ditko) s’exprime sur la page.
L’autre point important est juridique. Rappelons que, dans la loi américaine, une création appartient de fait à son auteur, à moins qu’il ne soit salarié (contrat « work for hire »), auquel cas elle appartient à son commanditaire, l’éditeur. Une société d’édition faisant travailler des créateurs indépendants (en « free-lance »), au statut plus précaire, bénéficie des droits des personnages pour une durée limitée. Un éditeur doit donc redéposer ces droits à l’issue de ladite période, au risque qu’ils reviennent aux créateurs.
Jack Kirby a, quant à lui, toujours travaillé en « free-lance » pour Marvel...
Fin 1968, pour des raisons de santé, les Kirby décident de quitter New York pour la Californie. Le 22 mai, Jack demande un prêt à Martin Goodman pour ses frais de déménagement. L’éditeur lui consent 2000 dollars, avec des intérêts de 6% et remboursables à sa demande. Le 31 août, Jack rembourse la moitié de la somme empruntée...
En parallèle, un procès entre Joe Simon et Marvel concernant les droits de Captain America bat son plein... Contre l’assurance de la poursuite de ses commandes et l’engagement de recevoir la même somme que Simon en cas de négociations, Kirby s’entend avec Goodman pour témoigner contre son ancien collaborateur.
À quelques semaines du procès, des négociations secrètes ont lieu entre Joe Simon et Marvel, et, le 5 novembre 1969, contre 7500 $, Joe Simon finit par signer un document dans lequel il admet avoir travaillé en tant que salarié en 1940-41, perdant rétroactivement les copyrights du personnage.
À la demande de Goodman, la somme versée est partagée entre l’avocat de Simon et Joe. Celui-ci touche directement 3750 $ et récupérera in fine un large pourcentage de l’autre part.
En juillet 1970, alors que Jack vient d’attaquer son Quatrième Monde chez DC, Goodman lui fait signer un contrat identique à celui de Simon, concernant la renonciation à ses droits sur Captain America et à son statut « free-lance ».
Jack, qui doit toujours 1000 $ à Marvel, veut définitivement rompre les ponts avec son ancien employeur... Surtout que Goodman lui a promis la même somme qu’à Joe. Kirby ne se doute pas qu’en abandonnant rétroactivement son statut de free-lance, il perd aussi les droits de tous ses autres personnages Marvel créés depuis 1961 ! Goodman ne mentionne pas la somme versée à l’avocat de Simon et, en plus, il ne le paye pas ! L’éditeur peut ainsi offrir tout un catalogue de personnages au nouvel acquéreur de Marvel, Cadence Industries...
Début 1972, Cadence Industries fait passer à Kirby un nouveau document à signer, remplaçant celui de juillet 1970, jugé trop imprécis. Se sentant à son aise chez DC, Kirby ne comprend toujours pas l’enjeu... Par contre, il se souvient des 2750 dollars qu’il n’a toujours pas perçus pour Captain America... Et Jack exige l’argent en échange de sa griffe. Il signe finalement le 30 mai 1972. L’argent bloqué lui sera envoyé en deux fois le 7 avril et le 20 juin 1972.
À Marvel, le contrat de Jack est mal rangé et rapidement oublié...
Jack revient à Marvel en 1975, toujours en tant que free-lance.
En janvier 1976, un changement de la législation concernant la propriété intellectuelle est voté, accordant plus de pouvoir aux créateurs free-lance et limitant la durée de l’exploitation des droits par les éditeurs à seulement deux périodes de 28 ans.
Les maisons d’éditions font désormais signer des contrats « work for hire » à leurs créateurs. Pour ceux travaillant déjà pour eux, un document simplifié et rétroactif est donné à parapher, afin de sécuriser les copyrights.
Jusqu’à présent, la signature par les auteurs d’un avenant au dos des chèques (nécessaire pour qu’ils soient encaissés) suffisait à l’éditeur pour justifier de sa détention des copyrights sur la période de 28 ans. La nouvelle loi s’applique à partir de 1978.
Au même moment, les éditeurs commencent à rendre les planches originales aux auteurs. Kirby récupère ainsi ses planches récentes (Captain America, Eternals, 2001...). À Marvel, le nouveau rédacteur en chef Jim Shooter envoie à Kirby le contrat « work for hire » simplifié à signer, dans lequel le dessinateur s'engage à ne pas réclamer les copyrights des personnages.
Mal conseillé, Jack ne remplit pas le document, se contentant de signer les avenants au dos des chèques... Shooter se méfie et garde en otage ses pages originales du Silver Age.
S’ensuit une guerre interminable et douloureuse entre Jack et Marvel pour la récupération des planches.
N’ayant plus le contrat de mai 1972 et ayant même oublié son existence, Marvel est dans l’expectative concernant le statut de Kirby. L’éditeur prend peur et envoie à Jack un contrat « work for hire » sur mesure, extrêmement défavorable aux intérêts de Jack.
Le 15 avril 1985, l’avocat Paul Levine envoie à Marvel une lettre informant des intentions de Kirby de réclamer les copyrights de Spider-Man, Hulk et Fantastic Four, qu’il déclare avoir créés. D’après Roz, il s’agissait simplement de faire bouger la situation bloquée par Cadence. Shooter pense le contraire...
Dans le n°100 (juillet 1985) du Comics Journal, Groth rend compte de l'attitude de Marvel et interviewe Kirby. Ce dernier se déclare désormais prêt à signer le premier contrat qu'on lui proposait en 1978.
En février 1986, Groth poursuit sa campagne de soutien à Kirby, publiant dans le Comics Journal n°105 un éditorial résolument anti Marvel, « House of no Shame », et une pétition pour aider Jack à récupérer ses originaux. Le magazine retrace toute l'affaire, publiant le formulaire reçu et l'inventaire des planches bloquées.
Dans le Comics Journal n°110 (août 1986) paraît la liste des auteurs ayant signé la pétition. Une grande partie de la profession soutient Kirby : Burne Hogarth (qui rajoute « sans délai »), Will Eisner, Neal Adams, Frank Miller, Milton Caniff, Carl Barks, C.C. Beck, Robert Crumb, Harvey Kurtzman, Harlan Ellison, Jules Feiffer, Steve Englehart, Steve Gerber, Doug Moench, Alan Moore, Jerry Iger, Gil Kane, George Pérez, Jim Starlin, Julie Schwartz, Don Heck, Jerry Siegel, Art Spiegelman, Garry Trudeau, Nelson Bridwell, Matt Groening, Shel Dorf, Dave Stevens, Doug Wildey, Bernie Wrightson... En tout, ils sont 150 sur les 200 auxquels le formulaire a été envoyé. Ceux qui n'ont pas signé travaillent chez Marvel...
Les frères Hernandez se rendent chez Jack pour lui apporter leur soutien. Will Eisner écrit une lettre ouverte à Marvel. À DC, Jenette Kahn, Paul Levitz et Dick Giordano écrivent également à l'éditeur. Steve Rude implore Shooter de rendre les pages à Kirby de son vivant. Neal Adams lui-même téléphone à Stan Lee pour qu’il intervienne. Mais celui-ci ne peut pas faire grand chose...
Le même mois, dans Amazing Heroes n°100, l'autre revue de Groth, paraît un long dossier hommage à Kirby.
Le Vice-Président de Marvel fait alors une communication à la presse, déclarant que toutes les planches de 1975 à 1978 ont bien été rendues à Kirby, mais que, comme celui-ci a fait une demande de copyrights pour Fantastic Four et Spider-Man, cela bloque le retour des planches du Silver Age. Ce qu'il ne dit pas c'est que les avocats de Marvel ont enfin remis la main sur les contrats de 1970-72 signés par Jack. Marvel est donc maître du jeu.
Pendant que les tractations se poursuivent, les planches de Kirby disparaissent des archives Marvel, volées par des employés et revendues sur le marché des collectionneurs.
Quand le 16 avril 1987, Kirby signe enfin le contrat « work for hire » de 1978 (qui ne concerne que la période après 1975), seules 2058 planches lui sont retournées sur les quelques 20 000 planches réalisées pour Marvel (13 000 planches et 650 couvertures). Les plus belles pièces ont disparu.
À l'été 1989, Groth vient interviewer Kirby chez lui à Thousand Oaks (Californie). Il y a trois sessions d'enregistrement. L'interview finit par tourner essentiellement autour des démêlés de Jack avec Marvel et le magnéto, lui, enregistre le tout, brut de décoffrage.
Il est prévu que Mark Evanier, grand spécialiste et ami de la famille Kirby, relise et corrige le tapuscrit, mais rien ne lui est envoyé et l'interview paraît telle quelle dans le n°134 du Comics Journal (février 1990)...
Découvrez la première partie de l'interview de Jack Kirby
L'interview originale de Jack Kirby par Gary Groth est à découvrir ici..